mardi 15 mai 2018

A propos du Monde du Silence, Palme d’Or à Cannes en 1956



Le Monde du Silence est, bien entendu, le film qui a fait la réputation de Jacques-Yves Cousteau et de son équipe. Il a aussi lancé la carrière de Louis Malle, qui avait à l’époque quitté l’IDHEC pour se joindre à l’équipage de la Calypso.
Au-delà de la critique élogieuse ou de l’indignation, on peut s’interroger sur ce que représente ce film au regard d’une possible historiographie de l’image sous-marine. Il faut donc :
1.       Le situer dans son époque
2.       S’intéresser à ce qu’il montre et à la manière dont il le montre
3.       Evaluer ce qu’il a pu représenter pour l’exploration sous-marine et, d’une manière plus générale, pour la relation des humains avec l’environnement marin
Il est utile, tout d’abord, de donner des indications concernant la production et les spécifications techniques les plus courantes (renseignements recueillis sur IMDB et dans le livre de Franck Machu[1]) :
-          Du point de vue de la production : le film a été produit par la Société de production de Cousteau, à l’époque : Les Requins Associés. Sont venues s’y ajouter les Sociétés Filmad et Titanus, ainsi que le Poste Parisien pour le mixage audio.
-          Il a été entièrement tourné en mer, principalement : Mer Rouge, Méditerranée, Golfe Persique, Océan Indien
-          Le film a été coréalisé par Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle et écrit par JYC
-          On voit y apparaitre et jouer leur rôle pratiquement tous les membres de l’équipage de la Calypso
-          Le producteur exécutif est Maurice Ichac
-          La musique a été composée par Yves Baudrier
-          L’image est signée par Philippe Agostini (pour les scènes sous-marines) et Louis Malle
-          Le montage a été l’œuvre de Georges Alépée
-          Effets spéciaux par Robert Noël
-          Lumière et équipements mis en œuvre par Edmond Séchan et Cousteau
-          Chef d’orchestre : Serge Baudo
-          La première projection publique a eu lieu au Festival de Cannes, le 26 mai 1956
Pour la technique proprement dite :
-          On retiendra que le film a été tourné avec des caméras Eyemo 35mm Bell & Howell, modifiées et intégrées dans des caissons PVC munis d’un hublot frontal
-          La pellicule couleur utilisée est de l’Eastmancolor 16 ASA et, malgré la très grande ouverture permise par les optiques Cooke, il faudra souvent un ajout de lumière artificielle (qui servira aussi à corriger la dominante bleue des fonds marins)
-          On utilise aussi des scooters sous-marins, Laban en ayant modifié un pour l’équiper d’un hublot sur le nez, ce qui lui permettait de recevoir une caméra embarquée.
-          La durée finale du film est de 86 minutes (1 heure 26)
-          Le format du négatif est le 35mm pour un rapport image de 1.37 : 1
-          Longeur totale de pellicule imprimée : 2270 mètres
-          Le laboratoire qui a effectué le traitement : GTC à Joinville

1.       L’époque : les années 1950 sont cette époque de l’après-guerre qui voit s’installer dans le monde occidental le rapport hédoniste aux vacances, à la mer et, pour certains, à l’exploration de nouvelles contrées et de nouveaux modes de vie. Selon Jean Griffet, « l’observation du nombre de récits d’aventures et de chasse sous-marines publiés fait apparaitre une densité maximale entre 1946 et 1960… Les aventuriers partent donc avec des rêves. Ils quittent aussi le port avec des projets : explorer des îles, le fond de la mer, traverser les océans à la voile. »[2]
En réalité, c’est depuis le début du siècle que le rapport à la mer se transforme.
Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas montrent dans leur livre, Le Monde du Silence (1953), ce que pourrait être le style de vie et le rapport à la nature qu’ils s’attacheront à représenter, avec l’équipe de la Calypso, dans le film éponyme.

Il faut aussi situer le film par rapport aux contraintes économiques que connait sa production : campagne de prospection pétrolière pour BP puis, en 1954, signature d’une convention de financement avec l’Education Nationale et le CNRS.
Le tournage commence donc en 1954, en Mer Rouge…

2.       Le film
On doit noter certains apports du film, tant sur le plan technologique que sur celui de l’inventivité cinématographique :
-          Le scaphandre autonome, le scooter sous-marin ou la cage à requins
-          Des caméras sous-marines dans des caissons imperméables conçues par l’ingénieur chimiste André Laban, tandis que le professeur Harold Edgerton met au point un appareil de prises de vue automatique[3].
-          D’autre part, il s’agit d’un film qui montre surtout une aventure humaine : des explorateurs audacieux, des hommes au travail. Les cinéastes (Cousteau et Malle) n’hésitent pas à se filmer eux-mêmes et à présenter leur matériel de prise de vues. André Bazin le reconnait dans cette double articulation (film et hors film) : « Il est parfaitement permis de reconstituer la découverte d’une épave… Tout au plus peut-on exiger du cinéaste qu’il ne cherche pas à cacher le procédé. Mais on ne saurait le reprocher à Cousteau et Malle qui, plusieurs fois au cours du film, présentent le matériel et se filment eux-mêmes en train de filmer. »[4]
-          La séquence d’ouverture elle-même tranche d’ailleurs avec toute la production documentaire de l’époque. Sans musique ni commentaires, avec seulement le bruit de l’expiration des plongeurs, elle nous fait découvrir « l’homme poisson » de Jean Painlevé ou le « surhomme aquatique » d’André Bazin : les plongeurs, torche[5] à la main, descendent au fond de l’abîme, dans lequel on a l’impression qu’ils vont se perdre et disparaitre, un nuage de bulles envahit l’écran puis successivement, en même temps que le début de la musique, apparaissent : le titre du film, les réalisateurs, l’équipe technique… La musique disparait et on retrouve les plongeurs au fond, en train de filmer. Commentaire : « A 50 mètres de la surface, des hommes tournent un film… Munis de scaphandres autonomes, ils sont délivrés de la pesanteur. Ils évoluent librement. Etc. » On remarque la mise en abyme.
-          D’autres séquences accentuent le caractère didactique du film : rencontre avec des pêcheurs grecs, ce qui est l’occasion de mettre en avant la supériorité du scaphandre autonome par rapport à l’antique scaphandre à casque et tuyau raccordé à la surface. Explication concernant la « maladie des caissons » et les accidents de décompression. On assiste ainsi à la reconstitution (un brin humoristique) d’un accident de décompression et au traitement du scaphandrier souffrant dans un caisson de décompression.
-          Viennent ensuite des séquences plus controversées : récupération des coraux à la dynamite, causant un véritable carnage parmi les poissons, sur fond de musique aux accents triomphants, et pour toute explication (en off) : « c’est la seule méthode qui permette de faire le recensement de toutes les espèces vivantes ». En l’occurrence elles ne le sont plus tellement.
-          Séquence particulièrement pénible (vers le milieu du film) : l’agonie du petit cachalot, heurté par la Calypso, dont les flancs déchirés par l’hélice du navire laissent échapper un flot de sang. L’animal est achevé par Falco et Dumas. Les requins arrivent. Le commentaire de Cousteau est ici édifiant : « Pour nous plongeurs, les requins c’est l’ennemi mortel ». Puis description de la curée des requins, filmée par Dumas, qui se trouve dans une cage immergée. Commentaire : « Tous les marins du monde détestent les requins… Les plongeurs eux sont déchainés. Rien ne peut retenir une haine ancestrale. Chacun cherche une arme, n’importe quoi, pour cogner, crocher, hisser… ». Après la mort et la curée autour du cadavre du petit cachalot, on assiste donc au massacre des requins qui sont harponnés par l’équipage, puis hissés à bord pour être achevés à coups de hache ou de marteau.
Ces séquences seront-elles aussi très critiquées, surtout depuis l’extension du discours « préservationniste » aux médias télévisuels  – c’est-à-dire, depuis le milieu des années 1975 environ –  et on voit bien que des questions telles que celles relatives à la protection des environnements marins et de la biodiversité ont marqué, depuis, le discours général concernant les représentations de la nature[6]. On comprend bien qu’il ne serait plus possible aujourd’hui de tourner un film qui montrerait, de manière aussi crue, l’extermination de groupes entiers d’animaux marins…

3.      Que représente ce film pour l’historiographie des débuts du cinéma subaquatique ?
On retiendra tout d’abord que, dans Le Monde du Silence on voit représentée, dans un long métrage, la mise en œuvre d’équipements spécifiques permettant la plongée en eaux profondes : le scaphandre autonome Cousteau-Gagnan, le scooter des mers et même la cage à requins qui connait là ses premières utilisations. Mais ce film permet aussi d’innover en matière de techniques cinématographiques, on l’a vu plus haut. Toutes ces questions relèvent davantage de l’histoire des techniques.
Il reste que Le Monde du Silence est avant tout un défi humain, comme le note très justement Florent Barrère, mais qu’il est aussi le résultat d’une construction scénaristique, dans laquelle composition et montage jouent pleinement leur rôle. Ainsi lors de la découverte de l’épave d’un cargo coulé, dont la soi-disant exploration par un plongeur supposait en fait non seulement la présence de plusieurs caméras, mais un véritable découpage comme en studio : « Cette séquence est visiblement agencée, jusque dans la classique attente spectatorielle. Ainsi, avant que l’épave ne soit découverte (un cargo anglais coulé en 1942 dans le canal de Suez), aucune étape ne nous sera épargnée : localisation de l’épave par écho sonar, puis par la chambre d’étrave ; raccord regard de Frédéric Dumas sur l’épave, par le hublot de la Calypso ; et enfin mise à l’eau de toute l’équipe de plongée ! Un ensemble de rivets scénaristiques nous rappelle à l’ordre : nous n’assistons pas à la découverte d’une épave, mais à sa mise en scène… Ainsi, le plongeur solitaire du Monde du silence ne se retrouve jamais face au bloc réel de l’épave, mais se faufile à travers les indices narratifs de sa présence : la puissante ancre rouillée ; la longue chaîne enfouie dans le sable ; la proue sombre du navire à contourner de quelques coups de palme ; et enfin la vieille cloche qu’il faut détartrer au couteau de sa moisissure marine. »[7]
Il serait donc réducteur de considérer les productions sous-marines (et marines) de Cousteau et de quelques autres « pionniers » comme le résultat d’un travail de documentation effectué par des équipes qui seraient avant tout constituées par des plongeurs, des techniciens ou même des scientifiques et qui ne seraient qu’accessoirement des cinéastes.
Le Monde du Silence indique en fait clairement l’émergence d’un genre cinématographique, qui existe déjà dans les faits, mais qui acquiert là une pleine reconnaissance de la part du public, surement, mais aussi de la part des professionnels du cinéma.


[1] Franck Machu, Un cinéaste nommé Cousteau: une œuvre dans le siècle (Monaco, Monaco: Éd. du Rocher, 2011).
[2] Jean Griffet, Aventures marines. Images et pratiques, p. 56, L’Harmattan, Paris, 1995.
[3] Harold E. Edgerton, Photographing the Sea’s Dark Underworld, National Geographic Magazine, vol. 107, n°4, avril 1955, p.523-537
[4] André Bazin, Le Monde du Silence, in France Observateur, p.38, Mars 1956.
[5] Ce sont des torches pyrotechniques incandescentes
[6] Il y a, en particulier, l’émergence de nouveaux champs d’investigation dans l’analyse du film, qui mettent en avant les relations entre cinéma et écologie ou encore les représentations des animaux à l’écran. Voir, par exemple : Ecocinema Theory and Practice, dirigé par Stephen Rust, Salma Monani et Sean Cubitt (AFI/Routledge, 2013).
[7] Florent Barrère, « Éclipses – Revue de Cinéma : Revoir Le Monde du silence / Océans : Caméra abyssale », consulté le 12 mai 2018, http://www.revue-eclipses.com/le-monde-du-silence-oceans/revoir/camera-abyssale-71.html.
Florent Barrère

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