La constitution au 19ème
siècle de nouveaux savoirs autour de l’exploration de la mer et des océans
(l’océanographie) est concomitante de l’invention même de l’idée de science, de
sa diffusion auprès d’un public profane, avide de sensations nouvelles et de
merveilleux séculier, alors que s’éloigne l’influence des églises dans les
sociétés européennes. Pour Guillaume Carnino, c’est au cours du second 19ème
siècle que l’idée d’une science au service de l’amélioration de la vie des
peuples se répand. Elle se fait de trois manières, qui représentent trois
facettes du phénomène : «l’essor de la ‘science populaire’, ancêtre de
notre vulgarisation scientifique, qui permet de comprendre la façon dont le
grand public découvre la science au quotidien ; les arts, qui se
saisissent de ‘la science’ pour en faire un de leurs objets
esthético-politiques, flirtant parfois avec la propagande ; les
expositions universelles, dont l’ampleur et la publicité suscitent
l’enthousiasme des foules, et visent, in
fine, à prouver l’utilité de la science par l’industrie. »[1]
L’émergence d’un
discours sur la science est parallèle à la constitution de la notion de
« public ». Ce terme recouvre le monde profane des amateurs, des
curieux à la recherche d’un savoir qui transcende la banalité du quotidien,
ceci à un moment – la première moitié du siècle – où, selon Pierre-André Taguieff,
« les projets politiques de la modernité, tels qu’ils prennent figure et
consistance du XVIème au XIXème siècle, ont fini par être tous structurés en
référence à l’idée de progrès »[2].
Le progrès scientifique et technique apparait comme « le paradigme des
« grands récits » universalistes, organisés « autour d’un avenir
de rédemption », par lesquels la modernité se fonde et se légitime »[3]
En fait, écrit encore
Guillaume Carnino, « la science populaire réalise bien plus que l’idée de
science au sein de la population… la science vraie chasse les ténèbres de l’ignorance,
et arrime ainsi l’idée d’un progrès triple qui épouse les formes contemporaines
du gouvernement des populations : progrès de la science elle-même (et donc
des connaissances), progrès par la science (et donc progrès technologique et
industriel), enfin progrès par la diffusion de la science (qui améliorera la
condition morale des peuples) »[4]
Dès lors, le grand
récit du 19ème siècle va trouver un socle commun autour de
l’articulation entre connaissances théoriques et savoirs pratiques. L’impératif
d’une connaissance rationnelle et expérimentale, tel qu’il se développe dans la
première moitié du siècle, va rencontrer une évolution majeure dans la culture
technique occidentale. La formalisation dans la pratique des métiers existait
déjà depuis longtemps, comme l’écrit Anne-Françoise Garçon, mais codifiée par
une transmission orale des savoirs et des compétences, et à cette formalisation
ancienne on trouve désormais une formalisation d’un autre type : « écrite,
rédigée, méthodique, appuyée sur l’analyse des processus, codifiée par la
rhétorique et centrée sur l’efficacité du processus. »[5]
Il est
remarquable toutefois, qu’à chaque avancée de la science dans un domaine
constitué ou en voie d’émergence, corresponde une innovation technologique
d’importance ou une invention qui constitue une rupture avec les pratiques et
les procédés existant. Ce sera le cas de la machine à vapeur, qui marque une
rupture radicale dans le système des transports, ce sera aussi le cas de la
photographie, simple application de principes chimiques au départ, mais dont le
développement a permis la grande révolution dans les modes de représentation et
de diffusion des connaissances que connaitra le 19ème siècle.
D’autres
innovations (ou progrès techniques, en tant que mise en application des
innovations) se produiront lorsque des développements scientifiques
particuliers en montreront l’intérêt : le développement de
l’océanographie, en tant que science constituée de la mer et de ses
populations, va considérablement renforcer l’intérêt pour l’exploration des
fonds marins et par voie de conséquence pour l’amélioration des techniques de
plongée sous-marine. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que l’océanographie
et, surtout, l’exploration du monde subaquatique aient rencontrés dès le départ un intérêt considérable parmi le
public.
Un deuxième
élément, concomitant de l’océanographie, est constitué par les débuts des
télécommunications, du télégraphe en particulier. L’importance pour le commerce
que prennent les communications transatlantiques ou transméditerranéennes vont
conduire la plupart des grandes nations industrialisées du milieu du 19ème
siècle à se lancer dans la pose de câbles sous-marins. La pose des câbles
devient dès lors un enjeu stratégique de première importance, et ce
développement ne fait qu’accroitre l’intérêt pour l’exploration des fonds
marins[6].
En effet, comme le souligne Patrick Geistdoerfer, « la pose des premiers
câbles télégraphiques sous-marins nécessite une bonne connaissance du relief et
de la nature des fonds, ce qui entraine la multiplication des sondages en
profondeur. »[7]
On ne peut
oublier, cependant, que l’intérêt suscité par l’exploration des océans, s’il
correspond à une volonté évidente d’accroitre les connaissances halieutiques,
s’inscrit aussi dans les perspectives d’expansion coloniales des grandes
puissances maritimes de l’époque, au premier rang desquelles la Grande-Bretagne
et la France. A partir du « second 19ème siècle »,
l’imagination des contemporains trouve dans ce doublement des conquêtes
terrestres par des explorations marines, un réservoir inépuisable d’histoires
propres à alimenter la soif de découvertes et de merveilleux scientifique qui
caractérisent l’époque. Dans ce contexte, le voyage du navire de guerre
britannique Challenger (1872-1876) et
l’imagination féconde d’écrivains, voyageurs ou pas, vont contribuer à
renouveler l’intérêt pour l’exploration des fonds marins. A cela il faut
surement ajouter une invention majeure de ce siècle : la photographie.
Lorsque le Challenger appareille de Portsmouth, en
décembre 1872, il est impossible de prédire alors quels résultats produira
l’exploration des profondeurs des océans. A bord de ce navire de guerre
britannique se trouvent des savants venus participer à un voyage de circumnavigation
dont l’objectif initial est l’étude scientifique de la mer. Selon Margaret
Deacon, du Southampton Oceanography Centre, l’expédition du Challenger, si
elle prolonge la tradition des grands voyages d’exploration scientifique, représente
aussi une innovation d’importance en déplaçant le centre d’intérêt de ces
voyages : « au lieu des visées géographiques et scientifiques plus
vastes des voyages antérieurs, l’attention a été dirigée vers l’étude de la mer
elle-même et de cette partie considérable de la terre qu’elle dissimule. »[8]
En réalité,
lorsque le Challenger appareille en
1872, les profondeurs des océans restent à peu près inexplorées. En effet, si à
l’époque une somme d’activité
scientifique considérable a été consacrée à la mer, et ce depuis les débuts de
la Révolution scientifique du 17ème siècle, les principales avancées
concernaient surtout des processus qui se déroulaient à la surface ou au bord
des océans et bien peu dans leurs profondeurs. Au milieu du 19ème
siècle, note encore M. Deacon, si l’exploration du littoral, des marées et des
eaux côtières étaient connus de manière satisfaisante, les difficultés
rencontrées dans toute étude du milieu subaquatique et, en particulier,
l’absence de technologie appropriée rendaient souvent les tentatives infructueuses
(Deacon, 1997).
Il faudra, à
partir de 1850, des progrès dans les techniques de relevés hydrographiques et
les opérations en mer profonde, liés à l’établissement du réseau télégraphique
sous-marin, pour voir apparaitre de nouvelles possibilités d’observation
scientifique. Des découvertes scientifiques d’importance viendront par la suite
renforcer l’intérêt pour un projet aussi ambitieux que celui du Challenger. En
septembre 1868, un petit navire de reconnaissance britannique, le Lightning, effectuant des dragages au
nord des îles Shetland, remonte de profondeurs supérieures à 500 brasses (915
mètres) des créatures vivant à ces profondeurs. La preuve est faite, après des
décennies de controverse, que la vie existe dans les profondeurs de l’océan.
Deux biologistes britanniques, Charles Wyville Thompson et W. B. Carpenter,
étaient embarqués sur le Lightning
afin de tenter de trancher la question dans un sens ou dans l’autre. Malgré des
conditions météorologiques très difficiles, l’équipage réussit à effectuer
quatre dragages à des profondeurs de plus de 500 brasses. Le 3 septembre,
Thomson note :
« En eau profonde,
vers 500 brasses […] nous avons capturé des représentants de nombreux groupes
d’invertébrés : rhizopodes, éponges, échinodermes, crustacés et
mollusques, parmi lesquels un spécimen magnifique d’une nouvelle étoile de
mer. »[9]
Thomson et
Carpenter feront par la suite des croisières de plus grande envergure, à bord
d’un autre navire, le Porcupine, en
1869 et 1870. Ils rendront ainsi caduques les opinions émises par un biologiste
de l’île de Man, Edward Forbes, que son travail sur la distribution des formes
marines avait conduit à suggérer que la vie sous la mer ne pouvait pas exister
en dessous d’une certaine profondeur, de l’ordre de 300 brasses (550 mètres).
Cette opinion paraissait alors acceptable, tant les conditions de vie en mer
profonde (le froid, l’obscurité, la pression) semblaient exclure la survie de
formes vivantes complexes. Les dragages effectués par la suite par le Lightning autour de 400 brasses (730
mètres) puis par le Porcupine jusqu’à
2500 brasses (4575 mètres) vont réduire à néant les arguments tendant à
considérer les profondeurs de l’océan comme une zone azoïque.
Il fallait
cependant des observations scientifiques poussées beaucoup plus loin pour
établir de manière définitive la présence de la vie dans les profondeurs de
l’océan. Ce sera l’objectif principal du Challenger.
Bien que l’étude des océans ait été encore une science nouvelle à l’époque, des
écrivains tels qu’Elisée Reclus prédisaient que l’exploration de la mer en
profondeur révélerait de nouvelles formes de vie et une diversité biologique
inégalée sur terre. On ne peut d’ailleurs sous-estimer le rôle d’œuvres
populaires de vulgarisation scientifique, telles que Les Mystères de l’Océan d’Arthur Mangin (1864), la Physical Geography of the Sea, de M. F.
Maury (1855) ou les romans de Jules Verne, Vingt
Mille Lieues sous les Mers en particulier qui est publié deux ans avant
l’expédition du Challenger. On notera
aussi que la frégate imaginaire Abraham
Lincoln, dans le roman de Jules Verne, passe plusieurs mois à quadriller le
Pacifique, à la recherche d’un animal surgi tout droit de la mythologie,
l’hypothétique « licorne de mer » géante. Dans ce cas, cependant, les
représentations de la science font partie de l’ensemble des techniques
narratives utilisées par l’écrivain pour rendre plausible son récit – à
l’instar de ce que feront plus tard les écrivains de science-fiction.
Guère très
éloigné de l’imaginaire de Verne, mais dans une optique bien différente et en
tous cas sans prétention scientifique, on trouve le livre d’Armand Landrin, Les Monstres marins (1870). Dès
l’introduction cependant, son auteur attire l’attention sur l’apparence que
devraient prendre de futures explorations subaquatiques : « Que nos
lecteurs se figurent qu’enveloppés dans une cloche à plongeur, ils descendent
au fond des eaux ; qu’ils voient et touchent les mollusques, les krakens,
les poissons, les serpents, les baleines, les requins, etc., dont nous allons
parler, et peu de songes leur paraitront plus invraisemblables que ce spectacle
de la réalité »[10]
Pour tous ces
auteurs, le monde sous-marin est bien réel, ses habitants sont aussi nombreux
et extraordinaires que ce qu’on pouvait lire dans les récits anciens, et pour
s’en convaincre il suffit désormais de revêtir les habits de l’explorateur
subaquatique. Maury exprime bien d’ailleurs la fascination de l’époque pour ce
qui semble être la dernière frontière sur le globe terrestre. Il y aurait
ainsi, tout au fond des mers, des merveilles inconnues et d’inexplicables
mystères, dont la conscience induirait chez le navigateur au milieu de l’océan
des sentiments semblables à ceux de l’astronome qui observe les étoiles en
pleine nuit.[11]
Arthur Mangin
semble tout autant interdit devant le spectacle de l’Océan, et il commence son
ouvrage par ce qui ressemble à une adresse au quidam qui s’embarque pour la
première fois pour un voyage en haute mer : « Conduit en présence de
l’Océan, il demeurera interdit, stupéfait. Et que sera-ce s’il monte sur un
navire, perd de vue la terre et se trouve entre le ciel et l’eau, soutenu par
quelques planches au-dessus de l’abime ? Sur sa tête, l’espace
infini ; sous ses pieds, un élément mobile, capricieux – en apparence, du
moins – aujourd’hui calme, clément, immobile ; demain furieux,
implacable, heurtant les unes contre les autres ses vagues couvertes d’écume et
prêtes à engloutir dans leurs formidables replis la frêle carène ! »[12]
(A suivre)
[1] Guillaume Carnino, L'invention de la science. La nouvelle
religion de l'âge industriel, p.87, SEUIL Paris, 2015.
[3] P-A Taguieff, op. cit. p.110
[4] G. Carnino, op. cit., p.98.
[5] Anne-Françoise Garçon, Science et Technique, Technique et Science…
Histoire d’une complémentarité historiquement occultée, ATALA n°10, Lycée
Chateaubriand, Rennes 2007.
[6] Bernard Ayrault, Les télécommunications et la mer. Les
repères scientifiques, technologiques et historiques d’une triple aventure,
ATALA n°10, Lycée Chateaubriand, Rennes 2007.
[7] Patrick Geistdoerfer,
Histoire de l’océanographie, De la surface aux abysses. Nouveau Monde Ed. 2015, p.71.
[8] Margaret Deacon, Vers les profondeurs de l’Océan : le
voyage du Challenger (1872-1876), in Sous
la Mer le Sixième continent, Christian Buchet Ed., p. 165, PUPS 2001.
[9] C. W. Thomson, The Depths of the sea, Londres, MacMillan,
1875, p. 55.
[11] Matthew Fontaine Maury, The Physical Geography of the Sea, Harper & Brothers, 1855,
p.202.
[12] Arthur Mangin, Les Mystères de l’Océan, Alfred Mame et
Fils, 1864, p.3
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