lundi 25 novembre 2024

Steve Zissou et "La Vie Aquatique" de Wes Anderson (2004)


 Pourquoi écrire encore sur ce film de Wes Anderson, arrivé sur les écrans il y a une bonne vingtaine d'années ? Peut-être parce qu'un certain nombre de travaux consacrés au milieu marin, à ses habitants et à ses explorateurs sont venus étoffer l'ensemble des connaissances qu'on pouvait avoir sur cet univers. Peut-être aussi parce que, depuis plusieurs années maintenant les préoccupations environnementales se concentrent sur les océans de la planète, que de nombreux fillms et séries TV ont comme sujet ce monde sous-marin, ses explorateurs et les animaux marins. Et puis, il faut bien reconnaitre que la personnalité de certains des cinéastes les plus connus du monde sous-marin ont accompagné les années de jeunesse de bien des auteurs et des chercheurs ayant écrit et documenté ce monde, depuis au moins une cinquantaine d'années... Le film de Wes Anderson apparait d'ailleurs comme une mise en abyme de cette recherche, celle effectuée par le plus célèbre (ou l'un des plus célèbres...) des explorateurs : Jacques-Yves Cousteau.

 Le film de Wes Anderson, dédié à ‘Jacques Cousteau’ (on l’apprend dans le générique de fin), est sans aucun doute une parodie de la vie et de l’action du célèbre « explorateur ». Il se présente comme une reconstruction du récit mythologique : la quête initiatique du héros, son départ pour une odyssée incertaine et enfin le retour avec, peut-être, la délivrance que procure la réussite dans la recherche… Ce récit, dont l’objet consiste à poursuivre un animal dont l’existence n’est pas certaine (Zissou est le seul à l’avoir vu et n’a pas été en mesure de le filmer…) commence avec la relation d’un drame dans un film. On s’aperçoit ensuite que ce film a été projeté dans la salle d’un festival dont Steve Zissou est l’invité et qu’il est appelé ensuite à commenter sur scène.

Cette recherche, dont la construction emprunte à la fois à l’Odyssée et à Moby Dick (Herman Melville, 1851) est aussi une transformation. Ainsi que le souligne Carol Colatrella, elle débute avec la relation de la confrontation avec le ‘Jaguar-shark’ : « Anderson uses adaptation and allusion – standard mechanisms of pop culture dissemination – to transform the story of Ahab’s monomaniacal revenge from a prose Shakespearean tragedy into a hip, visual comedy about a neurotic oceanographic filmmaker’s scheme to kill a large, deadly fish. »[1]. La rencontre violente avec Moby Dick est mise en parallèle avec la manière dont Zissou parvient de justesse à échapper au requin-jaguar, dans la toute première séquence de ce film, tourné par l’équipe de Zissou .

Cet épisode est vécu comme un traumatisme violent, d’abord parce que Zissou perd son meilleur ami, Esteban du Plantier, mais aussi parce qu’il ne dispose d’aucune image permettant de corroborer son récit. En effet, il avoue avoir perdu sa caméra devant le public de la salle du festival de Loquasto, ce qui déclenche l’hilarité générale et jette un doute sur la véracité de cet épisode.

Ce sentiment de deuil, ainsi qu’une haine vengeresse qui habite Zissou, l’entrainent dans une poursuite interminable, semble-t-il, dans laquelle il implique aussi bien son équipage que sa propre épouse. Cependant, en dépit de ces prolégomènes a priori tragiques, le film apparait comme une version comique de la plupart des fictions maritimes tournées jusqu’alors – avec quelques exceptions notables comme certains films de pirates à partir des années 1980 – 1990. Les références ne manquent pas, en effet : une autorité contestée, des conditions de vie à bord qui encouragent les mutineries, des animaux mythiques, avec toujours, à la chute, un effet comique qui apparait comme un pied de nez aux prétentions scientifiques de l’équipe et au sentiment tragique qui émane des grands récits maritimes.

Bien entendu, le film brouille la frontière entre fiction et expérience vécue en incorporant des détails tirés de la vie et du travail de Cousteau : les références visuelles (les bonnets rouges), les personnages qui rappellent parfois ceux ayant existé (Eléanor – Simone ou Ned – Philippe…) l’obsession du détail technique, peut-être plus que de la technologie elle-même, l’impression d’assister à un bricolage un peu prétentieux… Le film ironise sur les prétentions scientifiques de Zissou et de son équipage d’explorateurs amateurs qui se piquent d’océanographie, en dépit d’un manque évident de formation[2]. C’est ainsi que, comme dans les films et les livres de Cousteau, les membres de l’équipage sont décrits par des plans individualisés et des rappels de leur histoire personnelle et de leur spécialité. Anderson insère cette séquence dans son film par le biais d’un documentaire, avec en off la voix de Zissou.

Les références à d’autres films sont nombreuses, par exemple lorsqu’il s’agit de montrer les frustrations d’un réalisateur lorsqu’un tournage ne se passe pas comme il le voudrait : 8½ de Fellini, par exemple. Cependant, Zissou est plus que cela et sa trajectoire brouille les frontières entre l’explorateur et le cinéaste. On pourrait penser à une réflexion sur la condition de ces explorateurs qui s’improvisent cinéastes, mais on peut tenter d’élargir la critique en filigrane de Wes Anderson : si, en effet, ces réalisateurs de films d’exploration maritime des années de l’immédiat après-guerre sont loin des productions sophistiquées des studios, ils n’en reste pas moins que leurs films ont été, au cours de la première moitié du XXème siècle, à l’origine d’un genre particulier du film animalier, ayant pris ses distances avec le film de science proprement dit en créant un mode de narration original dans lequel le cinéaste et l’explorateur sont parties prenantes dans leur représentation du monde naturel[3].

Moby Dick et The Life Aquatic ont tous deux pour objet la chasse, mais pas n’importe laquelle, puisqu’il est question de la poursuite d’un animal dangereux, aux caractéristiques physiques hors norme et que peu nombreux sont ceux qui ont survécu après l’avoir rencontré. En ce sens, tous les éléments sont réunis pour faire de ces récits une tragédie et pourtant on reste au bord du chemin chez Anderson. En effet, contrairement à Ahab dans ses relations avec son équipage, il y a beaucoup d’affect dans les relations entre les différents protagonistes chez Anderson. Le tragique est vu avec distance : on évite les larmes et on ne se prive pas d’un effet comique, au tout début, avec la relation filmée de la mort d’Esteban. Les bonnets rouges eux-mêmes, omniprésents dans l’image, participent à cette distanciation : ils rappellent un des signes distinctifs de l’Equipe Cousteau. Mais leur défilé en groupe dans le palais des festivals de Loquasto est arrêté par l’interpellation dont Zissou fait l’objet et qui dégénère en un incident peu glorieux. Le choix de la représentation du requin (un artefact gonflable, en plus d’être grossièrement tacheté) n’est pas étranger non plus à cette ambivalence : le pauvre Esteban a été oublié lorsque l’équipage, rassemblé derrière Zissou, est rendu muet et émerveillé devant le spectacle de l’animal qui défile devant leur soucoupe plongeante.

On pourrait encore s’intéresser à certaines relations entre les personnages, la plus développée étant certainement celle qui relie Zissou à Ned Plimpton, son « would be unknown son ». De la révélation de sa paternité, au début du film, et jusqu’à la mort du personnage incarné par Owen Wilson, c’est un jeu de relations complexes qui se met en place entre eux : après la reconnaissance par Zissou, ce sera plus tard la rivalité autour d’une journaliste (incarnée par Cate Blanchett) et finalement la mort de Ned, dans le crash d’un hélicoptère, un rappel de celle du propre fils de Cousteau en 1979. Ce drame n’empêche pas cependant l’équipe de poursuivre la traque, mais peut-être a-t-il influencé la décision de Zissou de ne pas chercher à tuer l’animal. Et la chasse se transforme donc en une vision édénique de la Nature, ce qui là encore correspond, en raccourci, à la propre trajectoire de Cousteau…

 

R. E.



[1] Carol Colatrella, « The Life Aquatic of Melville, Cousteau, and Zissou: Narrative at Sea », Leviathan 11, no 3 (octobre 2009): 79‑90, https://doi.org/10.1111/j.1750-1849.2009.01210.x.

[2] On peut penser ici à la réflexion de Myriam Marcil-Bergeron, « Asphyxier l’océan une conquête à la fois : l’exploration sous-marine chez Philippe Diolé et Philippe Tailliez », Tangence, no 125‑126 (12 novembre 2021): 29‑42, https://doi.org/10.7202/1083861ar.

[3] Gregg Mitman, Reel nature: America’s romance with wildlife on films (Cambridge, Mass., Etats-Unis d’Amérique: Harvard University Press, 1999). Voir Chap.2, p.26-35 : Science versus showmanship on the silent screen.


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