(Quelques éléments pour une histoire qui reste à faire)
5. Médias, écologie et représentations des animaux marins
La question de la relation aux animaux, et singulièrement aux espèces marines, est à mettre en rapport avec l’importance que prend, vers la fin du 20ème siècle, la réflexion sur la dimension morale des rapports de l’homme avec la nature[1]. A partir des années 1970, on assiste en effet au développement d’une recherche universitaire menée principalement par des chercheurs anglophones.
L’idée que la nature est dotée d’une valeur intrinsèque « a conduit à critiquer, sous le nom d’anthropocentrisme, les positions morales traditionnelles, selon lesquelles seuls les humains relèvent de la considération morale. »[2]
Le point de départ de ce courant philosophique peut se situer en 1973, avec la publication de trois articles par Peter Singer[3], Arne Naess[4] et Richard Routley[5]. Ces trois articles marquent chacun le point de départ d’un courant de réflexion : éthiques animales, deep ecology et éthiques environnementales. C’est la question de la relation aux espèces animales, à travers le développement du courant antispéciste, qui nous intéressera.
Les films animaliers proposent une construction imaginaire de la nature et certaines espèces animales semblent plus à même d’être représentées que d’autres. Les pingouins sont ainsi des animaux dont le comportement et le mode de vie provoquent indéniablement l’intérêt des cinéastes : « Through the portrayal and consumption of penguins, filmmakers and audiences are positioned to reflect on a range of concerns, including the curiosities of nature and evolution, sex and reproduction, issues of morality, human-animal relations, and the destruction of habitat. »[6]
Une écophilosophie de l’image animée prend forme ; d’après Adrian Ivakhiv, le cinéma est une machine à produire et à découvrir des mondes[7] selon trois registres :
- Anthropomorphique : sujet-monde
- Géomorphique : monde-objet
- Biomorphique : monde vivant
On mettra ces trois registres en relation avec les 3 écologies de Félix Guattari.
Construction d’une ontologie relationnelle du monde : le social, le matériel et le mental (ou le perceptif). C’est ce que Guattari nomme écosophie, c’est à dire « une articulation éthico-politique entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine qui serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions. »[8]
Toujours selon Ivakhiv, le modèle du cinéma environnemental (ou wildlife film, ou film animalier[9]) est articulé selon les termes d’une relation triadique :
- Le monde du film
- L’expérience du film
- La relation film-terre (film-environnement)
Ce cadre permettrait de construire un modèle qui se prête au développement d’une théorie écologique des images de cinéma, laquelle prendrait en compte la relation à l’environnement au sens large. Dans ce cadre, la relation aux animaux marins apparait à travers un narratif dans lequel l’explorateur a cédé la place à un type d’aventurier/cinéaste, soucieux de la protection de la nature au sens large, et qui n’hésite pas à se mettre en scène. La très large diffusion de ces films porteurs d’un message écologique, mais qui restent dépendants d’un mode de « spectacularisation » du monde naturel, interroge cependant sur les modalités de leur réception par un public habitué désormais à ces représentations. On pourra évaluer la teneur du discours scientifique dans ce narratif, dans lequel la réception par le public au sens large implique une simplification assumée par les producteurs[10].
Quel lien peut-il y avoir entre les films de Jean Comandon, puis plus tard ceux de Jean Painlevé, et les séries à gros budget qui inondent les plateformes de diffusion ? Il est possible, en effet, de s’interroger sur la place d’un tel cinéma dans la formation de l’imaginaire contemporain des mondes océaniques et sur sa contribution à une meilleure compréhension du rapport aux animaux marins.
Il s’agira de voir comment ces problématiques peuvent se rattacher aux évolutions qui ont eu lieu dans la relation aux espèces marines, et la manière dont ces mêmes évolutions ont infusé et transformé, d’une façon ou d’une autre, les représentations filmiques de ces animaux.
On pourra analyser certains films animaliers emblématiques des années 2000 :
- Océans, film réalisé en 2009 par Jacques Perrin et Jacques Cluzaud ; production : Galatée Films
- La Marche de l’Empereur, film réalisé en 2004 par Luc Jacquet ; production : Bonne Pioche et National Geographic Films
- Shark Week, série américaine diffusée sur Discovery Channel, qui donne aussi son nom au festival ‘Paris Shark Week’
Ces films mettent en scène des animaux marins et, sous l’angle de propositions filmiques qui dramatisent le récit, s’inscrivent dans une histoire du documentaire animalier évoluant aux frontières de la fiction et du film à grand spectacle, porté par un narratif qui personnalise les intervenants humains et/ou les animaux marins.
NOTES ET DEVELOPPEMENTS PARTIELS
La science moderne et l’invention des profondeurs (Partie 1)
Au 19ème siècle, l’émergence de l’océanographie et des œuvres littéraires, dont la mer est le sujet, sont les éléments qui suscitent un intérêt croissant pour les abysses et la possibilité de la vie dans les profondeurs marines : c’est l’époque de la croisière du Challenger et des premiers câbles sous-marins dans un contexte géopolitique où la science s’inscrit dans le récit expansionniste des grandes puissances maritimes[11]…
Un des objets de l’expédition du Challenger est de réfuter définitivement la théorie azoïque de l’impossibilité de vie dans les profondeurs. Lorsque le navire appareille de Portsmouth, en décembre 1872, il est impossible de prédire quels résultats produira cette exploration des profondeurs des océans. Selon Margaret Deacon, l’expédition du Challenger, si elle prolonge la tradition des grands voyages d’exploration scientifique, représente aussi une innovation d’importance en déplaçant le centre d’intérêt de ces voyages : « au lieu des visées géographiques et scientifiques plus vastes des voyages antérieurs, l’attention a été dirigée vers l’étude de la mer elle-même et de cette partie considérable de la terre qu’elle dissimule. »[12]
La question de l’imaginaire des profondeurs, est à mettre en relation avec la représentation des animaux marins…
Jules Verne, avec ‘20000 lieues sous les mers’ crée une œuvre emblématique de la littérature populaire du 19ème siècle, représentative d’une certaine vulgarisation scientifique incorporée dans le roman. Cette œuvre livre en effet une interprétation de la vie sous-marine, imprégnée de l’imaginaire techno-scientifique de l’époque.
Vers la fin du siècle, on obtient les premières représentations photographiques et pré-cinématographiques de ce monde. Elles sont pour l’essentiel l’œuvre de scientifiques. Etienne-Jules Marey tient ici une place spécifique en raison des études chronophotographiques effectuées sur des animaux marins, à Posillipo, près de Naples, en particulier[13]…
L’arrivée du cinématographe permet aux premiers cinéastes de réaliser des interprétations imaginaires de ce monde : Georges Méliès réalise une adaptation de 20000 Lieues sous les mers en 1907. Le film est peuplé de créatures fantastiques, n’ayant qu’un rapport lointain avec la réalité. Il s’agit cependant d’une première interprétation cinématographique de la vie sous-marine…
La machine cinéma dans le jardin de Neptune (Partie 2)
On réalise dans cette partie une première histoire des dispositifs de prise de vues sous-marines : depuis l’appareil photographique sous-marin de Louis Boutan, la chronophotographie de Marey et jusqu’au caisson de prises de vues sous-marines de Jean Painlevé, qui sera utilisé avec le scaphandre autonome de Yves Le Prieur (mais jamais en plongée).
On verra aussi les contributions de John Ernest Williamson : les dispositifs inventés et réalisés par ce cinéaste (et son père) vont donner les premières images du cinéma sous la mer et permettre de mettre en scène, d’une certaine manière, les premières interactions filmées entre humains et animaux marins, en l’occurrence des requins[14].
Il faut noter qu’à l’époque les requins ont déjà acquis une certaine notoriété en raison d’attaques ayant eu lieu sur la côte atlantique de Etats-Unis en 1916. Voir texte par Amy J. Lantinga : Lessons from Jaws 1916-2020[15]
Quel est le sens des explorations et des inventions de Williamson ? Tout d’abord : « chasseur d’images », selon la définition de Susan Sontag[16]
« that mentality which looks at the world as the set for potential photographs » (citation p.6)
Mais Williamson est autant réalisateur (filmeur, pourrait-on dire) que plongeur et chasseur. Des films : Thirty Leagues under the Sea (1914), Twenty Thousand Leagues under the sea (avec Stuart Paton, 1916) en particulier, mais aussi des films de rencontres avec les requins…
Des écrits : Vingt Ans sous les Mers[17]
Par la suite, au cours des années 1920, l’exploration des abysses, réalisée à l’aide de bathyscaphes (William Beebe et Otis Barton) ne permet pas cependant de filmer en toute liberté sous l’eau. On est pourtant à un moment, dans l’entre-deux guerres, où l’imaginaire des profondeurs acquiert un nouveau statut grâce à la littérature et au cinéma des studios.
Deux contributions importantes à l’époque :
- Hollywood met en scène les évolutions nautiques (et sous-marines) d’Annette Kellermann, celle qu’on surnomme million dollar mermaid.
- Jean Painlevé réalise des films, qu’on appellera plus tard des films de vulgarisation scientifique, dont l’objet sera la description des modes de vie de certains animaux marins (la pieuvre, l’hippocampe…)
L’œuvre de Jean Painlevé occupe une place particulière : des films comme La Pieuvre, L’œuf d’épinoche, doivent être analysés afin de montrer son approche originale dans la relation de la science aux animaux marins et à travers un cinéma animalier qui puise certaines de ses influences auprès du surréalisme et même de Lautréamont…
Il convient de montrer aussi l’importance de sa relation avec Yves Le Prieur (inventeur du scaphandre autonome) et le choix du tournage en aquarium plutôt qu’en milieu naturel (utilisation de dispositifs tels que la microcinématographie, etc.).
Archives : Brigitte Berg et les Documents Cinématographiques, Paris.
(Partie 3) Cinéma et aventures marines : Au cours des années 1940 sont tournés les premiers films réellement subaquatiques. A partir de la mise au point du scaphandre autonome, commence la véritable histoire du cinéma sous la mer :
- Ce sont à la fois des explorateurs et des plongeurs qui deviendront des cinéastes et qui seront, au tournant des années 1950, les principaux diffuseurs d’un mode de représentation du monde sous-marin qui implique l’immersion prolongée, grâce à des équipements spécialisés permettant l’évolution sous-marine et le tournage pendant un temps assez long.
- Yves Le Prieur et Georges Commeinhes sont à l’origine de l’invention du scaphandre autonome. Celui-ci sera perfectionné et connaitra un véritable développement grâce aux perfectionnements apportés par le duo Cousteau – Gagnan.
- Hans Hass réalise des films dont les sujets sont l’exploration et la chasse sous-marine, avant d’opérer le même tournant écologique que Cousteau. D’autres « chasseurs sous-marins » sont à l’œuvre au cours des années 1940 – 1950 : Folco Quilici, Bernard Gorsky et ses compagnons de l’expédition Moana, l’anglais F. A. Mitchell-Hedges, Valérie Taylor à ses débuts…
Le corpus : les films et les écrits de Hans Hass, Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, Bernard Gorsky…
Des archives : Hans Hass Archiv à Merzig-Weiler (RFA), Cousteau Society (Paris), La Cinémathèque (Paris)
Que signifie, au cours de la première moitié du 20ème siècle, cette attirance pour l’exploration sous-marine ayant saisi nombre de marins et de scientifiques du monde occidental ?
C’est d’abord la perception même du monde océanique qui change : d’un univers mystérieux, menaçant, la mer devient une nouvelle frontière à mesure que des possibilités d’exploration sont permises par les avancées technologiques et le travail de biologistes et d’océanographes. Ces travaux, à l’instar de ceux réalisés in situ par Eugenie Clark, modifient le regard porté sur les espèces sous-marines. En 1952, elle publie un livre, Lady with a Spear, qui va permettre de porter un nouveau regard sur l’océan : « It was a kinder and gentler ocean ; full of beauty, wonder, and domestic wholesomeness, it was an ocean that americans could experience for themselves with increased access to recently developped diving equipment. Just as American frontiers became popular spots for outdoor excursions among America’s elite in the nineteenth century, so too did Clark help to create an ocean that could be similarly enjoyed and explored by the lay public. »[18]
L’apport de Cousteau, Hass et quelques autres, s’inscrit quant à lui dans une culture technologique qui médiatise la relation entre les humains et l’océan : « More than providing a window to undersea life, Cousteau’s books, articles, films, and television series highlight an ocean populated by scuba-equipped man-fish, underwater scooters, underwater flying saucers, and housing units (…) As Cousteau the explorer turned into Cousteau the environmentalist in the 1970s, he continued to look to the scientific and technological advances that would ameliorate the ocean’s environmental problems. »[19]
La question de la chasse sous-marine : l’homme sous la mer est d’abord et avant tout un chasseur. Le rapport à l’animal marin est celui d’un prédateur envers sa proie.
- Il n’y a dans un premier temps aucune considération morale, aucune interrogation concernant l’existence sensible de l’animal.
- Qu’est-ce qui motive alors le changement dans le rapport à la mer de Cousteau et de Hans Hass en particulier ?
- Une prise de conscience de la raréfaction des ressources halieutiques ?
- La vision de la destruction des fonds marins, des paysages et de la faune sous-marine elle-même ?
L’exploration sous-marine, qui se développe avec les nouveaux équipements dont disposent les plongeurs à partir des années 1940, change progressivement le rapport de ceux-ci avec les habitants du monde subaquatique. De pêcheurs ils deviennent chasseurs. Et, cependant, côtoyer des poissons et des cétacés, en nageant parfois à leurs côtés, en les observant dans leur milieu naturel, ne peut se faire sans que, progressivement naisse le désir de les connaitre autrement que comme des proies.
Hans Hass qui fut d’abord un « chasseur » comme tant d’autres, évoluera dans sa pratique de l’exploration sous-marine, à mesure aussi que le travail de la caméra prendra le pas sur les activités cynégétiques. On le verra ainsi passer de la relation de ses prouesses de chasseur[20] à une vision plus écologique et endosser le rôle de protecteur de la faune sous-marine.
La question de la préservation des ressources halieutiques apparaitra par la suite. Elle reste assez largement en dehors du cadre de ce travail.
Qu’est-ce qui différencie la chasse de la pêche intensive, telle qu’elle se développe au 20ème siècle ? La chasse impliquait un contact quasi-physique avec l’animal. Elle pouvait être dangereuse pour le pêcheur/chasseur… Ce sera le cas des premiers baleiniers amenés à poursuivre leurs proies sur des longues barques en guise de baleinières[21]… À l’inverse, la pêche industrielle, les canons sur les baleiniers, les filets remorqués ont interrompu ce contact[22]
L’animal marin demeure une proie, pour l’essentiel. La perspective est celle d’une exploitation méthodique des océans (la pêche industrielle, la poursuite de la pêche baleinière). Des voix cependant commencent à se faire entendre pour réclamer un autre regard sur ce monde sous-marin et la sauvegarde des espèces qui l’habitent : Rachel Carson et Anita Conti, plus tard Eugenie Clark et Sylvia Earle, feront entendre les voix d’océanographes préoccupées par la préservation de la vie sous-marine et des animaux marins en particulier.
Face à la violence des luttes économiques et politiques entre nations maritimes, on voit apparaitre dans les milieux scientifiques des interrogations concernant la nécessité d’une prise en compte de la vie des animaux marins et des inquiétudes face à la surpêche[23].
La réification[24] de l’animal marin, induite par la pêche industrielle et représentée dans les films consacrés à la pêche « sportive » et aux chasseurs/pêcheurs, est l’élément central que vont s’attacher à démonter les différents penseurs de l’écologie marine de la fin du 20ème siècle… Il faut montrer cependant comment sont représentés ces animaux dans les premiers films relatant leur rencontre (réelle ou dans une fiction) avec des humains. John Ernest Williamson s’était illustré en filmant depuis sa Photosphere le combat des indigènes des Bahamas contre des requins supposés dangereux. Lui-même n’hésita pas à payer de sa personne en allant affronter sous l’eau un squale, en ayant pour toute arme un poignard effilé. Ceci faisait bien entendu partie de la légende du personnage, tant il est vrai que l’époque voyait dans l’explorateur un aventurier capable de s’illustrer dans les situations les plus périlleuses.
Le cinéma sous-marin, c’est-à-dire des films tournés sous la mer, avec des équipements spécifiques, doit son développement, à partir des années 1950, aux expéditions filmées de Hans Hass et de l’équipe du commandant Cousteau. C’est donc un genre particulier du film documentaire qui émerge, dont l’ambition est de montrer la vie dans les fonds marins, et avec une vision qui n’est pas encore conservationniste mais qui va le devenir.
On remarque, là aussi, une prise de conscience, tardive peut-être mais réelle, du caractère fragile de la faune sous-marine, menacée de disparition en raison de la chasse et de la pêche industrielle… Hass est au départ un « chasseur » tout comme Gorsky et bien d’autres. Cousteau n’a pas beaucoup d’intérêt pour les animaux marins. Leur conversion progressive à l’écologie, dans une optique préservationniste, va les amener à s’intéresser aux animaux marins, à leur comportement et à leur mode de vie, sans aller plus loin cependant – ce qui sera l’objet de recherches plus récentes.
Tournage de Jaws (1975) |
Photo: © Life Magazine 2020
(Partie 4) La rencontre avec les animaux marins
Cette partie peut être organisée autour de trois axes :
1. Quel est le statut de l’animal ? Définitions pour la philosophie de l’époque moderne : de Descartes à Leibniz, en passant par Gassendi, More, Margaret Cavendish et Spinoza.
Les controverses : les animaux sont-ils des êtres en mesure d’avoir un comportement rationnel ? Peuvent-ils utiliser un langage ou ce qui y ressemble ? D’un point de vue moral est-il acceptable de chasser et de tuer des animaux ? De les manger ? De les utiliser pour effectuer des expériences scientifiques ?
(Voir le texte de Justin Begley : Animals in early modern thought[25])
Ensuite, on passera brièvement en revue des textes contemporains : Peter Singer, Elisabeth de Fontenay, Jean-Luc Guichet (pour une revue générale sur les problématiques animales), etc…
2. La figure du monstre au cinéma : que représente cette figure du monstre, du monstre marin en particulier, d’un point de vue historique en prenant appui sur certains mythes et leur traduction dans des œuvres littéraires ?
On évaluera la permanence de la présence des monstres dans le cinéma contemporain et comment ces représentations viennent nourrir (ou parasiter) un certain genre de cinéma documentaire consacré aux grands animaux marins (le requin, dans ses variantes ‘Grand blanc’ ou ‘Mégalodon’, étant l’animal totalisant le plus grand nombre de séries TV, de documentaires et de fictions à ce jour).
Pourquoi la présence des monstres, et singulièrement des monstres marins, est-elle si importante dans l’imaginaire contemporain ? La terreur et en même temps la fascination qu’inspire le monde sous-marin expliquent en partie l’inépuisable réservoir d’histoires attestant de rencontres avec de tels animaux depuis le Moyen-Age et même à des époques antérieures. On remarque l’importance de la présence d’êtres monstrueux dans les légendes rapportées dans les bestiaires et les relations d’expéditions lointaines, tel le voyage du moine Saint-Brendan[26]. De L’étrange créature du Lac Noir[27] à Godzilla, cette attirance pour certaines figures hybrides de la monstruosité ne faiblit pas. Elle prend cependant une autre tournure avec les requins, en raison en partie du réalisme actuel des représentations qui parachève l’idée de l’absence de toute possibilité de rapprochement : le monstre devient alors une figure de l’altérité radicale de la vie animale, mais également une sorte de machine à tuer, parfaitement efficace, illustrant la conception de l’animalité selon Descartes…
3. Le cinéma d’horreur et les animaux : JAWS, de Steven Spielberg est produit et projeté dans les salles en 1975. Une littérature conséquente concernant les requins apparait, avant et après ce film…
Son rapport au cinéma d’horreur en général[28]
Ce que ce film a fait aux requins (espèce) et à la manière dont on regarde les espèces marines (représentations)
Le requin est sans doute l’animal marin capable de générer le plus de représentations liées à sa puissance, à sa qualité de prédateur ultime et à la terreur qu’il suscite parmi les populations, qu’il s’agisse de pêcheurs, de navigateurs ou de simples baigneurs.
Les films de requins nous montrent ainsi régulièrement la manière dont ce prédateur se joue des capacités physiques singulièrement limitées des humains :
« The shark is an optimal ocean-borne source of
anxiety, seeming to answer with dark and silent confidence many of our
physical incapacities: whereas water renders us sluggishly limited in speed
and movement, sharks are astonishingly speedy and whippily maneuverable….Indeed,
standard for the shark film (especially post-Jaws) are shots of humans from below as they bob on the ocean surface, unaware of what lurks beneath them, kicking feebly without traction and bereft of sudden evasive options »[29]
On peut considérer (même si ce n’est pas tout à fait exact sur le plan chronologique) que c’est à Jaws (Spielberg, 1975) qu’il revient d’avoir été le film ayant imposé une vision du requin et de la relation avec cet animal qui est prépondérante aujourd’hui[30]. Les différentes franchises ayant succédé à l’original n’ayant fait que renforcer cette position.
La période inaugurée par Jaws, le film de Steven Spielberg, est celle d’une réévaluation du rôle du blockbuster, au sein du système de production hollywoodien et l’ouverture d’une nouvelle période (concomitante, d’ailleurs, avec le surgissement de la saga Star Wars). Jaws a pu alors être qualifié de « mythe patriarcal et écocide »[31], mais aussi comme le film ayant participé à la liquidation du ‘New Hollywood’ de l’ère Nixon et démarré la période postclassique des blockbusters familiaux qui ont dominé l’industrie à partir des années 1980[32]. Cette période a pu alors être considérée comme centrale dans l’évaluation des changements technologiques, industriels et thématiques qui se sont produits dans le système de production américain vers le milieu des années 1970[33]
On ne peut cependant s’intéresser à Jaws, et à une certaine forme du cinéma « d’horreur animale »[34], sans essayer de comprendre pourquoi certains animaux, et plus particulièrement les requins, ont eu la capacité de hanter l’imaginaire contemporain, à travers ce genre particulier du film de requins, décliné dans ses diverses variantes narratives. A l’autre bout du spectre (mais pas si loin), on trouve un certain genre du wildlife film, tel qu’on peut le voir avec Shark Week, la série documentaire de Discovery Channel, et à travers de nombreuses autres productions du même type. Leur audience dépend souvent de l’actualité et de la fréquence des attaques, ce qui leur assure alors un succès appréciable[35]…
Le requin, ce prédateur ultime (apex predator), a fait l’objet de nombre de films et de séries documentaires depuis plusieurs décennies mais, c’est incontestablement le film de Steven Spielberg qui a contribué à en changer la perception et a conduit à un intérêt renouvelé pour les animaux marins et leur représentation au cinéma.
Il existe désormais une littérature universitaire conséquente sur la thématique du requin et de sa représentation au cinéma. Sans surprise, une bonne partie de cette littérature prend appui sur Jaws pour évaluer les éléments épistémologiques et esthétiques de l’irruption du requin dans le cinéma américain[36][37], et la constitution d’un sous-genre du cinéma de l’horreur maritime, ou de l’horreur animale selon les auteurs[38].
[1] Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere, et Wolf Feuerhahn, Humanités environnementales : enquêtes et contre-enquêtes, Homme et société 02 (Paris : Publications de la Sorbonne, 2017).
[2] Blanc, Demeulenaere, et Feuerhahn, 98.
[3] Peter Singer, « Animal Liberation », New York Review, 5 avril 1973, https://www.nybooks.com/articles/1973/04/05/animal-liberation/.
[4] Arne Naess, « The Shallow and the Deep, Long‐range Ecology Movement. A Summary∗ », Inquiry 16, no 1‑4 (janvier 1973): 95‑100, https://doi.org/10.1080/00201747308601682.
[5] Inclus dans Robin Attfield, éd., The Ethics of the Environment (Abingdon, Oxon: Routledge, Taylor & Francis Group, 2016).
[6] VIVANCO, Luis, « Penguins are good to think with : wildlife ilms, the imaginary shaping of nature, and environmental politics », in Ecocinema Theory and Practice, AFI film readers series (Routledge, 2013), 110.
[7] Adrian Ivakhiv, « An ecophilosophy of the moving image: cinema as anthrobiogeomorphic machine », in Ecocinema Theory and Practice, AFI film readers series (Routledge, Taylor & Francis Group, 2013), 87‑105.
[8] Félix Guattari, Les trois écologies, Collection L’Espace critique (Paris: Galilée, 2008), 12.
[9] Je me réfère ici principalement à la littérature anglo-saxonne : Derek Bousé (Wildlife films), Cynthia Chris (Watching wildlife), Jonathan Burt (Animals in film) et bien d’autres.
[10] On connait ‘Shark Week’ sur Discovery Channel ou encore les rendez-vous mensuels de Thalassa depuis 1975.
[11] Helen M. Rozwadowski, « Fathoming the Ocean — Helen M. Rozwadowski | Harvard University Press », 2005.
[12] Margaret Deacon, Vers les profondeurs de l’Océan : le voyage du Challenger (1872 – 1876), in Christian Buchet, éd., Sous la mer: le sixième continent : actes du colloque international tenu à l’Institut catholique de Paris (8-10 décembre 1999) (Paris, France: Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001), 165.
[13] Hanna Rose Shell, « Hanna Rose Shell : Things Under Water », 6 janvier 2018, http://web.mit.edu/~hrshell/www/water.html.
[14] John Ernest Williamson et Yves Aubry, Vingt ans sous les mers (Paris, France: J.-M. Place, 1996).
[15] Kathy Merlock Jackson et Philip L. Simpson, éd., « This shark, swallow you whole »: essays on the cultural influence of Jaws (Jefferson, North Carolina: McFarland & Company, Inc., Publishers, 2023), 86.
[16] Ann Elias, Coral empire: underwater oceans, colonial tropics, visual modernity (Durham: Duke University Press, 2019), 6.
[17] Williamson et Aubry, Vingt ans sous les mers.
[18] Gary Kroll, America’s Ocean Wilderness, University Press of Kansas, 2008, 6.
[19] Kroll, 7.
[20] « Mes chasses sous-marines » (Payot, 1950), « Trois chasseurs sous la mer » (Arthaud, 1956)
[21] Développement à partir des films de John Huston (1956) et de Ron Howard (2015), de Chris Marker et Mario Ruspoli (1956)
[22] Anita Conti, L’océan, les bêtes et l’homme ou l’ivresse du risque (Paris: Payot et Rivages, 2002), 195.
[23] Conti, 197.
[24] Jonathan Palumbo (et Gustave Flaubert), Après la nuit animale : essai (Paris: Marest éditeur, 2018), 21.
[25] Justin Begley, « Animals in Early Modern Thought », in Encyclopedia of Early Modern Philosophy and the Sciences, éd. par Dana Jalobeanu et Charles T. Wolfe (Cham: Springer International Publishing, 2021), 1‑14, https://doi.org/10.1007/978-3-319-20791-9_628-1.
[26] Benedeit, Ian Short, et Brian S. Merrilees, Le voyage de Saint Brendan, Champion classiques 19 (Paris: H. Champion, 2006).
[27] Durafour, L’étrange créature du lac noir de Jack Arnold.
[28] Noël Carroll, The philosophy of horror, or, Paradoxes of the heart (New York: Routledge, 1990).
[29] Dominic Lennard, Brute force: animal horror movies, SUNY series horizons of cinema (Albany, New York: State University of New York, 2019), 43.
[30] Francis, « BEFORE AND AFTER “JAWS” ».
[31] Jackson et Simpson, This shark, swallow you whole, 9.
[32] I. Q. Hunter et Matthew Melia, éd., The Jaws book: new perspectives on the classic summer blockbuster (New York: Bloomsbury Academic, 2020), 79.
[33] Hunter et Melia, The Jaws book. Peter Krämer, ‘She was the first’ : The place of Jaws in American film history, p.19.
[34] Lennard, Brute force.
[35] On notera les multiples séries d’un genre inépuisable sur National Geographic Channel, Disney+ et bien d’autres canaux de distribution…
[36] Jackson et Simpson, This shark, swallow you whole.
[37] Hunter et Melia, The Jaws book.
[38] Lennard, Brute force.