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dimanche 12 janvier 2014

Sur le cinéma, les études cinématographiques et quelques thèmes qui s'y rapportent (1ère partie)



Ce texte est une introduction à la lecture du livre de David N. Rodowick, The Virtual Life of Film (2007), un ouvrage qui, me semble-t-il, pose la plupart des questions concernant le devenir d'une certaine manière de penser le cinéma au moment où les structures mêmes du cinéma, en tant qu'expérience individuelle ou collective, sont en train de changer de manière fondamentale.
La théorie du cinéma (film theory pour les anglophones) s'est concentrée en général autour de l'esthétique et de la psychologie d'une part, de l'histoire du cinéma d'autre part. Il faut cependant considérer qu'elle connait aujourd'hui une évolution notable vers une réflexion tendant à inclure les "nouveaux médias", ce qui reste une manière encore assez vague de caractériser l'ensemble du champ ouvert par les évolutions technologiques en cours depuis une dizaine d'années maintenant. David N. Rodowick appelle ainsi à fonder une "théorie des images en mouvement et des nouveaux médias" tout en constatant, avec une certaine ironie, que les études cinématographiques ont reçu une certaine reconnaissance au sein de l'université, en tant que domaine de recherche légitime, au moment où l'objet même de ces recherches n'existe plus (p.26). D'où la question du théoricien du film : "What becomes of cinema studies if film should disappear ? Perhaps this is a question that only film theory can answer" (p.3). Il faut sans doute alors poser à nouveau la question "Qu'est-ce que le cinéma ?" comme expérience d’un art technologique fondé sur la fabrication et la restitution d’une certaine catégorie d’images en mouvement (ou comme Rodowick l'écrit : What was cinema ?"). La réponse passe sans doute par une nouvelle définition des arts de la représentation avec des images animées, alors qu'on n'a jamais connu autant de difficultés pour définir "le fondement ontologique du cinéma" (p.12).
Ce problème concerne peut-être aussi la difficulté à définir le cinéma en tant qu'art, c'est à dire à travers "la nécessité de définir les possibilités artistiques du médium en montrant l'originalité de son fondement ontologique dans un principe esthétique premier qui dérive d'une longue tradition dans l'histoire de la philosophie" (p.12) puisque, malgré la déconstruction opérée au sein des formes plastiques depuis plus d'un siècle, notre culture ne s'est pas débarrassée de l'instinct qui consiste à valoriser l'Art de cette façon. Il y a, reconnait Rodowick, quelque chose dans le rapport du film avec l'espace et le temps qui perturbe les hiérarchies et les valeurs émises par l'esthétique moderne.
Cette difficulté à situer le film dans un champ d'études théoriques n'a pas débuté avec sa "virtualisation" par l'image numérique. Du point de vue de l'esthétique moderne, la littérature ou la sculpture, ou encore la peinture, ont une stabilité ontologique relativement rassurante. Leur statut en tant qu'objets esthétiques semble pour le moins évident. Pourquoi alors le film est-il si difficile à caractériser lui-même en tant qu'objet d'investigation esthétique ? Peut-être, nous dit alors Rodowick, "parce qu'il a été le premier medium à remettre fondamentalement en question les concepts même de l'esthétique. Jusqu'à l'émergence du cinéma, la plupart des arts pouvaient être classés selon la distinction due à Gotthold Ephraim Lessing 1766 entre arts de la succession - le temps - et arts de la simultanéité - l'espace" (p.13). Le paradoxe de l'expérience filmique est cependant qu'elle prend place à la fois dans un continuum spatial et dans la durée. Le cinéma a une nature hybride : il combine à la fois des images et des sons, des paroles et de l'écrit.
Quelque part, la suspicion - ou l'angoisse - due au fait que la nature esthétique du cinéma pouvait être mise en question était due à cette nature hybride du film, à la fois art de l'espace et art du temps. Cette difficulté est encore plus visible dans la théorie esthétique moderne où, selon Nelson Goodman, on privilégie en général ce qu'il appelle les "arts autographiques". Ce sont les arts de la signature, c’est-à-dire les arts définis par le contact physique de la main de l’artiste. L’œuvre produite est définitive lorsque l’artiste a terminé son travail, et elle est unique. Il n’y a qu’un seul original.
A l’opposé, Goodman distingue les arts allographiques, dont la musique est l’exemple type, et où il faut distinguer entre l’acte de création – la composition musicale – et la performance. Le film partage avec la musique une situation dans laquelle l’acte de création – le concept, pourrait-on dire, ou le scénario – est séparé de l’exécution – c’est-à-dire le tournage. Le film est, tout comme la musique, une création à deux étapes (two stage process) voire plus. Mais, contrairement à la musique, où la notation en composition peut servir d’acte garantissant la signature de l’auteur, le cinéma, au même titre d’ailleurs que la photographie, peine à distinguer la copie de l’original. Car ici même, ce sont les procédés de reproduction technologiques qui créent une ambiguïté quand à la nature de l’œuvre. Rodowick cite d’ailleurs l’exemple de Citizen Kane, dont la copie originale a été perdue. Dès lors, nous dit-il, doit-on considérer que toutes les copies existantes ne sont que des imitations ? Et ceci avant même de pouvoir répondre à la question de l’attribution du film à son auteur. Mais qui serait-il ? Le scénariste ou bien plutôt le réalisateur qui l’a porté en scène et permis une interprétation des différents éléments du scénario ? Et comment cette question de l’auteur peut-elle se décliner dans un univers de production dans lequel les intervenants sont de plus en plus nombreux et spécialisés dans des techniques de création complexes, renvoyant ainsi le réalisateur au rang de gestionnaire d’un ensemble qui comprend plusieurs niveaux de conception et d’exécution ? C’est évidemment le cas aujourd’hui des images de synthèse et des effets spéciaux omniprésents dans la plupart des films, à commencer par le film publicitaire ou le clip. Leur niveau d’expertise est tel, qu’il devient difficile à toute personne qui n’a pas suivi un cursus spécialisé, ou qui n’a pas déjà une certaine expérience de leur conception, d’imaginer simplement ce qu’il est possible de faire dans une situation donnée.
Revenons à la question posée par Rodowick, celle qui concerne la disparition d’une certaine forme d’expérience du cinéma et l’avènement simultané des études cinématographiques dans le champ de la recherche académique. Bien qu’il s’agisse d’appréciations concernant avant tout le monde universitaire anglo-saxon on pourrait, sans y apporter trop de modifications, poser la même question en France, puisqu’il s’agit avant tout, dans l’appréciation de Rodowick, de reconnaitre le moment à partir duquel ces enseignements ont acquis d’une certaine manière une légitimité.
On voit bien, en effet, que ce moment est concomitant de l’apparition de nouveaux procédés technologiques qui introduisent une nouvelle manière de regarder et d’analyser les films. On peut, bien sûr, remonter à la diffusion du magnétoscope et de la cassette vidéo pour dater le début d’une transformation radicale de l’expérience du cinéma, puisqu’à partir de ce moment, et plus encore avec le DVD et les fichiers téléchargeables sur Internet, il est devenu possible de regarder n’importe quel film chez soi, confortablement installé dans son salon, et surtout d’en programmer la diffusion dans son intégralité ou par parties.
Bien entendu il ne s’agit plus de l’expérience canonique du film projeté en salle, dans l’obscurité et d’un seul tenant, sans que l’on ait la possibilité d’en interrompre la projection, ne fut-ce que quelques instants. Mais en quoi cela ne serait pas du cinéma ? Ce qui me parait plus important, et peut-être est-ce aussi une conséquence indirecte de ces nouveaux dispositifs, c’est la disparition progressive d’une certaine cinéphilie – tout à fait caractéristique d’ailleurs de l’auteurisme et du clubisme à la française (pardon pour les néologismes) – pour laisser la place à un consommateur archiviste, isolé devant son écran. Car il faut aussi prendre en considération le fait que de nouvelles formes d’expérience filmique sont apparues, les séries en particulier, qui ne sont pas destinées à être projetées en salle, et dont la structure narrative et la construction visuelle (cadre et valeurs de plan, mais aussi la couleur et le format de l’image) sont calibrées pour des écrans de petite taille, ainsi que le réglage de l’image (le contraste en particulier).
Par ailleurs, et c’est Rodowick cette fois qui l’écrit, l’idée selon laquelle il y aurait quelque chose d’ontologiquement unique à propos du matériau photographique et du film lui-même ne tient pas. Noël Carroll voit d’ailleurs toute cette évolution prendre place dans une histoire plus large des images en mouvement, dont le film lui-même ne serait qu’une phase (Theorizing the Moving Image, 1996).
La question que pose alors le livre : qu’est-ce qu’a été le cinéma ? (What was cinema ?) et ce qu’il en reste aujourd’hui. Quelles transformations a-t-il subies en se fondant dans « le monde électronique et virtuel des manipulations numériques ? » (p.31). Le cinéma, et par voie de conséquence l’expérience du spectateur, en devenant entièrement un art du numérique, a-t-il ainsi définitivement perdu sa dimension d’art du spectacle, qui se manifestait dans une sorte de matériau originel unique destiné à la projection dans certaines conditions seulement ?
Remarquons, tout d’abord, que Rodowick opère une distinction entre le médium en tant que tel (le film, la vidéo) et son support physique et la diffusion (distribution, dans le terme anglais) : les supports vidéo, la compression numérique, la télévision broadcast et Internet fonctionnent comme des canaux de transmission sur lesquels un même film pourra être visionné. La distinction entre film et vidéo, ou entre analogique et numérique comme porteurs de l’information n’est pas suffisante pour caractériser le médium. La question qui se pose alors est la suivante : les différentes catégories d’images animées sont-elles à mettre en relation avec des environnements de visionnage spécifiques ? La réponse de l’auteur est sans ambiguïté : de manière intuitive, les images électroniques ne sont pas du « cinéma » ; elles ne permettent pas de produire les conditions sociales et psychologiques d’un certain spectacle de cinéma.
Cette affirmation est à rapprocher des appréciations de Raymond Bellour et de Jacques Aumont, pour qui la salle obscure est le lieu par excellence de l’expérience de cinéma. Ainsi, pour Bellour, « la projection d’un film en salle, dans le noir, le temps prescrit d’une séance plus ou moins collective, est devenue et reste la condition d’une expérience unique de perception et de mémoire, définissant son spectateur et que toute situation autre de vision altère plus ou moins. Et cela seul vaut d’être appelé cinéma ». 
Question posée aussi par Rodowick : « Do moving-image media have special affinities with specific viewing environments ? », et l’auteur insiste sur la spécificité de l’expérience de la projection en salle. Tout en argumentant sur le fait que les images électroniques « ne sont pas du cinéma », il se demande si « un média est une substance, un instrument ou simplement un canal de transmission (channel) ? ». Ceci signifie qu’un média devrait être distingué du support physique qui le compose et du canal de transmission. La vidéo numérique, l’encodage MPEG-2 ou 4, la télévision broadcast ou Internet fonctionnent comme des canaux de diffusion, à travers lesquels un même objet (disons M le maudit, de Fritz Lang) pourra être regardé. En supposant des conditions optimum de transfert et de visionnage, « les différences de forme entre les versions film et vidéo de M ne seront pas plus significatives que des variations parmi les copies 16 ou 35mm. La distinction entre film et vidéo ou entre analogique et numérique comme porteurs de l’information n’est peut-être pas suffisante pour clarifier des questions telles que « qu’est-ce qu’un média ? » et « ceci a-t-il une importance ? ». Pour des films tels que Shrek ou Star Wars 2 : Attack of the Clones, le celluloïd n’est rien d’autre que le média de diffusion, une manière de projeter les films en utilisant les équipements existants même s’il serait préférable de regarder ces artefacts en utilisant des moyens de projection électroniques et numériques » (p.32). Il est difficile toutefois de reconnaitre une spécificité au média cinématographique, car le film fonctionne avant tout en tant qu’objet hybride, utilisant plusieurs composants, et qui ne peut pas être assimilé à un art du spectacle, au même titre que le théâtre par exemple. Ceci explique son originalité et la difficulté à le caractériser à travers des éléments et des formes intangibles, en utilisant des définitions essentialistes.

jeudi 26 décembre 2013

Où va le cinéma ? Quelques remarques à propos d'un livre de Jacques Aumont

Autour du livre de Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ? C'est assez rapide j'en conviens, mais il y a tellement de choses dans ce petit livre que je pense revenir dessus un peu plus tard.
Ce livre est (sans doute) une interrogation sur l'avenir de l'expérience de cinéma "à l'ère de sa reproduction numérisée" pour paraphraser le sous-titre d'un livre récent de Guillaume Basquin - qui lui-même a surement paraphrasé Walter Benjamin. Mais, heureusement, J. Aumont n'en reste pas à une interrogation angoissée mêlée de regrets. Il constate simplement que c'est la manière de voir des films, ou plus largement des images animées, qui a changé.  Ainsi, "aller voir un film au  cinéma n'est plus que l'une de ses formes possibles, et n'est sans doute plus, pour beaucoup de jeunes gens, la forme majoritaire" (p.10). Mais cependant, c'est une expérience particulière qui continue "de distinguer [le cinéma] comme porteur de certaines valeurs, dont il a l'exclusivité" (p.12)
Mais il convient tout de même de préciser ce qui est entendu ici par cette "expérience de cinéma". En effet, qu'est-ce que le cinéma ? Un dispositif immersif qui ne peut exister que dans certaines conditions et dans certains lieux ? Une question de structure narrative autour d'une durée strictement encadrée par les possibilités de projection en salle ? La discussion autour de L'Arche russe, de Sokourov, est intéressante car elle désigne en fait le principal problème autour duquel s'affrontent les exégètes du dispositif canonique. Le montage, tout d'abord, et ensuite le support bien sûr.
L’œuvre de Sokourov s'est  vue dénier le statut de film (par certains critiques) au vu qu'elle n'aurait pas été tournée en un seul plan, mais serait le résultat d'une combinaison de compositing et de divers processus réalisés en post-production. Aumont balaie en fait l'argument de cette non-conformité en considérant que le film au final c'est "non pas la genèse de cette œuvre et les actes de production qu'elle a engagés, mais le résultat tel qu'il apparait, phénoménalement, sur un écran et pour un spectateur" (p.19).
L'autre question, celle qui revient le plus souvent parmi les cinéphiles qui regrettent la réalité "matérielle" de la projection d'un film en bobines, c'est bien sûr celle du "numérique". Il existe ainsi une catégorie de spectateurs de cinéma pour lesquels un film c'est d'abord de la pellicule cinématographique et une bande régulièrement perforée et non "une vidéo à très haute définition" (Guillaume Basquin, Fondu au noir, p.17).
J. Aumont, pour sa part, reconnait le numérique à "sa froide perfection" (en parlant de la projection en salle). Il note que les premières machines vidéo, "bien rudimentaires" sont apparues il y a trente ou quarante ans.
Remarque en passant : la vidéo HD analogique produite par la NHK et exhibée à Montreux en 1983, aurait pu facilement être exploitée en salle (après report sur film, bien évidemment : kinéscopage). Apparemment le moment n'était pas venu : considérations tant idéologiques (pas question de laisser la vidéo empiéter sur le film) que techniques (manque de dynamique, de latitude dans les contrastes, absence de nuances dans l'image...) ou politico-économiques (système japonais contre volontés nationales européennes ou américaines)
Par ailleurs, je ne suis pas absolument certain d'être capable de juger de la sensation de chaleur ou de froideur que me procurent des technologies de reproduction des images animées, en particulier pendant une projection dans une salle obscure.
De même qu'il m'est difficile de déclarer, en revoyant tout à l'heure "Duel au Soleil" de King Vidor, sur Arte, "ça ce n'est pas une séance de cinéma", parce que je suis devant ma télé HD, installé dans mon salon en plein après-midi... et non pas dans une salle obscure, avec dans le dos un bon vieux projecteur 35mm et quelques scratchs sur la pellicule qui apparaissent aussitôt à l'écran.
Il est parfois possible pour un spécialiste de faire la différence entre une image numérique et une image argentique : cela se voit encore très bien sur certains détails, comme la reproduction des flammes ou la netteté des contours d'un visage - on en est d'ailleurs arrivé au point où il faut "dégrader" la qualité de l'image 4K afin que subsiste l'effet "film" ! Comme s'il existait une ontologie de l'image filmique et un goût particulier et immuable pour une certaine forme de représentation. Il est bon pourtant de rappeler les transformations que la photographie - pour prendre cet exemple - a connues depuis un siècle, transformations (évolutions ?) qui l'ont éloignée progressivement du statut strictement documentaire qui était le sien - même si je n'oublie pas le travail de Marey et Muybridge, mais c'est une autre histoire.
Laissons donc à Guillaume Basquin et aux thuriféraires de l'image argentique le goût du café en grains de la maison Verlet, et occupons-nous plutôt de nos capsules Nespresso... Et commençons par l'outil de base de la production cinématographique : la caméra elle-même.
Il est un fait, c'est qu'au delà de la simple comparaison des matériaux argentique vs. numérique, une caméra film a (encore) pour elle la compacité et la simplicité d'utilisation. Pas de réglages compliqués à prévoir pour l'enregistrement (codecs, espace colorimétrique, LUT, etc.), pas de câbles qui trainent, pas d'enregistreur externe. Pas moyen en revanche d'évaluer l'image enregistrée (le moniteur reste un simple témoin vidéo). La caméra numérique, en revanche, nous permet, pour peu que l'on dispose d'une sortie HD-SDI et d'un moniteur vidéo de qualité, de regarder une image qui présentera des caractéristiques pas trop éloignées du rendu final. Tout ceci reste évidemment assez relatif, puisqu'on sait qu'en cinéma numérique il faut presque obligatoirement passer par la case étalonnage numérique, mais c'était aussi le cas en argentique. On voit cependant arriver sur le marché de plus en plus de caméras numériques à grand capteur, qui présentent une ergonomie assez proche de celle des caméras vidéo ENG : compacité, légèreté, enregistrement en interne dans des codecs de qualité, tout en maintenant des résolutions et des formats proches du cinéma 35mm.
Remarque : le nombre de films tournés avec une Alexa (ARRI) augmente sans cesse, à tel point que cette caméra est en passe de devenir le standard de l'industrie - un peu comme Panavision avant elle pour l'argentique. On notera d'ailleurs que cette caméra n'est pas 4K mais 2,5K tout au plus (résolution à l'enregistrement : 2880x1620 et on reste en 16:9) et ça passe très bien en salle sur de grands écrans.Dans le même temps, deux autres "innovations" sont en passe de changer radicalement (on abuse un peu de l'adverbe, mais c'est comme ça) les technologies de prise de vue en numérique : la première concerne la disponibilité depuis peu de caméras de "cinéma numérique" low cost, et c'est la firme australienne Blackmagic Design qui est en pointe sur ce segment du marché. BMD a mis en vente une caméra 2,5K qui délivre des fichiers RAW (CinemaDNG pour être exact) avec un capteur un peu plus grand que le format S16, une monture EF (interchangeable) et l'enregistrement en interne sur disques SSD. Le tout pour moins de 2K€ TTC ce qui, il y a cinq ans aurait paru tout simplement incroyable. Depuis, BMD travaille sur un modèle 4K, avec un capteur S35 natif et qui est annoncé à moins de 4K€ cette fois.
La deuxième innovation concerne le travail effectué par de petites firmes ou des communautés de "nerds" qui tentent de développer et de mettre sur le marché des caméras issues de projets "open source".  Le plus remarquable actuellement semble être celui d'une firme autrichienne Apertus, qui serait dans les dernières étapes du développement d'un projet de caméra 4K dénommé AXIOM.


Critique de Expanded Cinema (Gene Youngblood) par J. Aumont (p.44 et suivantes) :
J. A. oublie que le mouvement vers un cinéma "en expansion" n'est pas l'apanage du mouvement "hippie" comme il l'appelle, mais qu'il est né bien avant cela, et qu'il faut sans doute reconnaitre parmi ses promoteurs des cinéastes et des artistes tels que Dziga Vertov, Fernand Léger, Hans Richter, Man Ray... et bien d'autres.
Le cinéma "expanded" auquel Aumont fait référence et sur lequel il concentre ses critiques a débuté en fait avec Maya Deren et Kenneth Anger, dans les années 1940. Ces deux-là n'étaient pas à proprement parler des cinéastes au sens où on pourrait l'entendre d'un Georges Cukor ou d'un Jean-Pierre Melville, mais cette distinction a-t-elle vraiment lieu d'être.
En fait, le cinéma "expérimental" se développe dans deux directions, dès les premiers films. Un mouvement largement inspiré par le surréalisme et la psychanalyse d'un côté, des recherches formelles prenant leur source dans l'art contemporain (futurisme, cubisme, puis art abstrait) de l'autre.
Voir le livre référence de Malcolm Le Grice, Abstract film and beyond (1977) ou celui de P. Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde,1943-2000 (1974)
On sait pourtant que le cinéma commercial a été largement irrigué par ces recherches : les trouvailles technologiques de certains cinéastes de ces avant-gardes disparates ont ainsi pu être reprises et perfectionnées par des spécialistes disposant de moyens conséquents : on connait l'utilisation que Douglas Trumbull a faite des premières recherches menées par les frères Whitney autour de la technique du slit-scanning. Il est difficile, en réalité, de maintenir une séparation  nette entre un cinéma qui serait fait par des producteurs et des réalisateurs professionnels, bien intégré dans les circuits de production et de distribution en salle, et des recherches formelles menées par des artistes ou des cinéastes ayant pris leurs distances avec les structures commerciales. On voit bien, de toutes façons, que les voies qui permettent de passer du circuit expérimental au commercial sont multiples et l'ont toujours été. Encore faut-il essayer de comprendre ce qu'a pu être le cinéma expérimental à une époque, et ce qu'il en reste aujourd'hui...
Ceci nous ramène d'ailleurs à la fameuse querelle des dispositifs de Raymond Bellour, qui laisserait entendre que le cinéma expérimental (et avec lui l'art vidéo) s'est réincarné dans la multitude d'installations et de performances ayant surgi sous l'étiquette d'"art numérique".
Il faudrait sans doute une discussion à part, car il n'est pas certain qu'il soit possible de trouver des points de rencontre entre cinéma et art contemporain - malgré le travail de gens comme Michael Snow, Peter Greenaway ou peut-être même David Lynch.
La remarque que nous faisions plus haut concernant l'arrivée sur le marché de caméras de cinéma numérique "low cost" (après le déferlement des DSLR) devrait amener à repenser précisément cette relation entre institutionnels (cinéma commercial disons) et indépendants. En effet, dès lors qu'il devient théoriquement possible de faire un documentaire ou même un long métrage avec moins de 10K€, on ne voit pas très bien ce qui empêcherait la diffusion de tels films sur des réseaux alternatifs constitués par des salles et/ou Internet. Il est évident, par ailleurs, que l'on continue d'aller au cinéma. Mais c'est tout un pan de l'expérience du cinéma qui est en train d'être redéfini par ces nouveaux moyens de production - et de post-production, il convient de ne pas l'oublier, puisque le D-Cinéma a complètement redistribué les cartes dans ce secteur. Pas seulement dans le cas des caméras numériques, mais également en raison du développement ultra-rapide de logiciels de post-production très perfectionnés, tournant sur des stations de travail de plus en plus puissantes (la loi de Moore...) et dont les prix de revient sont en chute libre.
Que le cinéma n'ait pas l'exclusivité des images en mouvement, on le sait depuis un certain temps déjà. La télévision - qui reste quand même le principal diffuseur de films de cinéma, ou de films tournés à la manière et avec les outils du cinéma - et les jeux vidéo se sont constitués en secteurs à part entière, et dont l'esthétique et les procédés de tournage se retrouvent désormais dans la partie la plus rentable du cinéma contemporain : celle constituée par les productions à grand spectacle issues principalement du complexe hollywoodien, et qui font dire à Jacques Aumont que "le cinéma de masse est désormais revenu à la voie Méliès". Je ne suis pas certain que ce soit là la meilleure analogie possible et je ne crois pas que les films de science fiction produits par les Studios (de Blade Runner à Hunger Games 1 et 2) utilisent plus ou moins consciemment cette construction de l'imaginaire qui tourne autour du merveilleux, plutôt que le bombardement efficace produit par l'application d'effets spéciaux - la 3Ds n'est pas différente en cela : elle n'est aujourd'hui que la dernière carte abattue par la production commerciale pour ramener les jeunes spectateurs dans les salles. On peut d'ailleurs opposer à "La Voie des Studios" celle empruntée pendant quelque temps par Tim Burton, cinéaste dont la représentation du fantastique reste tout de même assez marginale dans le contexte hollywoodien et qui pourrait, par certains aspects (l'humour, certainement...) être rapproché de Méliès.

mercredi 13 novembre 2013

La FIN du cinéma ? (suite)

David Bordwell l'a bien noté : les films sont devenus des contenus et on parle d' ingest et non plus de chargement de bobine. L'environnement technique/technologique tel qu'il apparait dans le circuit menant de la production à l'exploitation (le workflow) a complètement changé, avec des conséquences irréversibles sur la nature même de l'objet filmique.
Cela a-t-il changé quelque chose pour le spectateur ? Pas vraiment si l'on s'en tient à l'expérience vécue dans les salles - et cela malgré les discours (passéistes ?) qui veulent démontrer qu'il ne saurait y avoir d'expérience de cinéma en dehors de la projection sur écran d'une bande perforée, couchée sur un support argentique - ce qui revient à nier au numérique la possibilité même de la projection, et ceci n'est pas tout à fait faux, puisque dans ce cas il ne s'agit pas d'un processus fondé uniquement sur les propriétés optiques d'une lentille et le passage d'une bande devant une lampe de forte puissance (on pourra éventuellement s'intéresser aux caractéristiques des DLP et du DCI en recherchant des éléments de bibliographie ou des ouvrages sur Internet).


Passons sur toutes les situations qui, comme l'écrit Jacques Aumont, "battent en brèche le dispositif cinématographique canonique" (Que reste-t-il du cinéma ?, p.77, Vrin 2012). En réalité, ce dispositif n'a probablement jamais existé. En effet, même la supposition d'une immobilité forcée du spectateur devant l'écran ne tient pas, puisqu'il y a eu les drive in et qu'il y a encore des projections en plein air et des projecteurs dans la salle - il y a des projecteurs dans la salle depuis que le 16mm existe, voir à ce sujet le texte éclairant de David Bordwell, déjà cité. Et ce qui reste du dispositif est donc, toujours selon Jacques Aumont, "en un sens, abstrait, puisque ce n'est jamais qu'une référence mentale à l'idée de dispositif... ce qu'on continue d'appeler le dispositif cinéma existe en somme aujourd'hui autant qu'il y a un demi-siècle, parce que ni aujourd'hui, ni autrefois, il n'a jamais été parfaitement respecté dans la réalité." (Aumont, op. cit. p.78)
Là où pourtant l'expérience de cinéma a changé de manière radicale, c'est dans l'environnement de diffusion privé qui s'est transformé progressivement au cours des années, jusqu'à devenir un système doté de caractéristiques potentiellement équivalentes à celles que l'on trouve dans les salles et capable, en plus, d'interagir avec le réseau, ne serait-ce qu'en utilisant la VOD.
Il est évident, en effet, que pour la plupart des spectateurs l'arrivée d'écrans de plus en plus performants - le 4K avant le 8K, et l'UHDTV avec des diffusions prévues dès 2014 - sont autant d'éléments qui rendent caduque l'expérience de cinéma telle que nous pouvons la vivre aujourd'hui. Ce n'est pas la 3D stéréoscopique, qui n'est pour le moment qu'une manière de faire du neuf avec une technologie ancienne, qui changera cette évolution. Quoi de plus rédhibitoire, en effet, que de devoir porter ces lunettes en plastique, à chaque séance, pour se voir gratifier de quelques effets de jaillissement qui font ressembler l'expérience de cinéma à une attraction foraine ?


D'autre part, la constitution même de l'expérience de cinéma, dans sa structure narrative et dans sa durée, est interrogée aujourd'hui par cet autre phénomène, lié à la télévision, que constitue la diffusion en masse de séries. Non pas qu'il s'agisse d'un genre nouveau. La télévision, après la radio, a depuis longtemps développé ce genre, basé sur le feuilleton et les rendez-vous à dates et heures fixes. C'est l'extension à des thématiques de plus en plus variées et la sophistication de ces histoires, constituées d'épisodes aux durées limitées et aux codes bien identifiés, qui constitue la véritable nouveauté. Il y a désormais des chaines de télévision qui ne diffusent que des séries et des forums sur Internet qui sont le rendez-vous des aficionados du genre. Il est possible, d'ailleurs, que la télévision ait trouvé là son arme ultime contre le cinéma dans les salles...
Car, à vrai dire, c'est le problème de l'exploitation dans les salles qui se pose, plus que celui du changement de nature de l'expérience de cinéma - en effet, et comme l'a très bien écrit David Bordwell, combien de spectateurs ont-ils réellement pris conscience du fait que la projection des films était désormais le résultat du processus de digitalisation ?
On sait aujourd'hui qu'en dehors des grandes métropoles remplir les salles des multiplexes à toutes les séances est devenu une gageure. Les films ont désormais une durée de vie en salle très courte, parfois même très réduite, et même les grosses locomotives ne restent pas à l'affiche plus de trois ou quatre semaines. Lorsque, dans une ville de taille moyenne telle que Poitiers (80,000 habitants) un exploitant de multiplexe annonce 230,000 places vendues au cours du dernier exercice, on peut raisonnablement se demander quel est le seuil de rentabilité pour un tel ensemble.
Certains films réussissent pourtant à remplir les salles, et pour une durée appréciable. Cependant, on peut estimer que l'engouement qu'ils provoquent n'est déjà plus de l'ordre de l'expérience de cinéma telle que pourraient la définir bon nombre de cinéphiles. La plupart des spectateurs d'Intouchables, par exemple, n'allaient pas souvent au cinéma, ou bien s'y rendaient lorsque le spectacle était (semble-t-il) de nature à provoquer leur adhésion en jouant sur des particularismes ethniques ou socio-culturels. Bien loin de considérations esthétiques, parfois. Il faudrait sans doute plus d'Intouchables pour sauver l'exploitation en salle, mais la nature même de ces évènements fait qu'ils sont impossibles à prévoir.
Au fond, c'est aussi la question du cinéma en tant que divertissement populaire qui est posée. La cinéphilie galopante qui, en France tout au moins, a envahi la plupart des festivals de cinéma et les cursus scolaires, a peut-être plus fait pour éloigner les spectateurs des salles de cinéma que la télévision et les matches de football réunis.
Il devient parfois très difficile de dire qu'on s'amuse plus en allant voir "Iron Man 3" que le dernier opus de tel auteur estimé et généralement adoubé par la doxa des cinéphiles. Et il faut bien reconnaitre que cet "auteurisme triomphant" (la formule est de Yannick Dahan) a toujours eu du mal à attirer les foules, et cela malgré les certificats de bonne conduite délivrés par les critiques (peut-être faudrait-il définir d'ailleurs ce que peut bien représenter cette critique de cinéma, mais ce sera pour une autre fois...)
De fait, si le cinéma souffre de la concurrence de la télévision et des médias connectés, il souffre surtout de ne plus être perçu comme un divertissement populaire majeur - le principal d'ailleurs, jusqu'aux années 1960, et d'avoir été remplacé progressivement dans ce rôle par d'autres formes de spectacle, dont les compétitions sportives semblent être le modèle directeur. D'où, sans doute, ce développement actuel des retransmissions en direct à l'intérieur des salles de cinéma, lesquelles ne sont plus réservées à la seule projection de films de cinéma - aux séances codifiées en termes de contenu, de déroulement et de durée - mais qui peuvent désormais permettre de regarder en direct des matches de hockey sur glace ou des comédies musicales dont la temporalité n'est pas la même. Cette forme de diversification suffira-t-elle à sauver l'exploitation en salle ou allons-nous assister à la création d'une nouvelle économie de niche, à la manière de ce qui est advenu du théâtre, créant ainsi une sorte de cinéma des cinéphiles ?  Pas sûr que ce soit une bonne voie pour l'avenir du "7ème Art".