Le développement
des techniques cinématographiques particulières permettant de filmer sous la mer ne peut être dissocié du
contexte culturel de l’époque qui voit leur apparition. A l’instar
de Louis Boutan pour la photographie sous-marine, d' Etienne-Jules Marey qui étudie le mouvement des animaux marins, le nom de John Ernest
Williamson est associé à l’invention et à l’exploitation de techniques de
tournage de films sous la mer.
En réalité,
l’invention de cet habitacle et du tube étaient dus à son père, le Capitaine
Charles Williamson, qui en 1903 avait breveté un dispositif consistant en un
caisson d’où pouvaient sortir les bras d’un plongeur – qui était décrit comme
ressemblant à une ‘sorte de lanterne chinoise immergée’ – pour fouiller le fond
marin et un tube flexible qui permettait d’atteindre ce caisson à l’aide d’une
échelle. Conçu au départ pour aider à renflouer des navires naufragés, Charles
Williamson voulait se servir de ce matériel pour aider à récupérer des
cargaisons de navires coulés ou échoués non loin des côtes. En 1911, après
avoir créé une société, la ‘Williamson Submarine Corporation’, l’ancien
officier de marine effectua plusieurs tentatives afin de tenter de récupérer un
stock d’argent des cales du Merida,
un navire de la Compagnie Maritime Ward[1].
Ces tentatives demeurèrent infructueuses, mais elles permirent à son fils, John
Ernest, d’imaginer et de mettre au point le système qui allait lui permettre
d’aller filmer sous la mer. En effet, pour J. E. Williamson, il suffisait de
perfectionner et d’agrandir l’invention de son père pour pouvoir y installer
l’appareillage dont il avait besoin.
Pour cela, John
Ernest conçut un caisson spécial, bien plus large et lourd que celui construit
par son père, muni d’un hublot d’un diamètre d’un mètre cinquante et d’une
épaisseur de quatre centimètres, environ. Williamson le baptisa ‘Photosphère’.
L’engin était attaché au bout d’un tube flexible, tout comme celui de son père,
mais de dimensions plus modestes, puisqu’il n’était plus question d’y descendre
à l’aide d’une échelle de corde. L’équipement fut ensuite transporté aux
Bahamas, où le long des côtes la lumière du jour peut atteindre des profondeurs
de l’ordre de 50 mètres, ce qui rendait possible la photographie à de telles
profondeurs.
L’ampleur du projet ressort cependant d’une description que Williamson fait de la fabrication du caisson : « J’allai aux forges de Pennsylvanie et pris moi-même toutes les dispositions pour le moulage de ma nouvelle chambre sous-marine qui, complète, avec sa large baie de verre, devait peser près de quatre tonnes. Des spécialistes en fabrication d’instruments optiques acceptèrent de me livrer des lentilles et des films répondant à mes indications. Des ingénieurs spécialistes s’engagèrent à fournir l’éclairage nécessaire à mes projecteurs sous-marins à l’aide de vapeur de mercure. »[2]
Fig. 1. La
Photosphère : image tirée du livre de J. E. Williamson, Vingt Ans sous les Mers
L’ampleur du projet ressort cependant d’une description que Williamson fait de la fabrication du caisson : « J’allai aux forges de Pennsylvanie et pris moi-même toutes les dispositions pour le moulage de ma nouvelle chambre sous-marine qui, complète, avec sa large baie de verre, devait peser près de quatre tonnes. Des spécialistes en fabrication d’instruments optiques acceptèrent de me livrer des lentilles et des films répondant à mes indications. Des ingénieurs spécialistes s’engagèrent à fournir l’éclairage nécessaire à mes projecteurs sous-marins à l’aide de vapeur de mercure. »[2]
Fig.2. Diagramme de la Photosphère attachée à une barge
à l’aide du tube flexible. Image fournie par Laurent Mannoni
Avec son frère George,
John Ernest forma une société, appelée la Submarine Film Corporation, et au
printemps 1914 ils tournèrent leur premier long métrage, un film d’une heure
répertorié comme étant une émanation de la ‘Williamson Expeditionary Picture’
et intitulé Thirty Leagues under the Sea.
Le documentaire montrait le fonctionnement de la Photosphère et insistait sur la
dépendance des Bahamas par rapport à l’océan. Le ‘clou’ du film était le combat
de John Ernest avec un requin, combat qui s’achevait par la mort de l’animal,
poignardé par le plongeur, lequel ayant pris soin cependant de rester dans le
champ de la caméra. Bien que le film soit réputé perdu, la Librairie du Congrès
en conserve une quarantaine de photographies, déposées au moment du copyright.
Les frères
Williamson comprirent assez vite que des films de fiction avaient un réel
potentiel commercial, et le roman de Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les Mers, s’imposait manifestement pour une
première adaptation. Il s’agissait cependant d’un projet nécessitant
d’importants investissements, et bien que Williamson reste assez imprécis sur
les conditions du financement du système, Carl Lemmle fut tout de suite intéressé
par le sujet et, grâce à un partenariat avec Universal, les frères Williamson
retournèrent filmer aux Bahamas au printemps 1916.
Selon Nicole
Starosielski, cette période pionnière du cinéma sous-marin, dans le contexte
politique et historique de l’époque, doit être mise en perspective avec les
conflits entre puissances maritimes et les relations entre colonisateurs et
populations indigènes. Les systèmes construits par Williamson pour filmer sous
la mer utilisaient des technologies développées par les militaires, et
Williamson lui-même sollicita l’aide de l’US Navy à plusieurs reprises. D’autre
part, l’époque elle-même – celle de la guerre et de l’omniprésence des
sous-marins allemands dans l’Atlantique – établissait un état d’esprit
favorable pour lancer des films tournés sous la mer, comme Williamson lui-même
le reconnait : « Malgré tout, Broadway restait Broadway. Il faut plus
qu’une guerre, pour éteindre l’esprit du monde des spectacles. On donne des
représentations jusque dans les tranchées. Durant les périodes d’inquiétude et
d’incertitude, les distractions qui vous font rire ou pleurer sont un
soulagement, une soupape de sûreté. Malgré l’horreur et les tragédies qu’elle
provoquait chaque jour, il y avait un élément romanesque dans cette guerre
sous-marine auquel le sport de la chasse n’était pas étranger, et pouvoir le
présenter à Broadway serait un coup de maitre. »[3]
Peu de temps avant les premières projections publiques de Twenty Thousand Leagues under the Sea (1916), un sous-marin
allemand avait coulé plusieurs navires britanniques. Et, selon Williamson
lui-même, l’exploit du sous-marin arrivait à point nommé pour assurer le
lancement public du film…
Bien qu’ils aient
étés les premiers à avoir été tournés sous la mer, les films de Williamson
étaient le prolongement d’une culture de la représentation du monde marin déjà
bien établie. Parmi différentes possibilités, la vue frontale imposée par
l’aquarium demeurait le mode d’appréhension du monde sous-marin le plus répandu
à l’époque. Elle imposait par ailleurs l’idée d’une séparation définitive du
corps humain d’avec le monde aquatique. A l’époque, les représentations du
monde sous-marin étaient plus largement celles effectuées par la littérature,
les illustrations, les dessins scientifiques et quelques pionniers de la
photographie sous-marine, comme Louis Boutan (1859-1934) ou William Thompson
(1822-1879).
La construction
d’aquariums était le seul moyen de voir de près à quoi pouvait ressembler la
vie sous-marine, et des installations permanentes ou temporaires essaimaient
dans le monde européen et nord-américain : on notera ainsi les
installations de l’exposition universelle de 1867 à Paris, ou les installations
permanentes du Great New York Aquarium (1876). L’aquarium représentait certainement
alors – et représente toujours – un moyen privilégié d’observer, vivantes et
dans une reproduction plus ou moins fidèle de leur milieu naturel, des
créatures dont le nom ou l’aspect suffisaient parfois à provoquer terreur ou
répulsion. Le cinéma, en revanche, s’est rapidement affirmé comme le moyen
d’enregistrer et de conserver le témoignage de formes de vie et d’un milieu
auquel seuls quelques privilégiés pouvaient accéder. Il faut aussi considérer
que, dans les premières années du cinématographe, les techniques de tournage
imposaient des vues frontales – on parlait alors de ‘vues’ et non pas de
‘plans’ – et que ce positionnement de la caméra relevait de l’institution d’un
point de vue unique, avec une seule valeur de plan, ce qui ne pouvait que renforcer
l’analogie avec le spectacle auquel les visiteurs accédaient lorsqu’ils
contemplaient l’aquarium.
Ce cinéma des
deux premières décennies du 20ème siècle conservait de très fortes
analogies avec le théâtre : le point de vue unique et les vues frontales,
sans possibilité de changer d’axe ou de position (on pourrait parler aussi
d’angle de prise de vue), renforçaient en quelque sorte l’analogie avec la
représentation au théâtre et la position fixe du spectateur dans la salle.
L’aquarium pouvait dès lors être regardé comme on appréhende la scène.
Cependant, il ne s’agissait pas non plus de paysages offerts au regard :
ces lieux étaient l’endroit où se jouaient drames et comédies, scènes d’amour
et de mises à mort, tels que Jean Painlevé en viendrait à les représenter plus
tard, au moment où le cinéma, émancipé du cinématographe, aurait gagné
l’autonomie du point de vue. Williamson n’hésitait pas à construire ses films
autour de cet anthropomorphisme commun, qui consiste à prêter des caractères
humains à des formes vivantes dans la Nature. La pieuvre et le requin sont
ainsi tous désignés pour tenir le rôle de ‘méchants’, et parfois même, dans ses
écrits il n’hésite pas à inciter les spectateurs de ses films à se
« glisser dans les pensées d’un poisson confronté à la brutale invasion
des humains… » Des personnifications que l’on retrouvera plus tard dans
les films de Disney, mais aussi chez Painlevé et Cousteau, quoique dans un
registre plus proche de la fiction et d’une poésie qu’on pourrait qualifier de
« surréaliste » – au moins chez Painlevé. De façon évidente cependant,
on rencontre dans la construction narrative des films de Williamson ce que l’on
verra à l’œuvre plus tard chez Painlevé et Cousteau, une manière de s’adresser
au spectateur en construisant une œuvre où une succession d’évènements plus ou
moins imprévus tendrait à produire des « chocs » caractéristiques de
ce que des théoriciens du cinéma, en particulier Tom Gunning et André
Gaudreault, ont appelé un « cinéma des attractions ». On retourne ici
aux racines du spectacle en tant qu’attraction – notion empruntée par Gunning
aux théories de Sergueï Eisenstein : « Le terme ‘attractions’ vient,
bien sûr, du jeune Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein et de sa tentative de
trouver un nouveau modèle, un nouveau mode d’analyse pour le théâtre. Dans sa
quête de ‘l’unité d’impression’ dans l’art dramatique, fondement d’une analyse
qui ébranlerait le théâtre de représentation réaliste, Eisenstein a rencontré
le terme ‘attraction’ [qui] soumettait franchement le spectateur à un ‘impact
sensuel ou psychologique… A l’époque comme de nos jours, ‘l’attraction’ était
un terme du champ de foire, et pour Eisenstein et son ami Youtkevitch il
faisait allusion avant tout à leur attraction de foire préférée, les montagnes
russes… »[4]
Par ailleurs, toujours selon Gunning, une pratique récurrente du cinéma
primitif était « l’adresse directe au public, par laquelle une attraction
est offerte au spectateur par un montreur de cinéma… l’exhibition théâtrale
prend le pas sur le contenu narratif, privilégiant la stimulation directe par
le choc ou la surprise au lieu de dévoiler une histoire ou de créer un univers
diégétique. »[5]
Les films, dans cette optique, cherchent plus surement à impressionner le
spectateur qu’à développer une construction narrative complexe ou une réflexion
sur la forme filmique elle-même. Le spectacle offert par ces premières vues
réalisées sous la mer avait certainement la qualité de la découverte d’un monde
étrange, permettant même d’accéder de la sorte au spectacle des origines du
monde.
Williamson ne
cherchait pas manifestement à inscrire ses films dans le cadre de la recherche
scientifique. Bien au contraire, la description du monde sous-marin comme espace
exotique est à mettre en relation avec la vision que ses contemporains avaient
de cet environnement et des populations humaines qui en peuplaient le littoral.
Pour Nicole Starosielski, « comme la plupart des films ethnographiques de
l’époque, les films de Williamson cherchaient à montrer le corps des indigènes
et nourrissaient ainsi un appétit largement répandu pour des images d’un ‘Autre
racial’ (racialized Other). Parce
qu’il filmait aux Bahamas, Williamson était dépendant du travail et des
connaissances des habitants, pour la navigation, pour le transport des
équipements, la plongée et la figuration…»[6]
Pêche et chasse sous-marines sont le principal moyen de subsistance de ces
populations et deviennent, par conséquent, une figure importante de ses
films.
Pour les
insulaires, le travail avec Williamson représentait une activité générant des
revenus appréciables, même si pour cela ils devaient se prêter au jeu de la figuration
dans ses films. Dans Thirty Leagues under
the Sea, Williamson met en scène une séquence au cours de laquelle de
jeunes garçons plongent pour rechercher les pièces de monnaie qu’il a lui-même
jeté à la mer. Le réalisateur filme alors les corps noirs des nageurs qui
s’enfoncent sous la mer, montrant de la sorte leur aisance et leur mobilité
sous les flots. Une autre séquence – peut-être la plus célèbre dans l’œuvre
filmée de Williamson – montre le combat au couteau d’un plongeur contre un
requin. Cette insistance sur le corps des indigènes se retrouve dans
différentes séquences, dans plusieurs de ses films, et on remarquera d’ailleurs
que, dans Vingt Mille Lieues sous les
Mers, en accord avec le roman de Jules Verne, le Capitaine Nemo est un
Indien et est incarné par un comédien au visage très sombre. Les vêtements de
Nemo, tout comme son jeu d’acteur, rappellent ses origines. Nemo est aussi, à
l’instar des habitants des iles, un navigateur hors pair, qui comme le rappelle
N. Starosielski, « utilise l’extraterritorialité et la mobilité permises
par le milieu sous-marin pour résister aux chausses trappes de la civilisation
et aux pièges tendus par les représentants de l’Empire britannique. »[7]
Ce monde sous-marin est l’espace où cet ‘Autre racial’ peut échapper aux
structures oppressives du pouvoir colonial.
L’autre élément
spectaculaire et central dans les films de Williamson est représenté par ce
qu’on pourrait appeler ‘les dangers de l’Océan’ : dans With Williamson beneath the Sea (1932),
plusieurs séquences montrent les périls auxquels sont confrontés ceux qui
effectuent des recherches à l’intérieur de navires coulés. Une pieuvre
mécanique (conçue, fabriquée et brevetée par Williamson pour Vingt Mille Lieues sous les Mers)
s’empare d’un plongeur et l’entraine au fond de la mer[8] ;
un autre plongeur est piégé dans des sables mouvants, mais est fort
heureusement sauvé à temps ! Dans une autre séquence, la caméra s’attarde
sur les restes d’un squelette humain, illustrant ainsi le fait qu’au fond des
océans, « merveilles et tragédies vont côte à côte. »
Les films de
l’époque, et ceux de Williamson en font partie, étaient encore très influencés
par les panoramas et les dioramas, qui étaient très en vogue et constituaient
l’une des principales formes de divertissement ‘optique’ du 19ème
siècle – en particulier les panoramas mobiles, dont les rouleaux se défaisaient
progressivement pour donner aux spectateurs l’illusion du mouvement[9].
On peut rapprocher les séquences sous-marines des films de Williamson de ces
panoramas mobiles, en particulier les contemplations de paysages subaquatiques,
exempts de toute présence humaine dans le cadre. Comme le note Jonathan
Christopher Crylen, à propos d’une séquence de Vingt Mille Lieues sous les Mers d’une durée de 9 minutes et
montrant un paysage sous-marin, « les plans ne laissent percevoir ni un
point de vue cohérent ni même un mouvement stable du Nautilus. Parfois le cadre
est stable, en particulier lorsque la caméra se focalise sur un animal ou un
évènement en particulier ; le plus souvent, le panoramique latéral évoque
à la fois le mouvement effectué par un panorama monté sur roulements et une
déambulation tranquille devant un tel paysage. »[10]
En dehors de ces
aspects plus ouvertement culturels du cinéma de Williamson – les longs plans
sur les paysages sous-marins, l’analogie avec l’aquarium et l’insistance sur la
représentation des corps en mouvement – ce sont les conditions matérielles qui
ont rendu possibles ces films qu’il nous faut aborder – ce que Crylen nomme enabling technologies[11].
Le cinéma et l’ensemble des techniques qui le rendent possible, de la
conception à la diffusion, est intégré dans un système technique de grande
taille (ou macro-système technique) dans lequel plusieurs éléments doivent être
pris en compte, à commencer par les industries qui ont permis la construction
des deux éléments qui forment l’ossature du système de prise de vues (en dehors
de la caméra elle-même) : le tube sous-marin et la photosphère. A
l’époque, on commence déjà à considérer sérieusement la possibilité de la
plongée dans les grands fonds. Les précurseurs de l’exploration des grandes
profondeurs sont, à la fin des années 1920, deux américains : William
Beebe et Otis Barton, qui avec un engin de leur conception, un submersible de
forme sphérique nommé Batysphère,
vont plonger jusqu’à des profondeurs de près de 1000 mètres. La photosphère de
Williamson a été construite quinze ans avant celle des deux inventeurs, mais
elle n’était pas destinée à aller aussi loin en profondeur. Cependant, il est
possible d’évaluer les conditions de la fabrication et de la mise en service
des deux dispositifs comme étant le résultat des conditions matérielles existant
dans un même système de production.
Le tube
sous-marin qui va relier la photosphère à la surface a été inventé par le
Capitaine de vaisseau Charles Williamson, le père de John Ernest Williamson.
Cet appareil était conçu afin de faciliter les travaux sous la mer et
permettre, le cas échéant, de remonter la cargaison des navires échoués, voire
de les renflouer. Selon un article du Scientific
American de 1913, le dispositif consistait en trois éléments : « un
navire en surface de dimension quelconque, un terminal sous-marin fonctionnant
comme une cabine à partir de laquelle des opérateurs effectuaient le travail,
et un tube métallique souple reliant le navire en surface à la cabine
sous-marine »[12]
La cabine au
fond de la mer comportait à l’extérieur
de petits casques avec hublot et des bras articulés, ce qui permettait à
l’opérateur de glisser sa tête et ses bras à l’intérieur afin d’accomplir son
travail. La cabine était complètement étanche et ne disposait que d’une
ouverture pour le tube ce qui, en théorie, pouvait permettre à un homme de s’y glisser
et de descendre à l’aide d’une échelle de corde. Le tube lui-même comportait,
d’après la description du Scientific
American, « une série de sections reliées par des anneaux rigides, les
sections pouvant ainsi être raccordées les unes aux autres. Chaque section
était revêtue d’un matériau souple tendu par-dessus une série d’anneaux
métalliques… A l’aide d’un treuil attaché sur le dessus de la cabine, le
dispositif pouvait être remonté à la surface, et reprendre sa place dans un
habitacle sur la barge. Une fois remontée toute la cabine, les sections
pouvaient être démontées et rangées. »[13]
Illustration pour le brevet du tube de Charles Williamson (1903) |
La photosphère
en revanche fut une invention de John Ernest Williamson. C’était un globe en
acier de grandes dimensions : 1,80m par 2,50m, avec un tube de forme
conique attaché à une extrémité et à travers lequel on pouvait observer
l’extérieur. Dans ce globe pouvaient loger quatre ou cinq personnes ou,
alternativement un opérateur et sa caméra – on sait que les caméras 35mm de
l’époque étaient des engins particulièrement lourds et encombrants. Williamson
pouvait communiquer avec l’opérateur par téléphone, ou simplement en criant ses
ordres à travers le tube, tout en demeurant sur le pont du bateau.
L’entonnoir
cylindrique attaché côté hublot était une pièce importante : il devait
d’un côté assurer un angle de champ important à l’opérateur de prise de vues,
tout en empêchant les reflets indésirables de venir parasiter l’image.
L’opérateur pouvait cadrer à l’aide d’un viseur déporté de 5 pouces, situé sur
le côté de la caméra. Autre élément d’importance, il fallait résister à la
pression de l’eau, ce que l’épaisseur du verre du hublot seule ne pouvait
assurer. Pour empêcher le verre d’éclater, la pression de l’air à l’intérieur
de l’entonnoir devait égaler la pression de l’eau à l’extérieur. Le problème
fut résolu en rendant l’entonnoir étanche, en le connectant à une conduite et à
une pompe manuelle opérée par le caméraman, et en installant un manomètre qui
permettait de vérifier les pressions conjointes de l’air et de l’eau.[14]
Fig. 3 La photosphère à l’œuvre ainsi que la ‘pieuvre mécanique’ utilisée pour le tournage de 20000 Lieues sous les Mers
La manipulation
de l’engin était cependant des plus délicates, et les courants pouvaient
entrainer la cabine contre les rochers, éventualité redoutable comme le montre
l’épisode décrit par Williamson au début de son livre de mémoires :
« […] nous étions des novices dans un royaume inconnu, aux prises avec des
forces étranges, et nous avions encore beaucoup à apprendre. Nous ne tardâmes
pas à nous en apercevoir un jour que nous fîmes descendre notre appareil parmi
d’énormes bancs de coraux. Eblouis, retenant notre respiration nous
contemplions les étranges merveilles de la vie sous-marine qui se déroulaient
devant nous dans un panorama plein de couleur quand soudain, comme un essaim
d’oiseaux effrayés, un banc de poissons passa rapidement devant nos fenêtres,
puis immédiatement après la grande sphère d’acier se pencha de côté et
bascula : nous étions pris dans un courant sous-marin. Avec un bruit terrible
nous fûmes projetés contre un massif de coraux en forme de dôme. Le tube
flexible se courba et nous fîmes la culbute avec tout ce qui se trouvait dans
notre cabine. Cependant, même dans la terreur et l’angoisse de cet instant, mon
esprit n’était préoccupé que par une pensée, l’immense fenêtre de verre !
Si elle cédait, si elle était brisée ou seulement fendue ce serait la fin de
mes expériences sous-marines. »[15]
Si le verre du hublot s’était brisé, et bien que la sphère ne se trouvait pas à
une profondeur importante, les conséquences en auraient été bien plus graves
que ne pouvait l’imaginer Williamson. Un épisode semblable, rapporté par
William Beebe, montre les conséquences d’une fuite dans le Batysphère, l’engin conçu et fabriqué avec Otis Barton en 1930,
lors d’une plongée en eaux profondes sans personnel à bord. Ayant remonté
l’appareil à bord, ils découvrirent qu’il était inondé et rempli d’eau.
Celle-ci était soumise à une très forte pression et lorsque Beebe tenta
d’ouvrir une trappe d’évacuation, celle-ci explosa et fut expédié à plusieurs
mètres de distance sous l’effet de la pression, suivie par l’eau qui se
trouvait à l’intérieur[16].
Des difficultés
relatives à la construction et à la mise au point des équipements utilisés par
Williamson, mais aussi par d’autres inventeurs-entrepreneurs, tels que Beebe et
Barton ou, plus tard Cousteau et Gagnan, on peut inférer une relation avec le
système de production industrielle de l’époque, la production dans les aciéries
en particulier. Pour Jonathan Crylen, la constitution d’une industrie portée
par la production de l’acier est de première importance pour la constitution du
« microsystème technique » qui se met en place avec la conception et
la fabrication d’engins pouvant permettre l’exploration des fonds marins[17].
La Pennsylvanie, à l’époque où Williamson fait mouler et usiner la Photosphère,
est l’un des principaux centres industriels du pays et abrite plusieurs
aciéries importantes. Ces centres industriels étaient des points névralgiques
de la confrontation entre syndicats ouvriers et propriétaires des aciéries. Ils
verront aussi la mise en place de l’Organisation Scientifique du Travail de F.
W. Taylor. Les contrats des aciéries avec l’armée américaine, et la mise en
place de lignes de production pouvant permettre d’honorer ces contrats,
explique sans doute en partie le fait que Williamson ait pu faire réaliser ce
qui reste un prototype au regard des normes de la production industrielle. Pour
Crylen, en effet, « la Photosphère de Williamson et les films qu’il a pu
réaliser grâce à cet engin, ont étés en partie rendus possibles par le
taylorisme. »[18]
Pointant les conditions pénibles du travail dans les aciéries, il remarque le
paradoxe que constituent des conditions de production particulièrement néfastes
pour l’environnement et les hommes comparées aux images idéalisées d’une nature
exempte de toute technologie.
La Photosphère serait cependant, tout comme
un peu plus tard la Bathysphère de
Beebe et Barton, un élément représentatif des techniques métallurgiques de
l’époque. On ne dispose pas d’éléments approfondis concernant sa construction ;
cependant, dans le cas de la Bathysphère,
on sait qu’elle a été forgée à partir d’une pièce unique, à la manière des
cloches d’église. Le processus consistait à fabriquer un moule de l’intérieur
de la sphère à partir de sable et d’argile, puis un deuxième moule pardessus,
en laissant un espace entre les deux qui serait ensuite rempli par de l’acier
en fusion. Les câbles de treuillage et de suspension étaient fabriqués à partir
de matériaux très résistants, en utilisant des techniques semblables à celles
que l’on trouve dans les cages d’ascenseur[19].
La première Bathysphère, construite
en 1929, est une boule d’acier relativement petite ayant un diamètre de 1,45m,
une épaisseur de 3,75cm et pesant 2250kg à l’air libre et 875kg dans l’eau.
Elle était suspendue à un câble d’acier de 20mm de diamètre et le long duquel on
avait agrafé un câble électrique et un autre câble pour le téléphone. A
l’inverse de la Photosphère, l’engin
était conçu pour les grandes profondeurs et, en août 1949, Otis Barton
atteignit la profondeur de 1370 mètres, ce qui était considérable avec un tel
appareil[20].
Conclusion :
A ce point de l’exploration du monde sous-marin et de sa représentation, tant
littéraire que filmique, il est possible de considérer que la dimension
culturelle de l’équipée est inséparable de sa dimension matérielle. En effet,
que seraient devenus les projets des Williamson sans la constitution du système
technique représenté par l’industrie métallurgique américaine de la deuxième
moitié du 19ème siècle ? De la même manière, on peut considérer
que le développement du microsystème technique constitué par la photographie a
bien été à l’origine de l’impulsion visant à représenter de manière réaliste
les fonds marins. Les techniques de représentation réaliste du mouvement en
seront d’abord un prolongement et un perfectionnement en termes de
visualisation scientifique, avant de finir par constituer un système intégré de
production d’images cinématographiques du monde sous-marin tel que nous le
connaissons aujourd’hui.
[1] Article : ‘Going Down in a Tube to Hunt for Sunken
treasures’, The New York Times, July 16, 1911.
[2] John E. Williamson, ‘Vingt Ans sous les Mers’, Jean-Michel
Place, 1996, p. 26.
[3] Williamson, op. cit. p. 79.
[4] Tom Gunning, The Cinema of Attractions : Early film,
its Spectator and the Avant-Garde, in Early
Cinema : Space, Frame, Narrative, sous la direction de Thomas Elsasser
et Adam Barker, Londres : BFI, 1990, pp. 86-94.
[5] Ibid.
[6] N. Starosielski, op. cit. p.
154.
[7] Ibid, p. 155.
[8] Description de l’engin au
Chapitre XI de Vingt Ans sous les Mers,
p. 114 et suivantes.
[9] Voir Erkki Huhtamo, Illusions
in Motion: Media Archaeology of the Moving Panorama and Related Spectacles (Cambridge, MA:
MIT Press, 2013) ou encore l’Essai sur l’Histoire des Panoramas et des
Dioramas, par Germain Pabst, Librairie Masson, 1891.
[10] Jonathan Christopher Crylen, The Cinematic aquarium : a history of
undersea film, PhD dissertation, The University of Iowa, 2015.
[11] Op. cit. p. 49.
[12]
“Photographing
under Water,” Scientific American 109, no. 1 (July 5, 1913)
[13] Ibid.
[14] Explications techniques à partir
du document de J.C. Crylen, pp. 53 et suivantes.
[15] Williamson, op. cit. p. 35.
[16]
William
Beebe, “A Half Mile Down: Strange Creatures, Beautiful and Grotesque as
Figments of Fancy, Reveal Themselves at Windows of the Bathysphere,” National Geographic 66, no. 6 (December 1934):
670–71.
[17] Crylen, p. 55 et suivantes.
[18] Ibid.
[19] D’après Brad Matson, Descent : The Heroic Discovery of the
Abyss (New York : Vintage, 2005), 38-39.
[20] Jean Jarry, L’Aventure des Bathyscaphes, Ed. du Gerfaud, p. 33 et suivantes.
Je viens de voir 20 000 lieues sous les mers de Stuart Paton à la Fondation Pathé.
RépondreSupprimerLe film est très mauvais mais les prises de vues sous-marines de Williamson sont étonnantes.
Les scaphandres sont de type "pieds lourds" mais autonomes. D'après Wikipedia le scaphandre autonome a été inventé en 14 par Auguste Boutan. D’où viennent les scaphandres de ce film de 1916 ?
Les scaphandres du film sont du type pieds lourds et ils ne sont pas autonomes (pas d'alimentation en air de manière autonome, sans lien avec la surface). D'autre part, Louis et Auguste Boutan ont bien développé un modèle de scaphandre autonome pour la Marine française en 1916 mais à ma connaissance il n'a jamais été utilisé.
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