Cette recherche, dont la construction emprunte à la fois à
l’Odyssée et à Moby Dick (Herman Melville, 1851) est aussi une transformation. Ainsi
que le souligne Carol Colatrella, elle débute avec la relation de la
confrontation avec le ‘Jaguar-shark’ : « Anderson uses adaptation and
allusion – standard mechanisms of pop culture dissemination – to transform the
story of Ahab’s monomaniacal revenge from a prose Shakespearean tragedy into a
hip, visual comedy about a neurotic oceanographic filmmaker’s scheme to kill a
large, deadly fish. »[1]. La
rencontre violente avec Moby Dick est mise en parallèle avec la manière dont
Zissou parvient de justesse à échapper au requin-jaguar, dans la toute première
séquence de ce film, tourné par l’équipe de Zissou .
Cet épisode est vécu comme un traumatisme violent, d’abord parce
que Zissou perd son meilleur ami, Esteban du Plantier, mais aussi parce qu’il
ne dispose d’aucune image permettant de corroborer son récit. En effet, il
avoue avoir perdu sa caméra devant le public de la salle du festival de
Loquasto, ce qui déclenche l’hilarité générale et jette un doute sur la
véracité de cet épisode.
Ce sentiment de deuil, ainsi qu’une haine vengeresse qui habite
Zissou, l’entrainent dans une poursuite interminable, semble-t-il, dans
laquelle il implique aussi bien son équipage que sa propre épouse. Cependant,
en dépit de ces prolégomènes a priori tragiques, le film apparait comme une
version comique de la plupart des fictions maritimes tournées jusqu’alors –
avec quelques exceptions notables comme certains films de pirates à partir des
années 1980 – 1990. Les références ne manquent pas, en effet : une
autorité contestée, des conditions de vie à bord qui encouragent les
mutineries, des animaux mythiques, avec toujours, à la chute, un effet comique
qui apparait comme un pied de nez aux prétentions scientifiques de l’équipe et
au sentiment tragique qui émane des grands récits maritimes.
Bien entendu, le film brouille la frontière entre fiction et
expérience vécue en incorporant des détails tirés de la vie et du travail de
Cousteau : les références visuelles (les bonnets rouges), les personnages
qui rappellent parfois ceux ayant existé (Eléanor – Simone ou Ned – Philippe…) l’obsession
du détail technique, peut-être plus que de la technologie elle-même,
l’impression d’assister à un bricolage un peu prétentieux… Le film ironise sur
les prétentions scientifiques de Zissou et de son équipage d’explorateurs
amateurs qui se piquent d’océanographie, en dépit d’un manque évident de
formation[2]. C’est
ainsi que, comme dans les films et les livres de Cousteau, les membres de
l’équipage sont décrits par des plans individualisés et des rappels de leur
histoire personnelle et de leur spécialité. Anderson insère cette séquence dans
son film par le biais d’un documentaire, avec en off la voix de Zissou.
Les références à d’autres films sont nombreuses, par exemple
lorsqu’il s’agit de montrer les frustrations d’un réalisateur lorsqu’un
tournage ne se passe pas comme il le voudrait : 8½ de Fellini, par exemple.
Cependant, Zissou est plus que cela et sa trajectoire brouille les frontières
entre l’explorateur et le cinéaste. On pourrait penser à une réflexion sur la
condition de ces explorateurs qui s’improvisent cinéastes, mais on peut tenter
d’élargir la critique en filigrane de Wes Anderson : si, en effet, ces
réalisateurs de films d’exploration maritime des années de l’immédiat
après-guerre sont loin des productions sophistiquées des studios, ils n’en
reste pas moins que leurs films ont été, au cours de la première moitié du XXème
siècle, à l’origine d’un genre particulier du film animalier, ayant pris ses
distances avec le film de science proprement dit en créant un mode de narration
original dans lequel le cinéaste et l’explorateur sont parties prenantes dans leur
représentation du monde naturel[3].
Moby Dick et The Life Aquatic ont tous deux pour objet la chasse,
mais pas n’importe laquelle, puisqu’il est question de la poursuite d’un animal
dangereux, aux caractéristiques physiques hors norme et que peu nombreux sont
ceux qui ont survécu après l’avoir rencontré. En ce sens, tous les éléments
sont réunis pour faire de ces récits une tragédie et pourtant on reste au bord
du chemin chez Anderson. En effet, contrairement à Ahab dans ses relations avec
son équipage, il y a beaucoup d’affect dans les relations entre les différents
protagonistes chez Anderson. Le tragique est vu avec distance : on évite
les larmes et on ne se prive pas d’un effet comique, au tout début, avec la
relation filmée de la mort d’Esteban. Les bonnets rouges eux-mêmes,
omniprésents dans l’image, participent à cette distanciation : ils
rappellent un des signes distinctifs de l’Equipe Cousteau. Mais leur défilé en
groupe dans le palais des festivals de Loquasto est arrêté par l’interpellation
dont Zissou fait l’objet et qui dégénère en un incident peu glorieux. Le choix
de la représentation du requin (un artefact gonflable, en plus d’être
grossièrement tacheté) n’est pas étranger non plus à cette ambivalence :
le pauvre Esteban a été oublié lorsque l’équipage, rassemblé derrière Zissou,
est rendu muet et émerveillé devant le spectacle de l’animal qui défile devant
leur soucoupe plongeante.
On pourrait encore s’intéresser à certaines relations entre les
personnages, la plus développée étant certainement celle qui relie Zissou à Ned
Plimpton, son « would be unknown son ». De la révélation de sa
paternité, au début du film, et jusqu’à la mort du personnage incarné par Owen
Wilson, c’est un jeu de relations complexes qui se met en place entre
eux : après la reconnaissance par Zissou, ce sera plus tard la rivalité
autour d’une journaliste (incarnée par Cate Blanchett) et finalement la mort de
Ned, dans le crash d’un hélicoptère, un rappel de celle du propre fils de
Cousteau en 1979. Ce drame n’empêche pas cependant l’équipe de poursuivre la
traque, mais peut-être a-t-il influencé la décision de Zissou de ne pas
chercher à tuer l’animal. Et la chasse se transforme donc en une vision
édénique de la Nature, ce qui là encore correspond, en raccourci, à la propre
trajectoire de Cousteau…
R. E.
[1] Carol Colatrella,
« The Life Aquatic of Melville, Cousteau, and Zissou: Narrative at Sea »,
Leviathan 11, no 3 (octobre 2009): 79‑90,
https://doi.org/10.1111/j.1750-1849.2009.01210.x.
[2] On peut
penser ici à la réflexion de Myriam
Marcil-Bergeron, « Asphyxier l’océan une conquête à la fois :
l’exploration sous-marine chez Philippe Diolé et Philippe Tailliez », Tangence,
no 125‑126 (12 novembre 2021): 29‑42,
https://doi.org/10.7202/1083861ar.
[3] Gregg Mitman, Reel
nature: America’s romance with wildlife on films (Cambridge, Mass.,
Etats-Unis d’Amérique: Harvard University Press, 1999). Voir Chap.2, p.26-35 : Science
versus showmanship on the silent screen.
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