Une
question est centrale dans l’argumentation de Rodowick en faveur d’une
refondation d’une théorie du cinéma. Elle concerne le
statut de la photographie et comment celle-ci peut aider à penser le cinéma. Rodowick suit, pour l'essentiel, la théorie développée par Stanley Cavell. Les
automatismes, selon Cavell, constituent l’un des éléments fondamentaux de la
photographie et du cinéma. Ils permettent de définir la condition matérielle du
cinéma comme « une succession de projections automatiques du monde »
(The World Viewed, p.72). Pourquoi dès lors le
fait de prendre une photo, ou de déclencher une prise, peut-il être entendu
comme faisant partie d’un processus automatique ?
La
conception de Cavell est inspirée en premier lieu par les capacités de
reproductibilité mécanique du film et de la photographie. Ceci nous conduit au
texte de Bazin sur la photographie, dans lequel il écrit : «Pour la
première fois, entre l’objet initial et sa représentation, rien ne s’interpose
qu’un autre objet. Pour la première fois, une image du monde extérieur se forme
automatiquement sans intervention créatrice de l’homme, selon un déterminisme
rigoureux. » (Qu’est-ce que le
cinéma ? p.13). Contrairement à la peinture, le principe de la
photographie consiste à convertir la lumière captée par l’objectif en matière
(pour le film) ou en un flux de données numérisées puis en fichiers (ce qui
correspond à la situation actuelle, le plus souvent). L’action du photographe
ou du cadreur consiste à mettre en place les conditions esthétiques et
techniques de la prise de vue mais, une fois le processus déclenché, l’image
est formée automatiquement et enregistrée sur un support photochimique,
magnétique ou à semi-conducteurs. Ce qui faisait dire à Jean Eustache :
«On n’a pas besoin de faire du cinéma… dès que la caméra tourne le cinéma se
fait tout seul. (Notes pour Numéro zéro)
Cette
combinaison de l’automatisme du processus de prise de vue et du mouvement
linéaire automatisé du cinéma est l’élément prépondérant dans notre perception
de la spécificité de l’expérience cinématique comme projection d’un monde
« autonome », un monde dont la main de l’homme est absente. En ce
sens, on peut dire que la photographie a triomphé de la subjectivité d’une
manière dont la peinture n’a jamais rêvé, en éliminant l’agent humain de la
tâche de reproduction.
C’est
aussi une éthique du temps : à l’instar de la photographie, le film
retranscrit avant de représenter, tout en produisant des images en mouvement.
Et, comme l’écrit Rodowick, « Dans la photographie comme dans le film, le
virtuel dépasse le réel : d’un côté il y a la projection hallucinatoire
d’évènements perdus dans un passé (virtuel) et recrées dans le présent de
l’image perçue ; et de l’autre, la succession irréversible du présent qui passe
dans lequel le mouvement apparait et disparait dans le temps virtuel de la
mémoire. » (p.79, c’est moi qui traduis) Et c’est là un des paradoxes de
l’expérience filmique : le désir répété de revivre au présent un passé
qu’on ne peut pas reproduire.
Les
raisons qui font que les études consacrées au cinéma ont repris et réévalué la
place et l’impact d’André Bazin, Roland Barthes, Siegfried Kracauer ou encore
Stanley Cavell, sont multiples et contribuent, en remettant en avant des textes
de la théorie classique, à « nous faire reconnaitre la complexité et la
densité d’une expérience que nos sensibilités déjà altérées par la vidéo ont
oubliée. Et c’est bien là un dernier paradoxe temporel : que nous en
arrivions à reconnaitre et à valoriser les automatismes d’un art trop tôt ou
trop tard, soit au moment où la nouveauté étonne, ou au contraire au moment
tardif où se produit son remplacement par de nouvelles formes et de nouveaux
automatismes » (p.79)
Rodowick
prend ainsi pour exemple de cet art « du temps qui passe » Numéro zéro, le film que Jean Eustache a
tourné en 1971, film tout entier consacré à un entretien de cent dix minutes
avec sa grand-mère, Odette Robert. Ce film, tourné en 16mm, à une époque où il
fallait changer régulièrement de magasin dans la caméra, examine un effet
particulier de l’automatisme filmique : l’utopie qui consiste à faire
coïncider la durée de l’évènement avec celle de l’enregistrement par la caméra.
Le temps réel, ici celui de
l’enregistrement simultané ou successif effectué par deux caméras, est censé
préserver la singularité de ce présent qui passe. Pourquoi ce film est-il
important pour Rodowick ? « Parce qu’il exprime de manière claire et
complexe à la fois, dans sa structure esthétique, le caractère particulier du
cinéma qui lui permet d’être à la fois un document historique et un
témoignage » (p.80) Ce qui lui fait rapprocher ce film de Shoah, de Claude Lanzmann (1985), plutôt
que de l’interminable Empire, d’Andy
Warhol (1964).
En
ce sens, nous dit Rodowick, « un film comme Numéro zéro nous montre non seulement un monde passé mais aussi un monde en train de passer : une
relation à la durée et au passage du temps, qui ne nous est peut-être plus
accessible, ou qui ne reflète plus ou n’exprime plus notre mode d’existence
actuel et nos attentes concernant notre existence future. » (p.83)
Ce
média (le film) lui-même est-il en train de disparaitre, et l’expérience que
nous en avions va-t-elle se perdre dans la réalité virtuelle de l’image
électronique ? En revenant à Cavell, et en considérant que la reproduction
du monde est la seule chose que le cinéma effectue de manière automatique, on
peut comprendre que la définition d’un média par ses automatismes va plus loin
qu’une simple recension des technologies qui le caractérisent. Il s’agit en
effet de technique autant que de technologie, la technique étant appréhendée
en tant que techné. L’invention du
processus ayant fait surgir la machinerie de prise de vue n’est pas l’invention
du cinéma en tant qu'art, mais elle a permis à celui-ci d’exister potentiellement en mettant
en place les conditions matérielles de son apparition. Ces processus largement
automatisés, qui sont une caractéristique majeure des arts technologiques, ne
signifient pas pour autant que c’est la machine qui prend la place de
l’artiste, mais on voit bien qu’à chacune des évolutions de ces nouvelles
formes esthétiques il y a eu une nécessaire adaptation et la mise en place d’un
rapport nouveau entre l’artiste et le média.
La
disparition du film en tant que média, et son remplacement par le cinéma
numérique, ne signifie pas qu’une nouvelle entité est créée par substitution
mais, plutôt, qu’un déplacement de ses éléments de base a eu lieu. L’image
électronique n’est pas apparue ex-nihilo
à la suite de l’invention des procédés de traitement numérique de
l’information, mais plutôt à la suite de déplacements dans la relation entre
les éléments constitutifs des images animées. C’est-à-dire la génération,
l’enregistrement, le traitement et la diffusion des images en mouvement. On
peut penser alors que chacun des médias technologiques de la représentation a
une identité qui lui est propre, tout en étant en réalité constitué par une
combinaison variable d’éléments qui peuvent appartenir toutefois à une même
base commune, à la fois technologique et esthétique. Mais ce qui est
indissociable du cinéma c’est une certaine perception de la durée et, ce qui
disparait avec le film nous dit encore Rodowick, c’est la dimension historique
« d’une causalité photographique en tant que témoignage d’existences
passées… Au vingt et unième siècle, Méliès l’a emporté sur Lumière, avec des
technologies et des stratégies nouvelles. Le cinéma deviendra l’art de la
synthèse de mondes imaginaires, dans lesquels la vision de la réalité physique
sera de moins en moins présente. » (p.87)
Passons
sur la question de l’indexation et sur la difficulté d’appliquer l’idée de l’isomorphisme
du processus analogique au traitement numérique des images. Ici Rodowick pense,
en se référant à Stanley Cavell, que les « automatismes de causalité
analogique sont forcément liés à une existence physique de ce qui est
représenté, même si leurs éléments peuvent être recombinés pour produire des
mondes imaginaires. En revanche, la synthèse numérique (c’est le nom qu’il
donne au traitement numérique des images) n’est liée au monde physique qu’en
raison de sa capacité à construire une ressemblance spatiale. » (p.107)
Il
est intéressant cependant de chercher à comprendre ce qui, pour Rodowick,
différencie notre perception du film de celle de l’image numérique. L’exemple est sa critique du
film d’Alexandre Sokourov, L’Arche Russe
(2002), film qui fit couler beaucoup d’encre à sa sortie, en raison du format,
des technologies utilisées et de son parti-pris esthétique. Comme Numéro
zéro, c’est un film qui se confronte au problème de l’histoire et du temps
qui passe, et comme lui la solution recherchée est celle de l’enregistrement en
continu en faisant correspondre de manière homothétique le temps de l’évènement
avec celui de la prise de vue. Le film de Sokourov se présente comme une
exploration, dans le temps et dans l’espace, du musée de l’Hermitage, en
faisant correspondre dans un même mouvement art, histoire et culture de la
Russie. Le tournage en une seule prise de quatre-vingt-six minutes permet de
suivre les pérégrinations temporelles d’un intellectuel français, le marquis de Custine,
parmi les collections et l’architecture du Palais d’Hiver.
Confrontés
au problème des capacités des magasins de 35mm classiques (22 minutes au
maximum) et des cassettes HD de l’époque (46 minutes), Sokourov et son Chef
Opérateur, Tilman Büttner, adoptèrent une solution innovante pour l’époque en
décidant d’utiliser un disque dur de grande capacité pour l’enregistrement d’un
signal HD non compressé. Le résultat obtenu est un tour de force de mise en
scène et de travail au steadicam.
Cependant,
nous dit Rodowick, le problème vient de ce que L’Arche Russe est un film qui
fonde la crédibilité de son réalisme temporel sur l’hypothèse d’une équivalence
spatiale entre la photographie et le cinéma numérique. Ce faisant, il met en
perspective leur différence en ce qui concerne leur représentation de la durée.
Car,
si le film de Sokourov a bien été tourné en une seule prise de 86 minutes, il
ne peut, selon Rodowick, être considéré comme un « one long take or a
single shot », car le cinéma numérique transforme ces deux concepts. L’explication
vient de ce que, pour comprendre l’essence du cinéma numérique nous dit-il, il
faut comprendre ce film comme le résultat d’un travail de montage, exactement comme peut l’être Octobre de Sergueï Eisenstein. Et il est certain que, si l’on
examine le nombre et la multiplicité des interventions pendant le tournage (les
orchestrations de la mise en scène) et en post-production (le travail du
compositing et de l’étalonnage) on pourrait en effet en conclure que ce film
est ni plus ni moins le résultat de milliers de processus numériques qui se
suivent ou se superposent.
En
quoi consiste l’évènement numérique, nous dit-il ? La captation numérique,
la synthèse (ou encodage) et le compositing en sont les principaux éléments. Et
d’autre part, l’image enregistrée n’est pas « unique ». Elle est en
fait le résultat de la combinaison d’un nombre important d’éléments de base, qu’on
peut appeler des « pixels », et du processus de calcul permettant la
conversion de la lumière en code utilisable dans les machines. Et, toujours
selon Rodowick, cet « évènement numérique » correspond moins à la
durée dans le monde perçu qu’aux variations prenant place au cours de processus
discrets dans les unités de calcul des machines. C’est ainsi nous dit-il qu’il
peut y avoir des prises, dans le cinéma numérique (takes) mais qu’il ne saurait
y avoir de plans (shots). Car ce qui était un plan est devenu un élément
variable, ouvert à toutes les manipulations, et ce qui était cinéma est devenu un langage permettant toutes sortes de combinaisons. Ce qui permet à
Lev Manovich d’écrire une formule provocante telle que : « Digital
film = f(x,y,t)… Puisque l’ordinateur
décompose chaque image en pixels, un film peut être défini comme une fonction
qui, étant donné la position horizontale, verticale et temporelle de chaque
pixel, renvoie sa couleur. » (Le
Langage des Nouveaux Médias, p.302)
C’est
intéressant mais insuffisant. En effet, l’enregistrement des variations de
lumière par l’appareil de prise de vue a bien lieu, lui, pendant un certain
temps et, au final, cette durée est bien restituée dans le temps du spectateur.
Si l’image numérique est toujours « montage », on peut rétorquer qu’il
n’y a pas d’unité spatiale non plus dans le temps du film qui peut, au final, être
lui aussi vu comme un montage ne serait-ce qu’en raison des variations à l’intérieur
d’un plan ou entre les plans. D’autre part, le travail du calculateur peut bien
avoir lieu autant de temps qu’il faudra, au final c’est bien l’œil d’un certain
spectateur, ou du personnage qui contrôle la machine, qui décidera de l’orientation
finale à donner à l’artefact ainsi créé. Bien entendu, rien ne pourra présumer
du fait que ce personnage sera ou bien ne sera pas un être humain…
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