Ce texte est une introduction à la lecture du
livre de David N. Rodowick, The Virtual Life of Film (2007), un ouvrage
qui, me semble-t-il, pose la plupart des questions concernant le devenir d'une
certaine manière de penser le cinéma au moment où les structures mêmes du
cinéma, en tant qu'expérience individuelle ou collective, sont en train de
changer de manière fondamentale.
La théorie du cinéma (film theory pour
les anglophones) s'est concentrée en général autour de l'esthétique et de la
psychologie d'une part, de l'histoire du cinéma d'autre part. Il faut cependant
considérer qu'elle connait aujourd'hui une évolution notable vers une réflexion
tendant à inclure les "nouveaux médias", ce qui reste une manière
encore assez vague de caractériser l'ensemble du champ ouvert par les
évolutions technologiques en cours depuis une dizaine d'années maintenant.
David N. Rodowick appelle ainsi à fonder une "théorie des images en
mouvement et des nouveaux médias" tout en constatant, avec une certaine
ironie, que les études cinématographiques ont reçu une certaine reconnaissance
au sein de l'université, en tant que domaine de recherche légitime, au moment
où l'objet même de ces recherches n'existe plus (p.26). D'où la question du
théoricien du film : "What becomes of cinema studies if film should
disappear ? Perhaps this is a question that only film theory can answer"
(p.3). Il faut sans doute alors poser à nouveau la question "Qu'est-ce que
le cinéma ?" comme expérience d’un art technologique fondé sur la
fabrication et la restitution d’une certaine catégorie d’images en mouvement (ou
comme Rodowick l'écrit : What was cinema ?"). La réponse passe sans
doute par une nouvelle définition des arts de la représentation avec des images
animées, alors qu'on n'a jamais connu autant de difficultés pour définir
"le fondement ontologique du cinéma" (p.12).
Ce problème concerne peut-être aussi la
difficulté à définir le cinéma en tant qu'art, c'est à dire à travers "la
nécessité de définir les possibilités artistiques du médium en montrant
l'originalité de son fondement ontologique dans un principe esthétique premier
qui dérive d'une longue tradition dans l'histoire de la philosophie"
(p.12) puisque, malgré la déconstruction opérée au sein des formes plastiques
depuis plus d'un siècle, notre culture ne s'est pas débarrassée de l'instinct
qui consiste à valoriser l'Art de cette façon. Il y a, reconnait Rodowick,
quelque chose dans le rapport du film avec l'espace et le temps qui perturbe
les hiérarchies et les valeurs émises par l'esthétique moderne.
Cette difficulté à situer le film dans un
champ d'études théoriques n'a pas débuté avec sa "virtualisation" par
l'image numérique. Du point de vue de l'esthétique moderne, la littérature ou
la sculpture, ou encore la peinture, ont une stabilité ontologique relativement
rassurante. Leur statut en tant qu'objets esthétiques semble pour le moins
évident. Pourquoi alors le film est-il si difficile à caractériser lui-même en
tant qu'objet d'investigation esthétique ? Peut-être, nous dit alors Rodowick,
"parce qu'il a été le premier medium à remettre fondamentalement en
question les concepts même de l'esthétique. Jusqu'à l'émergence du cinéma, la
plupart des arts pouvaient être classés selon la distinction due à Gotthold Ephraim
Lessing 1766 entre arts de la succession - le temps - et arts de la
simultanéité - l'espace" (p.13). Le paradoxe de l'expérience filmique est
cependant qu'elle prend place à la fois dans un continuum spatial et dans la
durée. Le cinéma a une nature hybride : il combine à la fois des images et des
sons, des paroles et de l'écrit.
Quelque part, la suspicion - ou l'angoisse -
due au fait que la nature esthétique du cinéma pouvait être mise en question
était due à cette nature hybride du film, à la fois art de l'espace et art du
temps. Cette difficulté est encore plus visible dans la théorie esthétique
moderne où, selon Nelson Goodman, on privilégie en général ce qu'il appelle les
"arts autographiques". Ce
sont les arts de la signature, c’est-à-dire les arts définis par le contact
physique de la main de l’artiste. L’œuvre produite est définitive lorsque
l’artiste a terminé son travail, et elle est unique. Il n’y a qu’un seul
original.
A l’opposé, Goodman distingue les arts allographiques, dont la musique est
l’exemple type, et où il faut distinguer entre l’acte de création – la
composition musicale – et la performance. Le film partage avec la musique une
situation dans laquelle l’acte de création – le concept, pourrait-on dire, ou
le scénario – est séparé de l’exécution – c’est-à-dire le tournage. Le film
est, tout comme la musique, une création à deux étapes (two stage process) voire plus. Mais, contrairement à la musique, où
la notation en composition peut servir d’acte garantissant la signature de
l’auteur, le cinéma, au même titre d’ailleurs que la photographie, peine à
distinguer la copie de l’original. Car ici même, ce sont les procédés de
reproduction technologiques qui créent une ambiguïté quand à la nature de
l’œuvre. Rodowick cite d’ailleurs l’exemple de Citizen Kane, dont la copie originale a été perdue. Dès lors, nous
dit-il, doit-on considérer que toutes les copies existantes ne sont que des
imitations ? Et ceci avant même de pouvoir répondre à la question de
l’attribution du film à son auteur. Mais qui serait-il ? Le scénariste ou bien
plutôt le réalisateur qui l’a porté en scène et permis une interprétation des
différents éléments du scénario ? Et comment cette question de l’auteur
peut-elle se décliner dans un univers de production dans lequel les intervenants
sont de plus en plus nombreux et spécialisés dans des techniques de création
complexes, renvoyant ainsi le réalisateur au rang de gestionnaire d’un ensemble
qui comprend plusieurs niveaux de conception et d’exécution ? C’est
évidemment le cas aujourd’hui des images de synthèse et des effets spéciaux
omniprésents dans la plupart des films, à commencer par le film publicitaire ou
le clip. Leur niveau d’expertise est tel, qu’il devient difficile à toute
personne qui n’a pas suivi un cursus spécialisé, ou qui n’a pas déjà une
certaine expérience de leur conception, d’imaginer simplement ce qu’il est
possible de faire dans une situation donnée.
Revenons à la question posée par Rodowick,
celle qui concerne la disparition d’une certaine forme d’expérience du cinéma
et l’avènement simultané des études cinématographiques dans le champ de la
recherche académique. Bien qu’il s’agisse d’appréciations concernant avant tout
le monde universitaire anglo-saxon on pourrait, sans y apporter trop de modifications,
poser la même question en France, puisqu’il s’agit avant tout, dans l’appréciation
de Rodowick, de reconnaitre le moment à partir duquel ces enseignements ont
acquis d’une certaine manière une légitimité.
On voit bien, en effet, que ce moment est concomitant
de l’apparition de nouveaux procédés technologiques qui introduisent une
nouvelle manière de regarder et d’analyser les films. On peut, bien sûr,
remonter à la diffusion du magnétoscope et de la cassette vidéo pour dater le
début d’une transformation radicale de l’expérience du cinéma, puisqu’à partir
de ce moment, et plus encore avec le DVD et les fichiers téléchargeables sur
Internet, il est devenu possible de regarder n’importe quel film chez soi,
confortablement installé dans son salon, et surtout d’en programmer la diffusion dans son intégralité ou par parties.
Bien entendu il ne s’agit plus de l’expérience
canonique du film projeté en salle, dans l’obscurité et d’un seul tenant, sans
que l’on ait la possibilité d’en interrompre la projection, ne fut-ce que
quelques instants. Mais en quoi cela ne serait pas du cinéma ? Ce qui me
parait plus important, et peut-être est-ce aussi une conséquence indirecte de
ces nouveaux dispositifs, c’est la disparition progressive d’une certaine
cinéphilie – tout à fait caractéristique d’ailleurs de l’auteurisme et du
clubisme à la française (pardon pour les néologismes) – pour laisser la place à
un consommateur archiviste, isolé devant son écran. Car il faut aussi prendre
en considération le fait que de nouvelles formes d’expérience filmique sont
apparues, les séries en particulier, qui ne sont pas destinées à être projetées
en salle, et dont la structure narrative et la construction visuelle (cadre et
valeurs de plan, mais aussi la couleur et le format de l’image) sont calibrées
pour des écrans de petite taille, ainsi que le réglage de l’image (le contraste
en particulier).
Par ailleurs, et c’est Rodowick cette fois
qui l’écrit, l’idée selon laquelle il y aurait quelque chose d’ontologiquement
unique à propos du matériau photographique et du film lui-même ne tient pas. Noël
Carroll voit d’ailleurs toute cette évolution prendre place dans une histoire
plus large des images en mouvement, dont le film lui-même ne serait qu’une
phase (Theorizing the Moving Image,
1996).
La question que pose alors le livre : qu’est-ce
qu’a été le cinéma ? (What was
cinema ?) et ce qu’il en reste aujourd’hui. Quelles transformations a-t-il
subies en se fondant dans « le monde électronique et virtuel des manipulations
numériques ? » (p.31). Le cinéma, et par voie de conséquence l’expérience
du spectateur, en devenant entièrement un art du numérique, a-t-il ainsi définitivement
perdu sa dimension d’art du spectacle, qui se manifestait dans une sorte de
matériau originel unique destiné à la projection dans certaines conditions
seulement ?
Remarquons, tout d’abord, que Rodowick opère
une distinction entre le médium en tant que tel (le film, la vidéo) et son
support physique et la diffusion (distribution,
dans le terme anglais) : les supports vidéo, la compression numérique, la
télévision broadcast et Internet fonctionnent comme des canaux de transmission sur
lesquels un même film pourra être visionné. La distinction entre film et vidéo,
ou entre analogique et numérique comme porteurs de l’information n’est pas
suffisante pour caractériser le médium. La question qui se pose alors est la
suivante : les différentes catégories d’images animées sont-elles à mettre
en relation avec des environnements de visionnage spécifiques ? La réponse de l’auteur est sans ambiguïté :
de manière intuitive, les images électroniques ne sont pas du « cinéma » ;
elles ne permettent pas de produire les conditions sociales et psychologiques d’un
certain spectacle de cinéma.
Cette affirmation est à rapprocher des
appréciations de Raymond Bellour et de Jacques Aumont, pour qui la salle
obscure est le lieu par excellence de l’expérience de cinéma. Ainsi, pour
Bellour, « la projection d’un film en salle, dans le noir, le temps
prescrit d’une séance plus ou moins collective, est devenue et reste la
condition d’une expérience unique de perception et de mémoire, définissant son
spectateur et que toute situation autre de vision altère plus ou moins. Et cela
seul vaut d’être appelé cinéma ».
Question posée aussi par Rodowick : « Do moving-image media have special affinities with specific viewing environments ? », et l’auteur insiste sur la spécificité de l’expérience de la projection en salle. Tout en argumentant sur le fait que les images électroniques « ne sont pas du cinéma », il se demande si « un média est une substance, un instrument ou simplement un canal de transmission (channel) ? ». Ceci signifie qu’un média devrait être distingué du support physique qui le compose et du canal de transmission. La vidéo numérique, l’encodage MPEG-2 ou 4, la télévision broadcast ou Internet fonctionnent comme des canaux de diffusion, à travers lesquels un même objet (disons M le maudit, de Fritz Lang) pourra être regardé. En supposant des conditions optimum de transfert et de visionnage, « les différences de forme entre les versions film et vidéo de M ne seront pas plus significatives que des variations parmi les copies 16 ou 35mm. La distinction entre film et vidéo ou entre analogique et numérique comme porteurs de l’information n’est peut-être pas suffisante pour clarifier des questions telles que « qu’est-ce qu’un média ? » et « ceci a-t-il une importance ? ». Pour des films tels que Shrek ou Star Wars 2 : Attack of the Clones, le celluloïd n’est rien d’autre que le média de diffusion, une manière de projeter les films en utilisant les équipements existants même s’il serait préférable de regarder ces artefacts en utilisant des moyens de projection électroniques et numériques » (p.32). Il est difficile toutefois de reconnaitre une spécificité au média cinématographique, car le film fonctionne avant tout en tant qu’objet hybride, utilisant plusieurs composants, et qui ne peut pas être assimilé à un art du spectacle, au même titre que le théâtre par exemple. Ceci explique son originalité et la difficulté à le caractériser à travers des éléments et des formes intangibles, en utilisant des définitions essentialistes.
Question posée aussi par Rodowick : « Do moving-image media have special affinities with specific viewing environments ? », et l’auteur insiste sur la spécificité de l’expérience de la projection en salle. Tout en argumentant sur le fait que les images électroniques « ne sont pas du cinéma », il se demande si « un média est une substance, un instrument ou simplement un canal de transmission (channel) ? ». Ceci signifie qu’un média devrait être distingué du support physique qui le compose et du canal de transmission. La vidéo numérique, l’encodage MPEG-2 ou 4, la télévision broadcast ou Internet fonctionnent comme des canaux de diffusion, à travers lesquels un même objet (disons M le maudit, de Fritz Lang) pourra être regardé. En supposant des conditions optimum de transfert et de visionnage, « les différences de forme entre les versions film et vidéo de M ne seront pas plus significatives que des variations parmi les copies 16 ou 35mm. La distinction entre film et vidéo ou entre analogique et numérique comme porteurs de l’information n’est peut-être pas suffisante pour clarifier des questions telles que « qu’est-ce qu’un média ? » et « ceci a-t-il une importance ? ». Pour des films tels que Shrek ou Star Wars 2 : Attack of the Clones, le celluloïd n’est rien d’autre que le média de diffusion, une manière de projeter les films en utilisant les équipements existants même s’il serait préférable de regarder ces artefacts en utilisant des moyens de projection électroniques et numériques » (p.32). Il est difficile toutefois de reconnaitre une spécificité au média cinématographique, car le film fonctionne avant tout en tant qu’objet hybride, utilisant plusieurs composants, et qui ne peut pas être assimilé à un art du spectacle, au même titre que le théâtre par exemple. Ceci explique son originalité et la difficulté à le caractériser à travers des éléments et des formes intangibles, en utilisant des définitions essentialistes.
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