mercredi 13 septembre 2017

Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?



Qui d’autre que Jules Verne exprimera mieux la fascination pour l’imaginaire sous-marin qui a saisi ses contemporains ? Un imaginaire teinté d’optimisme scientiste et de fantastique technologique, avec la conviction désormais que ces connaissances nouvelles permettront de lever le voile étendu sur les océans, et de révéler enfin l’ultime secret de la planète. Vingt Mille Lieues sous les Mers (1870), peut-être l’œuvre la plus connue de Jules Verne, commence par la relation d’un étrange évènement : la découverte d’une créature gigantesque, bien plus grande et plus rapide qu’une baleine. Cette créature qui apparait et disparait au fond des mers semble insaisissable, tant les profondeurs de l’océan demeurent une contrée inconnue et lointaine, abritant bien des secrets. Cette mer, écrit Natasha Adamovsky, qui est en réalité le personnage principal du roman, un imaginarium d’abysses infinis et de contrées obscures et lointaines[1].
Pierre Aronnax, l’un des personnages du roman de Jules Verne – et pas n’importe lequel, puisqu’il incarne l’homme de science rationnel, tel qu’on peut l’imaginer à l’époque – ne dit pas autre chose lorsqu’il est « mis en demeure » par l’opinion publique de trouver une solution au mystère, ou du moins d’exprimer une opinion : « Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ? On saurait à peine le conjecturer. »[2]
En réalité, Verne ne fait qu’exprimer, à la manière de l’écrivain populaire qu’il est, la fascination de ses contemporains pour cet immense mystère, alors qu’il semble bien que, dès le début du 19ème siècle, une attention particulière dirige le regard des écrivains et des poètes, et non plus seulement des scientifiques, vers les profondeurs des mers. Car il semble bien que l’océan est aussi, et peut-être avant tout, un espace symbolique, dans lequel les visions d’êtres extraordinaires surgissent, portés par les vagues. Comme le souligne N. Adamovsky, « Verne a formulé un motif qui court à travers tout le 19ème siècle : une plongée dans la préhistoire pour retrouver dans l’exploration des profondeurs  une identité autrefois perdue» (diving into prehistory to draw forth one’s own identity from the depths)[3]. La mer est devenue un « réservoir de symboles » qui s’inscrira plus tard dans la découverte de l’inconscient. Tout au long du siècle, l’océan sera le meilleur représentant de la Nature, et le véhicule le plus abouti de son potentiel imaginaire. De Melville (Moby Dick, 1851) à Flaubert (La Tentation de Saint-Antoine, 1874), sans oublier Victor Hugo (Les Travailleurs de la Mer, 1866), toutes ces œuvres présentent la mer « comme la forme matérialisée de l’abondance, le lieu où la vie apparait, en même temps que la Totalité ineffable, inaccessible à la compréhension humaine »[4].
Dans l’édition Hetzel de 1869 du roman de Jules Verne, le dessinateur Alphonse de Neuville a su donner à l’imagination de ses contemporains une forme vraisemblable, matérialisée par l’instauration d’un point de vue, celui de spectateurs en arrêt devant le spectacle offert par un aquarium géant – ces spectateurs étant, en l’occurrence, Aronnax et ses deux compagnons, tous trois prisonniers du Capitaine Nemo. Comme dans une salle de spectacle moderne, les lumières s’éteignent, l’obscurité se fait pour laisser place à la féerie du monde subaquatique : « […] l’obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une impression douloureuse, analogue à celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres à la plus éclatante lumière.
Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eût dit que des panneaux se manœuvraient sur les flancs du Nautilus.
« C’est la fin de la fin ! dit Ned Land.
– Ordre des Hydroméduses ! murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la mer. Je frémis, d’abord, à la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résistance presque infinie.
La mer était distinctement visible dans un rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dégradations successives jusqu’aux couches inférieures et supérieures de l’Océan !
[…] Mais, dans ce milieu liquide que parcourait le Nautilus, l’éclat électrique se produisait au sein même des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, mais de la lumière liquide. […] De chaque côté, j’avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitre d’un immense aquarium.
[…] Pendant deux heures, toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marqué d’une double raie noire, le gobie éléotre à caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description…
[…] Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beauté de leurs formes.
[…] Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle se refermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai encore, jusqu’au moment où mes regards se fixèrent sur les instruments suspendus aux parois. »[5]
A travers le hublot dessiné par Neuville, apparait pour la première fois à ces spectateurs improbables, une représentation d’un univers sous-marin tel qu’on pouvait l’imaginer à l’époque. Ce que donne à voir cette peinture imaginaire de l’univers subaquatique, alors encore largement ignoré, c’est la présence d’un monde qui semble désormais à portée des humains, pour peu que l’on sache se doter des techniques qui permettront, un jour, d’en conduire l’exploration. L’imagination de l’auteur n’est pas en avance sur son époque. Elle précède simplement, plus qu’elle ne les annonce, la mise en œuvre effective des techniques qui vont, d’une part permettre d’amorcer cette exploration et, d’autre part, d’en relater les étapes à l’aide des moyens de représentation mécaniques qui apparaissent alors. Conjonction achevée de la science et de la technique, qui  sont annoncées déjà dans l’imagination d’un auteur ; et cela bien que Verne ne parle pas de photographie et encore moins de cinématographe, tout en s’inscrivant cependant dans la grande vogue des systèmes de spectacles optiques, très populaires à l’époque, tels que dioramas, panoramas, lanternes magiques…[6]
Verne présente ce monde sous-marin à la fois comme une fantasmagorie et un énorme livre de biologie qui permettraient, en même temps que la découverte de la mer, d’en élaborer une taxonomie très exacte. Une fantasmagorie ce sera, d’après les différentes significations étymologiques du terme : la projection dans l’obscurité de figures lumineuses animées simulant des apparitions surnaturelles, et selon la définition qu’en donne Henri de Graffigny, « la fantasmagorie (…) utilisait la lanterne magique, mais en lui adjoignant divers artifices propres à frapper (…) l’imagination des assistants par l’apparition des fantômes. »[7] Ce sera encore une apparition surnaturelle, un phénomène extraordinaire, ou bien un spectacle enchanteur et quasiment irréel : « fantasmagorie du soir » selon Pierre Loti dans Ramuntcho, ou « fantasmagorie de brume » décrite par Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes. On voit bien ici, et tout au long de l’œuvre de Jules Verne, l’omniprésence de cette vision fantasmée d’un réel hors de portée et, dans le même temps, la croyance inébranlable que le pouvoir de la science et de la technique puisse un jour rendre possible ce qui reste alors du domaine de l’imaginaire.
Les références, dont l’autorité est invoquée par Pierre Aronnax dans le roman, ne sont d’ailleurs pas toutes imaginées. Le savant Erhemberg, dont il est question dans le passage cité plus haut, n’est autre que Christian Gottfried Ehrenberg, un chercheur qui avait avancé l’idée, en 1835, que l’illumination des fonds marins provenait d’une multitude d’infusoires – qui sont de minuscules poissons disposant de capacités bioluminescentes[8]. La plupart du temps d’ailleurs, Jules Verne utilise des termes scientifiques et manipule avec aisance le jargon habituel des manuels et des revues scientifiques.
Par ailleurs, Verne ne cesse de juxtaposer les élans enthousiastes d’Aronnax et la manie classificatrice de Conseil, comme s’il fallait, d’une manière ou d’une autre ramener cet indicible étonnement à des catégories opératoires, ce que ne cesse de faire en réalité l’époque, opposant l’enthousiasme du néophyte au rationalisme méthodique du savant. Mais dans le registre de la littérature océanographique de l’époque, on en est encore à défricher les merveilles d’une science toute neuve.
Cet océan, qui apparait alors comme une vaste énigme, ne peut être circonscrit dans un cadre épistémologique restreint. La multiplication des initiatives, pour cataloguer et décrire cet environnement paradisiaque, ne cesse d’osciller entre positivisme scientifique et l’émerveillement du profane. A travers le large hublot du Nautilus ou les masques en verre de leurs combinaisons de plongée, les compagnons de voyage du Capitaine Nemo sont les véritables spectateurs d’une terre des merveilles sous-marine. Dans le processus, écrit Natasha Adamovsky, « le Nautilus apparait tour à tour comme un merveilleux théâtre en mouvement, un musée immergé d’histoire naturelle, un cabinet de curiosités et une féerie scientifique – une scène de science-fiction, en même temps qu’un rêve devenu réalité technologique. A travers les hublots circulaires de cette ‘merveille technologique’, les personnages contemplent les ‘merveilles de la mer’ comme s’ils assistaient à l’une des expositions universelles qui étaient si populaires à l’époque. »[9]
Cette impression n’est pas fortuite, souligne encore N. Adamovsky. En effet, Jules Verne a écrit la première partie de son roman à bord d’un navire, lors de son retour en France en 1867. A Paris commençait alors l’Exposition universelle, et Verne y découvre toutes les  merveilles technologiques dont il aura besoin pour ses voyages imaginaires au fond des océans : les projecteurs et les moteurs électriques, un scaphandre autonome, pour la conception duquel Benoît Rouquayrol et Auguste Denayrouze recevront une médaille d’or et, plus spectaculaire encore, d’énormes aquariums, conçus par Caumes et Bétancourt dans le jardin réservé de l’Exposition, et dont le plus grand ressemble à une gigantesque chambre en verre, aux murs et au plafond transparents. Confrontés au spectacle de cette enceinte nimbée d’une lumière diffuse, les visiteurs avaient l’impression d’errer dans un manoir aux dimensions impressionnantes, posé sur le fond de l’océan.
Il est remarquable, on l’aura noté, que Jules Verne dans un souci d’exactitude concernant l’incorporation dans ses ouvrages d’éléments techniques et scientifiques, se soit constamment tenu informé des rapports envoyés par le HMS Lightning et que, par ailleurs, il ait lu les ouvrages de vulgarisation les plus connus, tels que Les mystères des grands fonds Sous-marins, de Henry Milne-Edward (1867), ou Les Mystères de l’Océan, d’Arthur Mangin (1864). En 1868, il visite l’exposition maritime du Havre pour y admirer un aquarium conçu sur le modèle de la caverne de Fingal, qui se trouve sur une ile des Hébrides intérieures.
En fait, le Nautilus est une machine à l’intérieur de laquelle on trouve deux éléments susceptibles de permettre une représentation d’un monde sous-marin qui, par définition, est inaccessible à nos sens : l’aquarium et le scaphandre autonome. C’est grâce à ces artefacts que l’œil humain acquiert la capacité d’accéder à la vision d’un milieu qui, autrement lui resterait complètement inconnu. Les panneaux du salon sous-marin font penser aux vitres d’un aquarium, à travers lesquelles on peut regarder un monde sans y pénétrer, une « simulation d’immersion », où le Nautilus apparait comme un lieu symbolique dans lequel la mer est représentée en tant qu’espace à connaitre et à explorer : « Verne démontre que tous les récits et les représentations de la mer et de ses habitants sont influencés par les outils et les instruments utilisés pour l’observation et la recherche […] Qui plus est, les études conduites par Nemo et Aronnax correspondent à un changement de paradigme scientifique, qui rend possible l’expérience du Nautilus et de ‘l’aquarium océanique’ en déplaçant l’attention de la classification de spécimens morts à l’étude d’espèces vivant dans leur environnement propre […] dans le processus, le monde océanique pénètre de plein pied dans les discours contemporains sur le savoir, la technologie et les arts dans leurs différentes formes. »[10]
La principale différence entre aquariums et scaphandres réside cependant dans le fait que, si les premiers sont devenus omniprésents dans une civilisation des loisirs qui connait alors ses premiers développements, les seconds en revanche, qui nécessitent une immersion physique, demeurent réservés à un nombre restreint de pratiquants. Il n’en reste pas moins que, même si Jules Verne n’a jamais entrevu la possibilité d’enregistrer des images réalistes de cet univers, le spectacle offert par cette fenêtre sous la mer en annonce d’autres, relayés cette fois par les inventeurs et utilisateurs des dispositifs de captation et de reproduction mécanique des images. En tant que telle, l’utopie technologique décrite par Jules Verne prend sa place dans la formation de la culture visuelle de la fin du 19ème siècle.
C’est ainsi que, lorsque le cinéaste Stuart Paton (1883-1944) utilise la ‘Photosphère’, le submersible permettant l’immersion en pleine mer mis au point par John Ernest Williamson (1881-1966), et adapte le roman de Jules Verne en 1916, c’est ce dispositif qui devient la norme lorsqu’il s’agit de photographier ou de filmer sous la mer. Dès lors, prendre des vues à travers des hublots immergés devient une composante de la rhétorique visuelle du film documentaire ou de fiction des premiers temps. Les méthodes de recherche en biologie marine vont adopter les mêmes formes de représentation : d’un côté l’utilisation de moyens techniques qui permettent au regard de pénétrer un monde étranger à l’expérience humaine ; de l’autre, la constitution d’un répertoire d’images, dont la saisie est associée à la métaphore de la fenêtre comme symbole de la séparation et du passage d’un univers à un autre.
Photo extraite d'un film de Karel Zeman, Le monde fabuleux de Jules Verne (1958)
Le motif éminemment cinématique du cadre dans le cadre, ou la vision à travers des éléments qui magnifient l’effet perspectif, font partie de la mise en scène imaginée par Jules Verne et son illustrateur principal, Neuville, à travers le hublot devenu métaphoriquement l’objectif photographique qui permet d’accéder à cette vision du monde sous-marin. Par voie de conséquence, cette scène peut être alternativement regardée comme on regarde un écran, une vitrine, un cadre ou encore l’espace révélé par la fenêtre. C’est déjà à travers une vision ‘cadrée’ du monde que l’immense hublot du Nautilus laisse apercevoir les profondeurs de l’océan. On est encore dans la vision perspective instituée depuis le Quattrocento, mais déjà le spectacle n’est plus immobile, et les formes de vie fantastiques qui s’offrent à la vue des voyageurs semblent attendre un nouveau mode d’inscription et de représentation du réel. Cette vision du monde subaquatique est à la fois le paradigme de la séparation insurmontable entre l’humanité et l’océan et « un moyen pour subvertir cette frontière à l’aide de l’expérience esthétique : le lieu d’une aspiration et d’une recherche tout à la fois. »[11] Il faudra noter aussi un changement de perspective lorsque les premiers films seront tournés sous la mer. La représentation du monde subaquatique par Jules Verne et Neuville, et les vues sous-marines réalisées par le couple Paton/Williamson, sont celles d’observateurs postés dans un espace protégé, à l’intérieur d’une nacelle ou d’un sous-marin. Cependant, dans le cours du vingtième siècle, avec les premiers scaphandres autonomes et les caissons étanches pour appareils photographiques et caméras de cinéma, il devient possible d’aller filmer directement dans l’environnement sous-marin  et, à ce stade, on peut estimer que commence réellement la représentation filmique des fonds marins et leur exploration par des équipes qui entendent utiliser ces moyens techniques à des fins scientifiques ou pour élaborer un nouveau genre de cinéma documentaire. La fiction ne sera d’ailleurs pas en reste, puisque Jules Verne sera encore convoqué par Hollywood, pour le « remake » de Vingt mille lieues sous les mers réalisé par Richard Fleischer et produit par Disney en 1954, et que des réalisateurs tels que James Cameron ou Steven Spielberg vont assoir plus tard leur réputation sur un genre mêlant la science-fiction, le fantastique et le film d’horreur…

Il convient, cependant, de revenir aux débuts de l’aventure, pour tenter de comprendre l’intérêt des contemporains pour l’exploration subaquatique, et l’impulsion qui est donnée à l’époque aux recherches portant sur l’invention de systèmes permettant de se déplacer sous l’eau puis, presque en même temps, le développement d’appareils de prise de vues capables de fournir une vision documentaire de ces mondes sous-marins.

(A suivre)

[1] Natasha Adamovsky, « The Mysterious Science of the Sea, 1775–1943 (Hardback) - Routledge », p. 74.
[2] Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les Mers, Hetzel Paris, 1869, p. 10.
[3] N. Adamovsky, op. cit. p. 76.
[4] Ibid p. 76.
[5] Jules Verne, op. cit. p. 103.
[6] Erkki Huhtamo a effectué de nombreuses recherches sur le sujet : voir https://mitpress.mit.edu/blog/qa-erkki-huhtamo
[7] Henri de Graffigny, Cours de cinématographie, 1923, p. 8. [Henri de Graffigny, pseudonyme de Raoul Marquis, écrivain et vulgarisateur des sciences et des techniques, a vécu de 1863 à 1934]
[8] Voir les descriptions de ces phénomènes par Arthur Mangin dans Les Mystères de l’Océan, 1864, p. 160 et suivantes.
[9] . N. Adamovsky, op. cit. p. 79.
[10] N. Adamovsky, op. cit. p. 80.
[11] N. Adamovsky, op. cit. p. 82.

samedi 26 août 2017

La science populaire et la naissance de l’océanographie au XIXème siècle

La constitution au 19ème siècle de nouveaux savoirs autour de l’exploration de la mer et des océans (l’océanographie) est concomitante de l’invention même de l’idée de science, de sa diffusion auprès d’un public profane, avide de sensations nouvelles et de merveilleux séculier, alors que s’éloigne l’influence des églises dans les sociétés européennes. Pour Guillaume Carnino, c’est au cours du second 19ème siècle que l’idée d’une science au service de l’amélioration de la vie des peuples se répand. Elle se fait de trois manières, qui représentent trois facettes du phénomène : «l’essor de la ‘science populaire’, ancêtre de notre vulgarisation scientifique, qui permet de comprendre la façon dont le grand public découvre la science au quotidien ; les arts, qui se saisissent de ‘la science’ pour en faire un de leurs objets esthético-politiques, flirtant parfois avec la propagande ; les expositions universelles, dont l’ampleur et la publicité suscitent l’enthousiasme des foules, et visent, in fine, à prouver l’utilité de la science par l’industrie. »[1]
L’émergence d’un discours sur la science est parallèle à la constitution de la notion de « public ». Ce terme recouvre le monde profane des amateurs, des curieux à la recherche d’un savoir qui transcende la banalité du quotidien, ceci à un moment – la première moitié du siècle – où, selon Pierre-André Taguieff, « les projets politiques de la modernité, tels qu’ils prennent figure et consistance du XVIème au XIXème siècle, ont fini par être tous structurés en référence à l’idée de progrès »[2]. Le progrès scientifique et technique apparait comme « le paradigme des « grands récits » universalistes, organisés « autour d’un avenir de rédemption », par lesquels la modernité se fonde et se légitime »[3]
En fait, écrit encore Guillaume Carnino, « la science populaire réalise bien plus que l’idée de science au sein de la population… la science vraie chasse les ténèbres de l’ignorance, et arrime ainsi l’idée d’un progrès triple qui épouse les formes contemporaines du gouvernement des populations : progrès de la science elle-même (et donc des connaissances), progrès par la science (et donc progrès technologique et industriel), enfin progrès par la diffusion de la science (qui améliorera la condition morale des peuples) »[4]
Dès lors, le grand récit du 19ème siècle va trouver un socle commun autour de l’articulation entre connaissances théoriques et savoirs pratiques. L’impératif d’une connaissance rationnelle et expérimentale, tel qu’il se développe dans la première moitié du siècle, va rencontrer une évolution majeure dans la culture technique occidentale. La formalisation dans la pratique des métiers existait déjà depuis longtemps, comme l’écrit Anne-Françoise Garçon, mais codifiée par une transmission orale des savoirs et des compétences, et à cette formalisation ancienne on trouve désormais une formalisation d’un autre type : « écrite, rédigée, méthodique, appuyée sur l’analyse des processus, codifiée par la rhétorique et centrée sur l’efficacité du processus. »[5]
Il est remarquable toutefois, qu’à chaque avancée de la science dans un domaine constitué ou en voie d’émergence, corresponde une innovation technologique d’importance ou une invention qui constitue une rupture avec les pratiques et les procédés existant. Ce sera le cas de la machine à vapeur, qui marque une rupture radicale dans le système des transports, ce sera aussi le cas de la photographie, simple application de principes chimiques au départ, mais dont le développement a permis la grande révolution dans les modes de représentation et de diffusion des connaissances que connaitra le 19ème siècle.
D’autres innovations (ou progrès techniques, en tant que mise en application des innovations) se produiront lorsque des développements scientifiques particuliers en montreront l’intérêt : le développement de l’océanographie, en tant que science constituée de la mer et de ses populations, va considérablement renforcer l’intérêt pour l’exploration des fonds marins et par voie de conséquence pour l’amélioration des techniques de plongée sous-marine. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que l’océanographie et, surtout, l’exploration du monde subaquatique aient rencontrés dès  le départ un intérêt considérable parmi le public.
Un deuxième élément, concomitant de l’océanographie, est constitué par les débuts des télécommunications, du télégraphe en particulier. L’importance pour le commerce que prennent les communications transatlantiques ou transméditerranéennes vont conduire la plupart des grandes nations industrialisées du milieu du 19ème siècle à se lancer dans la pose de câbles sous-marins. La pose des câbles devient dès lors un enjeu stratégique de première importance, et ce développement ne fait qu’accroitre l’intérêt pour l’exploration des fonds marins[6]. En effet, comme le souligne Patrick Geistdoerfer, « la pose des premiers câbles télégraphiques sous-marins nécessite une bonne connaissance du relief et de la nature des fonds, ce qui entraine la multiplication des sondages en profondeur. »[7]
On ne peut oublier, cependant, que l’intérêt suscité par l’exploration des océans, s’il correspond à une volonté évidente d’accroitre les connaissances halieutiques, s’inscrit aussi dans les perspectives d’expansion coloniales des grandes puissances maritimes de l’époque, au premier rang desquelles la Grande-Bretagne et la France. A partir du « second 19ème siècle », l’imagination des contemporains trouve dans ce doublement des conquêtes terrestres par des explorations marines, un réservoir inépuisable d’histoires propres à alimenter la soif de découvertes et de merveilleux scientifique qui caractérisent l’époque. Dans ce contexte, le voyage du navire de guerre britannique Challenger (1872-1876) et l’imagination féconde d’écrivains, voyageurs ou pas, vont contribuer à renouveler l’intérêt pour l’exploration des fonds marins. A cela il faut surement ajouter une invention majeure de ce siècle : la photographie.
Lorsque le Challenger appareille de Portsmouth, en décembre 1872, il est impossible de prédire alors quels résultats produira l’exploration des profondeurs des océans. A bord de ce navire de guerre britannique se trouvent des savants venus participer à un voyage de circumnavigation dont l’objectif initial est l’étude scientifique de la mer. Selon Margaret Deacon, du Southampton Oceanography Centre, l’expédition du Challenger, si elle prolonge la tradition des grands voyages d’exploration scientifique, représente aussi une innovation d’importance en déplaçant le centre d’intérêt de ces voyages : « au lieu des visées géographiques et scientifiques plus vastes des voyages antérieurs, l’attention a été dirigée vers l’étude de la mer elle-même et de cette partie considérable de la terre qu’elle dissimule. »[8]
En réalité, lorsque le Challenger appareille en 1872, les profondeurs des océans restent à peu près inexplorées. En effet, si à l’époque une somme  d’activité scientifique considérable a été consacrée à la mer, et ce depuis les débuts de la Révolution scientifique du 17ème siècle, les principales avancées concernaient surtout des processus qui se déroulaient à la surface ou au bord des océans et bien peu dans leurs profondeurs. Au milieu du 19ème siècle, note encore M. Deacon, si l’exploration du littoral, des marées et des eaux côtières étaient connus de manière satisfaisante, les difficultés rencontrées dans toute étude du milieu subaquatique et, en particulier, l’absence de technologie appropriée rendaient souvent les tentatives infructueuses (Deacon, 1997).
Il faudra, à partir de 1850, des progrès dans les techniques de relevés hydrographiques et les opérations en mer profonde, liés à l’établissement du réseau télégraphique sous-marin, pour voir apparaitre de nouvelles possibilités d’observation scientifique. Des découvertes scientifiques d’importance viendront par la suite renforcer l’intérêt pour un projet aussi ambitieux que celui du Challenger. En septembre 1868, un petit navire de reconnaissance britannique, le Lightning, effectuant des dragages au nord des îles Shetland, remonte de profondeurs supérieures à 500 brasses (915 mètres) des créatures vivant à ces profondeurs. La preuve est faite, après des décennies de controverse, que la vie existe dans les profondeurs de l’océan. Deux biologistes britanniques, Charles Wyville Thompson et W. B. Carpenter, étaient embarqués sur le Lightning afin de tenter de trancher la question dans un sens ou dans l’autre. Malgré des conditions météorologiques très difficiles, l’équipage réussit à effectuer quatre dragages à des profondeurs de plus de 500 brasses. Le 3 septembre, Thomson note :
« En eau profonde, vers 500 brasses […] nous avons capturé des représentants de nombreux groupes d’invertébrés : rhizopodes, éponges, échinodermes, crustacés et mollusques, parmi lesquels un spécimen magnifique d’une nouvelle étoile de mer. »[9]
Thomson et Carpenter feront par la suite des croisières de plus grande envergure, à bord d’un autre navire, le Porcupine, en 1869 et 1870. Ils rendront ainsi caduques les opinions émises par un biologiste de l’île de Man, Edward Forbes, que son travail sur la distribution des formes marines avait conduit à suggérer que la vie sous la mer ne pouvait pas exister en dessous d’une certaine profondeur, de l’ordre de 300 brasses (550 mètres). Cette opinion paraissait alors acceptable, tant les conditions de vie en mer profonde (le froid, l’obscurité, la pression) semblaient exclure la survie de formes vivantes complexes. Les dragages effectués par la suite par le Lightning autour de 400 brasses (730 mètres) puis par le Porcupine jusqu’à 2500 brasses (4575 mètres) vont réduire à néant les arguments tendant à considérer les profondeurs de l’océan comme une zone azoïque.
Il fallait cependant des observations scientifiques poussées beaucoup plus loin pour établir de manière définitive la présence de la vie dans les profondeurs de l’océan. Ce sera l’objectif principal du Challenger. Bien que l’étude des océans ait été encore une science nouvelle à l’époque, des écrivains tels qu’Elisée Reclus prédisaient que l’exploration de la mer en profondeur révélerait de nouvelles formes de vie et une diversité biologique inégalée sur terre. On ne peut d’ailleurs sous-estimer le rôle d’œuvres populaires de vulgarisation scientifique, telles que Les Mystères de l’Océan d’Arthur Mangin (1864), la Physical Geography of the Sea, de M. F. Maury (1855) ou les romans de Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les Mers en particulier qui est publié deux ans avant l’expédition du Challenger. On notera aussi que la frégate imaginaire Abraham Lincoln, dans le roman de Jules Verne, passe plusieurs mois à quadriller le Pacifique, à la recherche d’un animal surgi tout droit de la mythologie, l’hypothétique « licorne de mer » géante. Dans ce cas, cependant, les représentations de la science font partie de l’ensemble des techniques narratives utilisées par l’écrivain pour rendre plausible son récit – à l’instar de ce que feront plus tard les écrivains de science-fiction.
Guère très éloigné de l’imaginaire de Verne, mais dans une optique bien différente et en tous cas sans prétention scientifique, on trouve le livre d’Armand Landrin, Les Monstres marins (1870). Dès l’introduction cependant, son auteur attire l’attention sur l’apparence que devraient prendre de futures explorations subaquatiques : « Que nos lecteurs se figurent qu’enveloppés dans une cloche à plongeur, ils descendent au fond des eaux ; qu’ils voient et touchent les mollusques, les krakens, les poissons, les serpents, les baleines, les requins, etc., dont nous allons parler, et peu de songes leur paraitront plus invraisemblables que ce spectacle de la réalité »[10]
Pour tous ces auteurs, le monde sous-marin est bien réel, ses habitants sont aussi nombreux et extraordinaires que ce qu’on pouvait lire dans les récits anciens, et pour s’en convaincre il suffit désormais de revêtir les habits de l’explorateur subaquatique. Maury exprime bien d’ailleurs la fascination de l’époque pour ce qui semble être la dernière frontière sur le globe terrestre. Il y aurait ainsi, tout au fond des mers, des merveilles inconnues et d’inexplicables mystères, dont la conscience induirait chez le navigateur au milieu de l’océan des sentiments semblables à ceux de l’astronome qui observe les étoiles en pleine nuit.[11]

Arthur Mangin semble tout autant interdit devant le spectacle de l’Océan, et il commence son ouvrage par ce qui ressemble à une adresse au quidam qui s’embarque pour la première fois pour un voyage en haute mer : « Conduit en présence de l’Océan, il demeurera interdit, stupéfait. Et que sera-ce s’il monte sur un navire, perd de vue la terre et se trouve entre le ciel et l’eau, soutenu par quelques planches au-dessus de l’abime ? Sur sa tête, l’espace infini ; sous ses pieds, un élément mobile, capricieux – en apparence, du moins – aujourd’hui calme, clément, immobile ; demain furieux, implacable, heurtant les unes contre les autres ses vagues couvertes d’écume et prêtes à engloutir dans leurs formidables replis la frêle carène ! »[12]
(A suivre)




[1] Guillaume Carnino, L'invention de la science. La nouvelle religion de l'âge industriel, p.87, SEUIL Paris, 2015.
[2] Pierre-André Taguieff, Le Sens du Progrès,  p.117, Champs-Flammarion, Paris 2004.
[3] P-A Taguieff, op. cit. p.110
[4] G. Carnino, op. cit., p.98.
[5] Anne-Françoise Garçon, Science et Technique, Technique et Science… Histoire d’une complémentarité historiquement occultée, ATALA n°10, Lycée Chateaubriand, Rennes 2007.
[6] Bernard Ayrault, Les télécommunications et la mer. Les repères scientifiques, technologiques et historiques d’une triple aventure, ATALA n°10, Lycée Chateaubriand, Rennes 2007.
[7] Patrick Geistdoerfer, Histoire de l’océanographie, De la surface aux abysses. Nouveau Monde Ed. 2015, p.71.
[8] Margaret Deacon, Vers les profondeurs de l’Océan : le voyage du Challenger (1872-1876), in Sous la Mer le Sixième continent, Christian Buchet Ed.,  p. 165, PUPS 2001.
[9] C. W. Thomson, The Depths of the sea, Londres, MacMillan, 1875, p. 55.
[10] Armand Landrin, Les Monstres Marins, Hachette, 1870, p. 5.
[11] Matthew Fontaine Maury, The Physical Geography of  the Sea, Harper & Brothers, 1855, p.202.
[12] Arthur Mangin, Les Mystères de l’Océan, Alfred Mame et Fils, 1864, p.3

mardi 18 juillet 2017

Les techniques et la constitution de la culture visuelle moderne



 Ce travail se concentre sur la part de l’imaginaire dans la représentation des sciences et son rôle dans l’histoire des techniques. Il prend appui pour cela sur un aspect particulier de cette relation entre sciences et techniques, dans laquelle depuis les débuts de l’époque industrielle les influences réciproques entre découvertes scientifiques et innovations technologiques ont joué un grand rôle : il s’agit des représentations du monde subaquatique telles que la littérature d’abord, la photographie, puis le cinéma au 20ème siècle, les ont construites dans le cadre de la recherche scientifique et la vulgarisation des sciences. On s’intéressera aussi aux modalités de leur diffusion à travers le cinéma commercial, la télévision et, à une époque plus récente, l’imagerie numérique de synthèse.
Explorer les relations entre le cinéma et la science dans le contexte particulier de l’exploration sous-marine nous amènera à nous interroger sur les apports réels – ou imaginaires – des techniques cinématographiques subaquatiques dans la construction du récit scientifique. Les techniques photographiques, puis cinématographiques, sont nées au moment de la constitution de la science océanographique au 19ème siècle, le moment où l’avènement de l’idée de science est aussi le temps où se manifeste dans un public de plus en plus large l’intérêt pour les progrès et les découvertes scientifiques. Moment qui voit apparaitre, presque simultanément, la photographie et la théorie de l’évolution, et alors que les représentations des idées de la science participent, elles aussi, à l’émergence d’une nouvelle culture visuelle.
Photographie et cinématographe permettent de représenter et de rendre plus faciles à appréhender des phénomènes complexes. Ils apportent aussi, pour la première fois, un réalisme dans la représentation, qui est aussi désormais un élément de preuve irréfutable concernant les phénomènes ou objets que l’on montre. Mais ils vont participer aussi à la construction imaginaire de la science, telle qu’elle a déjà lieu, à la même époque, dans la littérature, et telle qu’un public avide de nouveautés et d’exotisme la perçoit. C’est cette relation entre l’imaginaire populaire, véhiculé d’abord par la littérature, et l’imagination scientifique et technique qui me parait avoir été à l’origine de la plupart des développements du cinéma subaquatique.

Imagination et invention jouent un rôle majeur dans l’histoire des techniques. Dans une conférence de 1971, Gilbert Simondon désigne, dès la première phrase, l’invention comme étant à l’origine des réalisations techniques. L’imagination, qui est la faculté humaine de se représenter des mondes fictifs, est corrélative à la capacité d’inventer puisque, comme l’écrit Anne-Françoise Garçon, « il n’est de capacité d’inventer sans capacité à imaginer »[1].
L’imaginaire est cette aptitude à mettre ses pensées en images que l’on retrouve dans la construction des grands récits collectifs capables de donner naissance aux mythes, aux rites et aux utopies. Les images sont différentes cependant des représentations qui procèdent de l’usage métaphorique du langage. Elles sont directement liées à un processus de perception et d’interprétation de la réalité sensible. Ceci conduit à considérer l’existence d’une double nature de l’image, à la fois représentation et objet.
Représentation, car il s’agit alors d’images mentales construites en dehors de toute stimulation visuelle directe. Objet ou artefact dès lors qu’elle est incarnée, construite dans un dispositif qui pourrait en permettre la reproduction.
Cette double nature de l’image est ce qui la relie à l’imaginaire qui est, selon A-F. Garçon, « ce lieu où s’esquissent et s’engrangent les rêves, les idées, les fantasmes individuels et collectifs », ce lieu aussi où prennent corps les images, les mythes et les récits, pour devenir « un milieu de pensée » et permettre d’analyser dans la durée l’évolution des cultures.
Parce qu’il permet de comprendre comment sont élaborés, à différentes époques, des discours ou des représentations sur des moyens à mettre en œuvre pour agir sur le monde, l’imaginaire a fondamentalement partie liée avec les techniques. C’est ainsi que l’on a pu considérer que c’est le « discours fantasmé sur l’or » qui a pu conduire à élaborer des procédés de cémentation de l’acier ; les théâtres de machines du 16ème siècle ont permis la diffusion de la pensée mécanique ; l’automobile, puis l’aéroplane, ont rapidement trouvés leur place dans l’imaginaire sportif, tout à la fois vecteurs de l’exploit chevaleresque sublimé et métaphore guerrière appliquée aux conducteurs des machines.
A une époque – la deuxième moitié du 19ème siècle – où une certaine idée de la science a pu trouver sa place dans des entreprises de vulgarisation mêlant les données expérimentales aux récits fantasmés, une invention issue de la chimie et de l’optique, la photographie, venue d’une longue tradition de recherche et d’expérimentations artistiques et techniques, ne pouvait que servir très rapidement de support à de nouveaux modes de représentation du réel et de soubassement pratique à l’entreprise qui aboutira au cinématographe.
La photographie n’est pas une invention arrivée de nulle part, pourrait-on dire, puisque son principe de base est la ‘camera obscura’ connue des savants et des peintres depuis les travaux optiques et alchimiques de la Renaissance. Cependant, l’enregistrement des images sur un support sensible constitue à lui seul la véritable innovation de rupture à l’origine de l’expansion de ce « microsystème technique », selon les mots de Marie-Sophie Corcy[2]. Elle correspond cependant à un besoin de fixer de manière permanente une représentation des êtres et des choses, le gage semble-t-il toujours de la survie par le souvenir, où l’apparence peut servir de substitut à l’être vivant. Ou, pour paraphraser André Malraux, la photographie ne serait en somme « que l’aspect le plus évolué du réalisme plastique dont le principe est apparu avec la Renaissance, et a trouvé son expression limite dans la peinture baroque »[3]. Si, comme André Bazin, on admet que « la perspective fut le péché originel de la peinture occidentale », on acceptera tout comme lui l’idée que Niepce et Lumière en furent les rédempteurs. En réalité, au moment où l’invention de la photographie introduisait une crise de la représentation dans le monde de l’art occidental, débutait une autre aventure, qui serait toute aussi fondamentale pour la transformation du regard que l’homme posait sur le monde naturel. La photographie apparait, non seulement comme le moyen de dépeindre de la manière la plus exacte le monde, comme en témoignent les collectes iconographiques réalisées par les voyageurs de l’époque[4], mais bientôt elle va donner à la science les moyens de représenter des phénomènes jusque-là invisibles à l’œil nu.
Cependant, la photographie à elle seule ne suffisait pas à capter l’imaginaire du spectateur du 19ème siècle. Dans la recherche effrénée de l’illusion optique, l’invention des panoramas, caractérisée par l’imitation de la nature, cherche déjà pour représenter le monde, et au-delà de la photographie, à en rendre le mouvement et l’impression de vie que l’image figée ne peut véhiculer. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que Daguerre ait construit un panorama avant d’avoir fait connaitre son invention du daguerréotype. Les panoramas sont de plus surs ancêtres du cinéma comme spectacle que la photographie.

Au moment où se met en place le système industriel qui va caractériser le mode de production moderne, apparait aussi l’idée d’une science qui peut trouver sa place en tant que bien public, et participer ainsi à sa vulgarisation, pour prouver in fine son utilité grâce au développement industriel auquel elle participe[5]. L’idée d’une plus large diffusion des savoirs scientifiques, en les rendant plus accessibles, n’est pas propre au 19ème siècle : au 18ème siècle déjà, et sous l’impulsion de la philosophie expérimentale de l’époque, les conférences, salons et foires attestaient de la visibilité de l’activité scientifique dans l’espace public. Mais si la vulgarisation savante n’existe pas encore à proprement parler, on assiste bien cependant à la constitution du « public » : « ce public, qui sera après 1855 celui des expositions universelles, des musées techniques, des livres et des revues ou des conférences scientifiques, n’existe pas au 18ème siècle »[6].
Différentes entreprises et publications vont, à partir des années 1820, avancer dans cette direction et contribuer à la vulgarisation des arts, des savoirs savants et de différentes techniques relevant de la mécanique, de l’agriculture ou de l’hydraulique. Ce sera le cas en particulier des Manuels Roret[7], une encyclopédie pratique qui prend son essor dès le début des années 1820, et qui connait une diffusion importante tout au long du 19ème siècle. On verra aussi, surtout à partir de 1850, apparaitre de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique dont ceux, entre autres, de Louis Figuier, médecin et physicien, qui publie en 1851 les deux premiers volumes de son Exposition et histoire des principales découvertes scientifiques, et qui investira plus tard, sans grand succès d’ailleurs, une partie de sa fortune dans une invention de vulgarisation d’un genre nouveau : la science par le théâtre. Les différentes pièces de ce théâtre scientifique exposent la marche du progrès industriel et technique. Ce sont, par exemple : Le Mariage de Franklin, Miss Telegraph, Le Premier Voyage aérien, etc. Ou bien la vie de grands hommes de science, tels Denis Papin, Gutenberg ou Kepler…[8]
Dès lors, l’explication du monde pour le plus grand nombre s’enracine dans la conviction que la science est partout et qu’elle se cache derrière chaque invention.

Il faut cependant que la science trouve sa place dans un mode de représentation qui permette de la mettre à la portée du plus grand nombre, et de poursuivre ainsi l’œuvre livresque des vulgarisateurs de l’époque. Le monde fantastique que laissent deviner les grandes explorations maritimes de l’époque, et le développement des sciences naturelles, dans la foulée de la théorie de Darwin, sont à mettre en relation avec l’émergence d’une culture de la connaissance ayant d’importantes implications esthétiques pour le public de l’époque. Cette culture est diffusée par des livres et des gazettes ; artistes et illustrateurs ont trouvé là une source d’inspiration et, sans surprise, c’est à travers la diffusion d’une imagerie des mondes marins, de la flore et de la faune sous-marine, réelles ou imaginées, que va se construire l’imaginaire populaire de l’époque. Les illustrations d’Ernst Haeckel (1834-1919) ou les peintures d’Odilon Redon (1840-1916) contribueront ainsi à imposer auprès du public la vision d’un monde sous-marin dont les profondeurs abritent d’extraordinaires mystères, survivances venues du fond des âges d’un monde antérieur aux humains.
Il y a véritablement à l’époque une attirance du public pour les fonds marins et les mystères qu’ils abritent. Dans l’impossibilité de réaliser eux-mêmes le voyage sous-marin, c’est au travers d’un dispositif singulier, un artefact qui apparait dans le courant du siècle, que les contemporains, publics profanes ou hommes de science, vont pouvoir observer ce monde des abysses : l’aquarium.
L’océanographie, science nouvelle, est consacrée par l’expédition du Challenger (1872-1876) et la réfutation définitive de la théorie azoïque de Forbes. Mais, plus encore et en cela l’océanographie est centrale pour expliquer l’évolution des représentations de l’époque sur le milieu subaquatique, elle permet aussi de concevoir ce que peut être cet abîme qui semble infini. Ou, comme l’écrit Loïc Péton : « c’était, pour l’homme du début du 19ème siècle, un monde aux frontières floues, parfois estimées mais encore intangibles… Ce milieu n’était autre qu’une immensité abîmée, celle d’un monde marin étranger, d’un monde culturellement effroyable que l’homme sans branchie ne pouvait qu’effleurer : un monde en dehors du quotidien, situé au sein d’un univers incommensurable qui formait les limites du monde, nos limites. »[9]
Si l’invention de la photographie et la passion du public pour les multiples spectacles d’image que propose l’époque, de la lanterne magique aux panoramas, ont joué un rôle central dans la constitution de la nouvelle culture visuelle qui s’installe dès le milieu du siècle, il est indéniable que les constructions imaginaires les plus complexes, les plus abouties, se construiront autour de multiples représentations de la Nature, de ses formes et des mystères qu’elle recèle encore. L’intérêt du public pour les voyages archéologiques, déjà largement documentés par les photographes, ou les premières grandes explorations en Amérique du Sud et en Afrique, ne fera que s’accroître à mesure que les récits de marins et de voyageurs permettront d’imaginer l’existence d’un monde, jusque-là à peine entrevu, au fond des océans.
C’est cet ensemble de relations, qui comprend aussi bien le rôle de nouvelles techniques de représentation que l’émergence de nouvelles théories dans les sciences de la Nature, qui est central dans la constitution d’une culture visuelle originale, dont les développements vont façonner l’imaginaire de l’homme occidental des premières années du 20ème siècle et au-delà. L’exploration du monde sous-marin, avec ses héros ambigus, cinéastes et publicitaires confirmés tout autant qu’explorateurs ou scientifiques, était appelée à y jouer un rôle central, ce que n’a pas manqué de relever et d’exploiter le cinéma commercial. Il reste que cet intérêt toujours renouvelé pour les abysses a permis, dans le contexte actuel, de renforcer les partisans de la conservation et de la protection du monde marin. Ce n’est évidemment pas anodin.
(A suivre)

[1] Anne-Françoise Garçon,  L'Imaginaire et la pensée technique - Une approche historique, XVIe-XXe siècle, p. 34, Classiques Garnier, Paris 2012.
[2] Marie-Sophie Corcy, « L’évolution des techniques photographiques de prise de vue (1839-1920). Mise en évidence d’un système sociotechnique », Documents pour l'histoire des technique ,17 | 1er semestre 2009.
[3] Cité par André Bazin dans « Ontologie de l’Image Photographique », Qu’est-ce que le cinéma ? Ed. du Cerf, 1999, p. 10.
[4] Hommes de lettres, tel Maxime Du Camp, ou architectes, à l’exemple d’Alfred-Nicolas Normand, ou encore des photographes voyageurs, tels Gustave Le Gray ou Félix-Jacques Moulin.
[5] En suivant ici les développements de l’ouvrage de Guillaume Carnino, L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Editions du Seuil, Paris, 2015.
[6] Bruno Béguet, La vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914 : contexte, conceptions et procédés, in Bruno Béguet (dir.), La Science pour tous, Paris, CNAM, 1995, p.7.
[7] Ou : Librairie encyclopédique de Roret.
[8] Fabienne Cardot, Le théâtre scientifique de Louis Figuier, Romantisme, n°65, 1989, p.59-68.
[9] Loïc Péton,  Penser l'existence de vie dans les profondeurs marines au XIXe siècle : entre abîme impossible et origine du vivant (1804-1885). Histoire. Université de Bretagne occidentale - Brest, 2016, p.21.
[10] Illustration tirée du livre de Francis Ward, Marvels of fish life, as revealed by the camera. Cassell & Co, London New York, 1911.