Ce qui apparait, au départ, comme une manière de réduire la quantité d'informations transmises le long d'un vecteur de communication - à savoir l'échantillonnage puis la quantification du flux d'un signal analogique et sa transformation en un ensemble discret (c'est à dire discontinu) d'informations - préfigure en fait une transformation complète des conditions de la production et de la distribution des programmes en vidéo et audio. Cette transformation n'est donc pas seulement technologique. Elle aboutit en fait à établir un nouveau paradigme dans la création et la diffusion des images animées.
Dans le monde des années 1970-1980, deux entités semblaient exister séparément, à la fois sur un plan philosophique et dans le domaine de la fabrication. Il y avait d'un côté le cinéma, le lieu même d'une esthétique exigeante - de l'image, des thèmes abordés, de la réflexion - à même de se mouvoir dans des sphères conceptuelles telles que les philosophes eux-mêmes iront y puiser leurs modèles, et de l'autre la vidéo, enfant mal né, pourrait-on dire, de la télévision, situé quelque part entre le travail de récupération d'éléments appartenant à la société technologique et un bricolage conceptuel allant puiser ses sources parmi les avant-gardes du début du siècle - Futurisme, Dada, théâtre de l'absurde... D'un côté une réflexion prenant ses sources dans l'esthétique et la linguistique, adaptant à tour de bras des classiques de la littérature, abordant des thèmes jugés universels, déplaçant des foules et disposant de moyens considérables. De l'autre des artistes, relativement marginaux au regard du marché de l'art de l'époque, et travaillant pour la plupart dans des institutions culturelles au financement limité.
Certains évènements cependant, liés à la transformation technologique qui prend place au début des années 1970, vont progressivement changer la donne. Il y aura tout d'abord l'invention du microprocesseur - Intel lance le premier microprocesseur 4 bits, le 4004, en 1971, puis un microprocesseur 8 bits, le 8008 l'année suivante. Motorola suivra, peu de temps après, et équipera plusieurs micro-ordinateurs de l'époque - dont l'Apple II - avec un processeur 8 bits, le MC-6502. Pour la télévision aussi, c'est le début d'une autre époque : elle est marquée par la recherche d'une image et de programmes plus "racoleurs", en tous cas susceptibles de coller à ce que les programmateurs estiment être l'esprit de leur temps. Les générateurs d'effets numériques apparaissent sur le marché (l'ADO d'Ampex, l'Abekas A-51...), les effets d'incrustation se multiplient dans les émissions, et la force de frappe de la télévision récupère progressivement les inventions des artistes-bricoleurs des décennies précédentes.Couplés à un mélangeur vidéo, ces effets numériques façonnent l'identité visuelle de bon nombre d'émissions de l'époque, tandis que certains réalisateurs ou créateurs d'effets spéciaux (on ne disait pas encore 'designer') s'en donnent à cœur joie dans les génériques et les shows télévisés. En France, Jean-Christophe Averty imprime son style à l'ORTF, tandis que Jean-Paul Fargier, Michel Jaffrenou, Patrick Bousquet ou encore Thierry Kuntzel travaillent dans le cadre plus expérimental de l'art vidéo.
C'est à peu près à la même époque qu'apparait sur le marché la Paintbox de Quantel. Véritable station de travail, dotée de capacités graphiques très avancées, cette machine va révolutionner le travail en post-production, en permettant d'effectuer des retouches d'image très perfectionnées et en créant un style visuel unique pour chaque programme, ce qu'on appellera par la suite un 'habillage'. La Paintbox a constitué une révolution pour l'industrie des médias - et pour bon nombre d'artistes indépendants - en raison de certaines de ses propriétés, uniques pour l'époque. Elle permettait, en particulier, d'insérer des graphiques et des titres en temps réel, sur l'écran, pendant une émission. L'infographiste se servait pour cela d'un dispositif interactif d'un type nouveau : un stylet et une tablette. Elle permettait aussi d'effectuer rapidement des retouches d'image et de les insérer tout de suite après dans le flux de production.
[Il faut rappeler ici le travail pionnier de Alvy Ray Smith et Ed Emshwiller au Computer Graphics Lab de NYIT, dans les années 1970. A. R. Smith mettra au point plusieurs programmes de création infographique interactifs, développés sur des 'frame buffers', ou 'mémoires d'image' et aidera Ed Emshwiller à réaliser un film, Sunstone, en 1979]
[Il faut rappeler ici le travail pionnier de Alvy Ray Smith et Ed Emshwiller au Computer Graphics Lab de NYIT, dans les années 1970. A. R. Smith mettra au point plusieurs programmes de création infographique interactifs, développés sur des 'frame buffers', ou 'mémoires d'image' et aidera Ed Emshwiller à réaliser un film, Sunstone, en 1979]
D'autres machines lui emboiteront le pas, avec des caractéristiques le plus souvent en retrait en termes de performance. On peut citer ainsi le Video Toaster de NewTek, conçu pour s'intégrer à l'Amiga de Commodore, ou encore les cartes Targa de la firme américaine Truevision. Cependant, et de manière très progressive, les ordinateurs personnels et les stations de travail gagnaient en puissance, et avec le développement d'algorithmes de compression pour la vidéo (MPEG-1 et surtout MPEG-2), c'est une toute nouvelle époque qui a démarré vers le milieu des années 1990. Cette fois il devient possible d'intégrer de la vidéo dans des systèmes informatiques, de la distribuer (câble ou satellite) et de la traiter en post-production à travers des interfaces logicielles perfectionnées (le montage non-linéaire). Cette fois encore le changement est brutal. Le passage d'une logique de montage dans laquelle l'accès aux données est séquentiel, à un système dans lequel l'accès aux médias peut se faire de manière aléatoire, change alors les habitudes de travail de bien des professionnels du montage - ce qui ne va pas sans heurts dans les équipes... Certaines chaines de télévision ont ainsi du retarder de plusieurs années leur équipement en stations de montage non-linéaire pour permettre à leurs monteurs de s'adapter... ou de partir à la retraite.
La logique des nouveaux médias
Il faut dès lors envisager les changements survenus dans la sphère des médias audiovisuels comme le passage progressif d'une logique de flux à une logique d'éléments distribués et accessibles à tout moment - ce passage n'est toujours pas achevé, mais c'est bien de cela qu'il s'agit désormais. La fin du 'broadcast' à moyen terme. Cependant, pour l'univers des créateurs œuvrant dans le domaine des médias audiovisuels, c'est une autre partition qui se joue désormais depuis quinze ans au moins. Elle intègre de manière définitive audiovisuel et informatique, car l'ordinateur présente une caractéristique unique - que la vidéo ou le cinéma traditionnel ne possèdent pas. Il permet à l'utilisateur d'interagir avec lui, c'est à dire de l'amener à exécuter des opérations qui n'étaient pas prévues à l'origine, pour peu qu'on sache le programmer (autrement dit lui fournir des instructions dans un format qu'il 'comprend'). C'est cette caractéristique unique, l'alliance de l'art et de l'algorithmique, qui est résumée par le titre du livre manifeste de Casey Reas et Chandler McWilliams, Form + Code (2010).
En réalité, on assiste bien depuis une quinzaine d'années maintenant, à "un processus général de reconceptualisation culturelle" (L. Manovich, Le Langage des Nouveaux Médias, p. 128). Car, nous dit encore Manovich, "la qualité la plus fondamentale et sans précédents historiques des nouveaux médias [c'est] le fait qu'ils soient programmables. Les comparer avec l'imprimerie, la photographie ou la télévision ne nous éclairera jamais que partiellement sur leur nature." Il faut donc définir un autre cadre conceptuel, pour poursuivre une étude actualisée de l'audiovisuel à l'ère du numérique. Et, cette fois, comme il semble bien que plus rien ne s'y oppose, ce cadre devrait aussi inclure le cinéma, dont les modes de production et de consommation changent de manière radicale. Difficile en effet de prétendre maintenir une spécificité de l'expérience de cinéma, alors qu'on regarde de moins en moins de films en salle, et de plus en plus sur des systèmes de 'home cinéma' - quand ce n'est pas carrément sur une tablette. Et quid aussi de la question des séries TV, auxquelles artpress 2 vient de consacrer un numéro (ce qui montre bien l'importance du déplacement qui a eu lieu, puisque ces productions sont devenues désormais des objets à part entière de l'analyse filmique).
Bien que le cinéma soit généralement assimilé à un art de la narration, le moment est peut-être venu de reprendre les recherches entamées par les formalistes des années 1920, puis par les cinéastes qui ont travaillé sur des films dits 'structurels' (structural film) dans les années 1970, et de tenter d'intégrer dans le langage cinématographique les données de la perception et celles fournies par le système de production d'images en mouvement.
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