Ce travail se
concentre sur la part de l’imaginaire dans la représentation des sciences et
son rôle dans l’histoire des techniques. Il prend appui pour cela sur un aspect
particulier de cette relation entre sciences et techniques, dans laquelle
depuis les débuts de l’époque industrielle les influences réciproques entre
découvertes scientifiques et innovations technologiques ont joué un grand
rôle : il s’agit des représentations du monde subaquatique telles que la littérature
d’abord, la photographie, puis le cinéma au 20ème siècle, les ont construites
dans le cadre de la recherche scientifique et la vulgarisation des sciences. On
s’intéressera aussi aux modalités de leur diffusion à travers le cinéma
commercial, la télévision et, à une époque plus récente, l’imagerie numérique
de synthèse.
Explorer les
relations entre le cinéma et la science dans le contexte particulier de
l’exploration sous-marine nous amènera à nous interroger sur les apports réels
– ou imaginaires – des techniques cinématographiques subaquatiques dans la
construction du récit scientifique. Les techniques photographiques, puis
cinématographiques, sont nées au moment de la constitution de la science
océanographique au 19ème siècle, le moment où l’avènement de l’idée
de science est aussi le temps où se manifeste dans un public de plus en plus
large l’intérêt pour les progrès et les découvertes scientifiques. Moment qui
voit apparaitre, presque simultanément, la photographie et la théorie de
l’évolution, et alors que les représentations des idées de la science
participent, elles aussi, à l’émergence d’une nouvelle culture visuelle.
Photographie et
cinématographe permettent de représenter et de rendre plus faciles à
appréhender des phénomènes complexes. Ils apportent aussi, pour la première
fois, un réalisme dans la représentation, qui est aussi désormais un élément de
preuve irréfutable concernant les phénomènes ou objets que l’on montre. Mais
ils vont participer aussi à la construction imaginaire de la science, telle
qu’elle a déjà lieu, à la même époque, dans la littérature, et telle qu’un
public avide de nouveautés et d’exotisme la perçoit. C’est cette relation entre
l’imaginaire populaire, véhiculé d’abord par la littérature, et l’imagination
scientifique et technique qui me parait avoir été à l’origine de la plupart des
développements du cinéma subaquatique.
Imagination et
invention jouent un rôle majeur dans l’histoire des techniques. Dans une
conférence de 1971, Gilbert Simondon désigne, dès la première phrase,
l’invention comme étant à l’origine des réalisations techniques. L’imagination,
qui est la faculté humaine de se représenter des mondes fictifs, est
corrélative à la capacité d’inventer puisque, comme l’écrit Anne-Françoise
Garçon, « il n’est de capacité d’inventer sans capacité à imaginer »[1].
L’imaginaire est
cette aptitude à mettre ses pensées en images que l’on retrouve dans la
construction des grands récits collectifs capables de donner naissance aux
mythes, aux rites et aux utopies. Les images sont différentes cependant des
représentations qui procèdent de l’usage métaphorique du langage. Elles sont
directement liées à un processus de perception et d’interprétation de la
réalité sensible. Ceci conduit à considérer l’existence d’une double nature de
l’image, à la fois représentation et objet.
Représentation,
car il s’agit alors d’images mentales construites en dehors de toute
stimulation visuelle directe. Objet ou artefact dès lors qu’elle est incarnée,
construite dans un dispositif qui pourrait en permettre la reproduction.
Cette double
nature de l’image est ce qui la relie à l’imaginaire qui est, selon A-F.
Garçon, « ce lieu où s’esquissent et s’engrangent les rêves, les idées,
les fantasmes individuels et collectifs », ce lieu aussi où prennent corps
les images, les mythes et les récits, pour devenir « un milieu de pensée »
et permettre d’analyser dans la durée l’évolution des cultures.
Parce qu’il
permet de comprendre comment sont élaborés, à différentes époques, des discours
ou des représentations sur des moyens à mettre en œuvre pour agir sur le monde,
l’imaginaire a fondamentalement partie liée avec les techniques. C’est ainsi
que l’on a pu considérer que c’est le « discours fantasmé sur l’or »
qui a pu conduire à élaborer des procédés de cémentation de l’acier ; les
théâtres de machines du 16ème siècle ont permis la diffusion de la
pensée mécanique ; l’automobile, puis l’aéroplane, ont rapidement trouvés
leur place dans l’imaginaire sportif, tout à la fois vecteurs de l’exploit
chevaleresque sublimé et métaphore guerrière appliquée aux conducteurs des machines.
A une époque –
la deuxième moitié du 19ème siècle – où une certaine idée de la
science a pu trouver sa place dans des entreprises de vulgarisation mêlant les
données expérimentales aux récits fantasmés, une invention issue de la chimie
et de l’optique, la photographie, venue d’une longue tradition de recherche et
d’expérimentations artistiques et techniques, ne pouvait que servir très
rapidement de support à de nouveaux modes de représentation du réel et de
soubassement pratique à l’entreprise qui aboutira au cinématographe.
La photographie
n’est pas une invention arrivée de nulle part, pourrait-on dire, puisque son
principe de base est la ‘camera obscura’
connue des savants et des peintres depuis les travaux optiques et alchimiques
de la Renaissance. Cependant, l’enregistrement des images sur un support
sensible constitue à lui seul la véritable innovation de rupture à l’origine de
l’expansion de ce « microsystème technique », selon les mots de
Marie-Sophie Corcy[2].
Elle correspond cependant à un besoin de fixer de manière permanente une
représentation des êtres et des choses, le gage semble-t-il toujours de la
survie par le souvenir, où l’apparence peut servir de substitut à l’être
vivant. Ou, pour paraphraser André Malraux, la photographie ne serait en
somme « que l’aspect le plus évolué du réalisme plastique dont le principe
est apparu avec la Renaissance, et a trouvé son expression limite dans la
peinture baroque »[3].
Si, comme André Bazin, on admet que « la perspective fut le péché originel de la
peinture occidentale », on acceptera tout comme lui l’idée que Niepce et
Lumière en furent les rédempteurs. En réalité, au moment où l’invention de la
photographie introduisait une crise de la représentation dans le monde de l’art
occidental, débutait une autre aventure, qui serait toute aussi fondamentale
pour la transformation du regard que l’homme posait sur le monde naturel. La
photographie apparait, non seulement comme le moyen de dépeindre de la manière
la plus exacte le monde, comme en témoignent les collectes iconographiques
réalisées par les voyageurs de l’époque[4],
mais bientôt elle va donner à la science les moyens de représenter des
phénomènes jusque-là invisibles à l’œil nu.
Cependant, la
photographie à elle seule ne suffisait pas à capter l’imaginaire du spectateur
du 19ème siècle. Dans la recherche effrénée de l’illusion optique,
l’invention des panoramas, caractérisée par l’imitation de la nature, cherche
déjà pour représenter le monde, et au-delà de la photographie, à en rendre le
mouvement et l’impression de vie que l’image figée ne peut véhiculer. Il n’est
d’ailleurs pas indifférent que Daguerre ait construit un panorama avant d’avoir
fait connaitre son invention du daguerréotype. Les panoramas sont de plus surs
ancêtres du cinéma comme spectacle que la photographie.
Au moment où se
met en place le système industriel qui va caractériser le mode de production
moderne, apparait aussi l’idée d’une science qui peut trouver sa place en tant
que bien public, et participer ainsi à sa vulgarisation, pour prouver in fine son utilité grâce au
développement industriel auquel elle participe[5].
L’idée d’une plus large diffusion des savoirs scientifiques, en les rendant
plus accessibles, n’est pas propre au 19ème siècle : au 18ème
siècle déjà, et sous l’impulsion de la philosophie expérimentale de l’époque,
les conférences, salons et foires attestaient de la visibilité de l’activité
scientifique dans l’espace public. Mais si la vulgarisation savante n’existe
pas encore à proprement parler, on assiste bien cependant à la constitution du
« public » : « ce public, qui sera après 1855 celui des
expositions universelles, des musées techniques, des livres et des revues ou
des conférences scientifiques, n’existe pas au 18ème siècle »[6].
Différentes
entreprises et publications vont, à partir des années 1820, avancer dans cette
direction et contribuer à la vulgarisation des arts, des savoirs savants et de
différentes techniques relevant de la mécanique, de l’agriculture ou de
l’hydraulique. Ce sera le cas en particulier des Manuels Roret[7],
une encyclopédie pratique qui prend son essor dès le début des années 1820, et
qui connait une diffusion importante tout au long du 19ème siècle.
On verra aussi, surtout à partir de 1850, apparaitre de nombreux ouvrages de
vulgarisation scientifique dont ceux, entre autres, de Louis Figuier, médecin
et physicien, qui publie en 1851 les deux premiers volumes de son Exposition et histoire des principales
découvertes scientifiques, et qui investira plus tard, sans grand succès
d’ailleurs, une partie de sa fortune dans une invention de vulgarisation d’un
genre nouveau : la science par le théâtre. Les différentes pièces de ce
théâtre scientifique exposent la marche du progrès industriel et technique. Ce
sont, par exemple : Le Mariage de
Franklin, Miss Telegraph, Le Premier Voyage aérien, etc. Ou bien
la vie de grands hommes de science, tels Denis Papin, Gutenberg ou Kepler…[8]
Dès lors,
l’explication du monde pour le plus grand nombre s’enracine dans la conviction
que la science est partout et qu’elle se cache derrière chaque invention.
Il faut
cependant que la science trouve sa place dans un mode de représentation qui
permette de la mettre à la portée du plus grand nombre, et de poursuivre ainsi
l’œuvre livresque des vulgarisateurs de l’époque. Le monde fantastique que
laissent deviner les grandes explorations maritimes de l’époque, et le
développement des sciences naturelles, dans la foulée de la théorie de Darwin,
sont à mettre en relation avec l’émergence d’une culture de la connaissance
ayant d’importantes implications esthétiques pour le public de l’époque. Cette
culture est diffusée par des livres et des gazettes ; artistes et
illustrateurs ont trouvé là une source d’inspiration et, sans surprise, c’est à
travers la diffusion d’une imagerie des mondes marins, de la flore et de la
faune sous-marine, réelles ou imaginées, que va se construire l’imaginaire
populaire de l’époque. Les illustrations d’Ernst Haeckel (1834-1919) ou les
peintures d’Odilon Redon (1840-1916) contribueront ainsi à imposer auprès du
public la vision d’un monde sous-marin dont les profondeurs abritent
d’extraordinaires mystères, survivances venues du fond des âges d’un monde
antérieur aux humains.
Il y a
véritablement à l’époque une attirance du public pour les fonds marins et les
mystères qu’ils abritent. Dans l’impossibilité de réaliser eux-mêmes le voyage
sous-marin, c’est au travers d’un dispositif singulier, un artefact qui
apparait dans le courant du siècle, que les contemporains, publics profanes ou
hommes de science, vont pouvoir observer ce monde des abysses :
l’aquarium.
L’océanographie,
science nouvelle, est consacrée par l’expédition du Challenger (1872-1876) et la réfutation définitive de la théorie
azoïque de Forbes. Mais, plus encore et en cela l’océanographie est centrale
pour expliquer l’évolution des représentations de l’époque sur le milieu
subaquatique, elle permet aussi de concevoir ce que peut être cet abîme qui
semble infini. Ou, comme l’écrit Loïc Péton : « c’était, pour l’homme
du début du 19ème siècle, un monde aux frontières floues, parfois
estimées mais encore intangibles… Ce milieu n’était autre qu’une immensité abîmée, celle d’un monde marin
étranger, d’un monde culturellement effroyable que l’homme sans branchie ne
pouvait qu’effleurer : un monde en dehors du quotidien, situé au sein d’un
univers incommensurable qui formait les limites du monde, nos limites. »[9]
Si l’invention
de la photographie et la passion du public pour les multiples spectacles
d’image que propose l’époque, de la lanterne magique aux panoramas, ont joué un
rôle central dans la constitution de la nouvelle culture visuelle qui
s’installe dès le milieu du siècle, il est indéniable que les constructions
imaginaires les plus complexes, les plus abouties, se construiront autour de
multiples représentations de la Nature, de ses formes et des mystères qu’elle
recèle encore. L’intérêt du public pour les voyages archéologiques, déjà
largement documentés par les photographes, ou les premières grandes
explorations en Amérique du Sud et en Afrique, ne fera que s’accroître à mesure
que les récits de marins et de voyageurs permettront d’imaginer l’existence
d’un monde, jusque-là à peine entrevu, au fond des océans.
C’est cet
ensemble de relations, qui comprend aussi bien le rôle de nouvelles techniques
de représentation que l’émergence de nouvelles théories dans les sciences de la
Nature, qui est central dans la constitution d’une culture visuelle originale,
dont les développements vont façonner l’imaginaire de l’homme occidental des
premières années du 20ème siècle et au-delà. L’exploration du monde
sous-marin, avec ses héros ambigus, cinéastes et publicitaires confirmés tout
autant qu’explorateurs ou scientifiques, était appelée à y jouer un rôle
central, ce que n’a pas manqué de relever et d’exploiter le cinéma commercial.
Il reste que cet intérêt toujours renouvelé pour les abysses a permis, dans le
contexte actuel, de renforcer les partisans de la conservation et de la
protection du monde marin. Ce n’est évidemment pas anodin.
(A suivre)
[1] Anne-Françoise
Garçon, L'Imaginaire et la pensée technique - Une
approche historique, XVIe-XXe siècle, p. 34, Classiques Garnier, Paris
2012.
[2]
Marie-Sophie
Corcy, « L’évolution des techniques photographiques de prise de vue
(1839-1920). Mise en évidence d’un système sociotechnique », Documents pour
l'histoire des technique ,17 | 1er semestre 2009.
[3] Cité par André Bazin dans
« Ontologie de l’Image Photographique », Qu’est-ce que le cinéma ? Ed. du Cerf, 1999, p. 10.
[4] Hommes de lettres, tel Maxime Du
Camp, ou architectes, à l’exemple d’Alfred-Nicolas Normand, ou encore des
photographes voyageurs, tels Gustave Le Gray ou Félix-Jacques Moulin.
[5] En suivant ici les
développements de l’ouvrage de Guillaume Carnino, L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel,
Editions du Seuil, Paris, 2015.
[6] Bruno Béguet, La vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914 :
contexte, conceptions et procédés, in Bruno Béguet (dir.), La Science pour
tous, Paris, CNAM, 1995, p.7.
[7] Ou : Librairie encyclopédique de Roret.
[8] Fabienne Cardot, Le théâtre scientifique de Louis Figuier,
Romantisme, n°65, 1989, p.59-68.
[9]
Loïc Péton,
Penser
l'existence de vie dans les profondeurs marines au XIXe siècle : entre abîme
impossible et origine du vivant (1804-1885). Histoire. Université de
Bretagne occidentale - Brest, 2016, p.21.
[10] Illustration tirée du livre de
Francis Ward, Marvels of fish life, as
revealed by the camera. Cassell & Co, London New York, 1911.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire