David Bordwell l'a bien noté : les films sont devenus des contenus et on parle d' ingest et non plus de chargement de bobine. L'environnement technique/technologique tel qu'il apparait dans le circuit menant de la production à l'exploitation (le workflow) a complètement changé, avec des conséquences irréversibles sur la nature même de l'objet filmique.
Cela a-t-il changé quelque chose pour le spectateur ? Pas vraiment si l'on s'en tient à l'expérience vécue dans les salles - et cela malgré les discours (passéistes ?) qui veulent démontrer qu'il ne saurait y avoir d'expérience de cinéma en dehors de la projection sur écran d'une bande perforée, couchée sur un support argentique - ce qui revient à nier au numérique la possibilité même de la projection, et ceci n'est pas tout à fait faux, puisque dans ce cas il ne s'agit pas d'un processus fondé uniquement sur les propriétés optiques d'une lentille et le passage d'une bande devant une lampe de forte puissance (on pourra éventuellement s'intéresser aux caractéristiques des DLP et du DCI en recherchant des éléments de bibliographie ou des ouvrages sur Internet).
Passons sur toutes les situations qui, comme l'écrit Jacques Aumont, "battent en brèche le dispositif cinématographique canonique" (Que reste-t-il du cinéma ?, p.77, Vrin 2012). En réalité, ce dispositif n'a probablement jamais existé. En effet, même la supposition d'une immobilité forcée du spectateur devant l'écran ne tient pas, puisqu'il y a eu les drive in et qu'il y a encore des projections en plein air et des projecteurs dans la salle - il y a des projecteurs dans la salle depuis que le 16mm existe, voir à ce sujet le texte éclairant de David Bordwell, déjà cité. Et ce qui reste du dispositif est donc, toujours selon Jacques Aumont, "en un sens, abstrait, puisque ce n'est jamais qu'une référence mentale à l'idée de dispositif... ce qu'on continue d'appeler le dispositif cinéma existe en somme aujourd'hui autant qu'il y a un demi-siècle, parce que ni aujourd'hui, ni autrefois, il n'a jamais été parfaitement respecté dans la réalité." (Aumont, op. cit. p.78)
Là où pourtant l'expérience de cinéma a changé de manière radicale, c'est dans l'environnement de diffusion privé qui s'est transformé progressivement au cours des années, jusqu'à devenir un système doté de caractéristiques potentiellement équivalentes à celles que l'on trouve dans les salles et capable, en plus, d'interagir avec le réseau, ne serait-ce qu'en utilisant la VOD.
Il est évident, en effet, que pour la plupart des spectateurs l'arrivée d'écrans de plus en plus performants - le 4K avant le 8K, et l'UHDTV avec des diffusions prévues dès 2014 - sont autant d'éléments qui rendent caduque l'expérience de cinéma telle que nous pouvons la vivre aujourd'hui. Ce n'est pas la 3D stéréoscopique, qui n'est pour le moment qu'une manière de faire du neuf avec une technologie ancienne, qui changera cette évolution. Quoi de plus rédhibitoire, en effet, que de devoir porter ces lunettes en plastique, à chaque séance, pour se voir gratifier de quelques effets de jaillissement qui font ressembler l'expérience de cinéma à une attraction foraine ?
D'autre part, la constitution même de l'expérience de cinéma, dans sa structure narrative et dans sa durée, est interrogée aujourd'hui par cet autre phénomène, lié à la télévision, que constitue la diffusion en masse de séries. Non pas qu'il s'agisse d'un genre nouveau. La télévision, après la radio, a depuis longtemps développé ce genre, basé sur le feuilleton et les rendez-vous à dates et heures fixes. C'est l'extension à des thématiques de plus en plus variées et la sophistication de ces histoires, constituées d'épisodes aux durées limitées et aux codes bien identifiés, qui constitue la véritable nouveauté. Il y a désormais des chaines de télévision qui ne diffusent que des séries et des forums sur Internet qui sont le rendez-vous des aficionados du genre. Il est possible, d'ailleurs, que la télévision ait trouvé là son arme ultime contre le cinéma dans les salles...
Car, à vrai dire, c'est le problème de l'exploitation dans les salles qui se pose, plus que celui du changement de nature de l'expérience de cinéma - en effet, et comme l'a très bien écrit David Bordwell, combien de spectateurs ont-ils réellement pris conscience du fait que la projection des films était désormais le résultat du processus de digitalisation ?
On sait aujourd'hui qu'en dehors des grandes métropoles remplir les salles des multiplexes à toutes les séances est devenu une gageure. Les films ont désormais une durée de vie en salle très courte, parfois même très réduite, et même les grosses locomotives ne restent pas à l'affiche plus de trois ou quatre semaines. Lorsque, dans une ville de taille moyenne telle que Poitiers (80,000 habitants) un exploitant de multiplexe annonce 230,000 places vendues au cours du dernier exercice, on peut raisonnablement se demander quel est le seuil de rentabilité pour un tel ensemble.
Certains films réussissent pourtant à remplir les salles, et pour une durée appréciable. Cependant, on peut estimer que l'engouement qu'ils provoquent n'est déjà plus de l'ordre de l'expérience de cinéma telle que pourraient la définir bon nombre de cinéphiles. La plupart des spectateurs d'Intouchables, par exemple, n'allaient pas souvent au cinéma, ou bien s'y rendaient lorsque le spectacle était (semble-t-il) de nature à provoquer leur adhésion en jouant sur des particularismes ethniques ou socio-culturels. Bien loin de considérations esthétiques, parfois. Il faudrait sans doute plus d'Intouchables pour sauver l'exploitation en salle, mais la nature même de ces évènements fait qu'ils sont impossibles à prévoir.
Au fond, c'est aussi la question du cinéma en tant que divertissement populaire qui est posée. La cinéphilie galopante qui, en France tout au moins, a envahi la plupart des festivals de cinéma et les cursus scolaires, a peut-être plus fait pour éloigner les spectateurs des salles de cinéma que la télévision et les matches de football réunis.
Il devient parfois très difficile de dire qu'on s'amuse plus en allant voir "Iron Man 3" que le dernier opus de tel auteur estimé et généralement adoubé par la doxa des cinéphiles. Et il faut bien reconnaitre que cet "auteurisme triomphant" (la formule est de Yannick Dahan) a toujours eu du mal à attirer les foules, et cela malgré les certificats de bonne conduite délivrés par les critiques (peut-être faudrait-il définir d'ailleurs ce que peut bien représenter cette critique de cinéma, mais ce sera pour une autre fois...)
De fait, si le cinéma souffre de la concurrence de la télévision et des médias connectés, il souffre surtout de ne plus être perçu comme un divertissement populaire majeur - le principal d'ailleurs, jusqu'aux années 1960, et d'avoir été remplacé progressivement dans ce rôle par d'autres formes de spectacle, dont les compétitions sportives semblent être le modèle directeur. D'où, sans doute, ce développement actuel des retransmissions en direct à l'intérieur des salles de cinéma, lesquelles ne sont plus réservées à la seule projection de films de cinéma - aux séances codifiées en termes de contenu, de déroulement et de durée - mais qui peuvent désormais permettre de regarder en direct des matches de hockey sur glace ou des comédies musicales dont la temporalité n'est pas la même. Cette forme de diversification suffira-t-elle à sauver l'exploitation en salle ou allons-nous assister à la création d'une nouvelle économie de niche, à la manière de ce qui est advenu du théâtre, créant ainsi une sorte de cinéma des cinéphiles ? Pas sûr que ce soit une bonne voie pour l'avenir du "7ème Art".
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