Le
Monde du Silence est, bien entendu, le film qui a fait
la réputation de Jacques-Yves Cousteau et de son équipe. Il a aussi lancé la
carrière de Louis Malle, qui avait à l’époque quitté l’IDHEC pour se joindre à
l’équipage de la Calypso.
Au-delà de la
critique élogieuse ou de l’indignation, on peut s’interroger sur ce que
représente ce film au regard d’une possible historiographie de l’image
sous-marine. Il faut donc :
1. Le situer dans son époque
2.
S’intéresser à ce qu’il montre et à la
manière dont il le montre
3. Evaluer ce qu’il a pu représenter pour
l’exploration sous-marine et, d’une manière plus générale, pour la relation des
humains avec l’environnement marin
Il
est utile, tout d’abord, de donner des indications concernant la production et
les spécifications techniques les plus courantes (renseignements
recueillis sur IMDB et dans le livre de Franck Machu[1]) :
-
Du point de vue de la production :
le film a été produit par la Société de production de Cousteau, à
l’époque : Les Requins Associés. Sont venues s’y ajouter les Sociétés
Filmad et Titanus, ainsi que le Poste Parisien pour le mixage audio.
-
Il a été entièrement tourné en mer,
principalement : Mer Rouge, Méditerranée, Golfe Persique, Océan Indien
-
Le film a été coréalisé par Jacques-Yves
Cousteau et Louis Malle et écrit par JYC
-
On voit y apparaitre et jouer leur rôle
pratiquement tous les membres de l’équipage de la Calypso
-
Le producteur exécutif est Maurice Ichac
-
La musique a été composée par Yves
Baudrier
-
L’image est signée par Philippe Agostini
(pour les scènes sous-marines) et Louis Malle
-
Le montage a été l’œuvre de Georges
Alépée
-
Effets spéciaux par Robert Noël
-
Lumière et équipements mis en œuvre par
Edmond Séchan et Cousteau
-
Chef d’orchestre : Serge Baudo
-
La première projection publique a eu
lieu au Festival de Cannes, le 26 mai 1956
Pour
la technique proprement dite :
-
On retiendra que le film a été tourné
avec des caméras Eyemo 35mm Bell & Howell, modifiées et intégrées dans des
caissons PVC munis d’un hublot frontal
-
La pellicule couleur utilisée est de l’Eastmancolor
16 ASA et, malgré la très grande ouverture permise par les optiques Cooke, il
faudra souvent un ajout de lumière artificielle (qui servira aussi à corriger
la dominante bleue des fonds marins)
-
On utilise aussi des scooters
sous-marins, Laban en ayant modifié un pour l’équiper d’un hublot sur le nez,
ce qui lui permettait de recevoir une caméra embarquée.
-
La durée finale du film est de 86
minutes (1 heure 26)
-
Le format du négatif est le 35mm pour un
rapport image de 1.37 : 1
-
Longeur totale de pellicule
imprimée : 2270 mètres
-
Le laboratoire qui a effectué le
traitement : GTC à Joinville
1. L’époque : les années 1950 sont
cette époque de l’après-guerre qui voit s’installer dans le monde occidental le
rapport hédoniste aux vacances, à la mer et, pour certains, à l’exploration de
nouvelles contrées et de nouveaux modes de vie. Selon Jean Griffet,
« l’observation du nombre de récits d’aventures et de chasse sous-marines
publiés fait apparaitre une densité maximale entre 1946 et 1960… Les
aventuriers partent donc avec des rêves. Ils quittent aussi le port avec des
projets : explorer des îles, le fond de la mer, traverser les océans à la
voile. »[2]
En
réalité, c’est depuis le début du siècle que le rapport à la mer se transforme.
Jacques-Yves
Cousteau et Frédéric Dumas montrent dans leur livre, Le Monde du Silence (1953), ce que pourrait être le style de vie et
le rapport à la nature qu’ils s’attacheront à représenter, avec l’équipe de la
Calypso, dans le film éponyme.
Il
faut aussi situer le film par rapport aux contraintes économiques que connait
sa production : campagne de prospection pétrolière pour BP puis, en 1954,
signature d’une convention de financement avec l’Education Nationale et le
CNRS.
Le
tournage commence donc en 1954, en Mer Rouge…
2.
Le film
On
doit noter certains apports du film, tant sur le plan technologique que sur
celui de l’inventivité cinématographique :
-
Le scaphandre autonome, le scooter
sous-marin ou la cage à requins
-
Des caméras sous-marines dans des
caissons imperméables conçues par l’ingénieur chimiste André Laban, tandis que
le professeur Harold Edgerton met au point un appareil de prises de vue
automatique[3].
-
D’autre part, il s’agit d’un film qui
montre surtout une aventure humaine : des explorateurs audacieux, des
hommes au travail. Les cinéastes (Cousteau et Malle) n’hésitent pas à se filmer
eux-mêmes et à présenter leur matériel de prise de vues. André Bazin le
reconnait dans cette double articulation (film et hors film) : « Il
est parfaitement permis de reconstituer la découverte d’une épave… Tout au plus
peut-on exiger du cinéaste qu’il ne cherche pas à cacher le procédé. Mais on ne
saurait le reprocher à Cousteau et Malle qui, plusieurs fois au cours du film,
présentent le matériel et se filment eux-mêmes en train de filmer. »[4]
-
La séquence d’ouverture elle-même
tranche d’ailleurs avec toute la production documentaire de l’époque. Sans
musique ni commentaires, avec seulement le bruit de l’expiration des plongeurs,
elle nous fait découvrir « l’homme poisson » de Jean Painlevé ou le
« surhomme aquatique » d’André Bazin : les plongeurs, torche[5] à
la main, descendent au fond de l’abîme, dans lequel on a l’impression qu’ils
vont se perdre et disparaitre, un nuage de bulles envahit l’écran puis
successivement, en même temps que le début de la musique, apparaissent :
le titre du film, les réalisateurs, l’équipe technique… La musique disparait et
on retrouve les plongeurs au fond, en train de filmer. Commentaire :
« A 50 mètres de la surface, des hommes tournent un film… Munis de
scaphandres autonomes, ils sont délivrés de la pesanteur. Ils évoluent
librement. Etc. » On remarque la mise en abyme.
-
D’autres séquences accentuent le
caractère didactique du film : rencontre avec des pêcheurs grecs, ce qui
est l’occasion de mettre en avant la supériorité du scaphandre autonome par
rapport à l’antique scaphandre à casque et tuyau raccordé à la surface.
Explication concernant la « maladie des caissons » et les accidents
de décompression. On assiste ainsi à la reconstitution (un brin humoristique)
d’un accident de décompression et au traitement du scaphandrier souffrant dans
un caisson de décompression.
-
Viennent ensuite des séquences plus
controversées : récupération des coraux à la dynamite, causant un
véritable carnage parmi les poissons, sur fond de musique aux accents
triomphants, et pour toute explication (en off) : « c’est la seule
méthode qui permette de faire le recensement de toutes les espèces
vivantes ». En l’occurrence elles ne le sont plus tellement.
-
Séquence particulièrement
pénible (vers le milieu du film) : l’agonie du petit cachalot, heurté
par la Calypso, dont les flancs déchirés par l’hélice du navire laissent
échapper un flot de sang. L’animal est achevé par Falco et Dumas. Les requins
arrivent. Le commentaire de Cousteau est ici édifiant : « Pour nous
plongeurs, les requins c’est l’ennemi mortel ». Puis description de la
curée des requins, filmée par Dumas, qui se trouve dans une cage immergée.
Commentaire : « Tous les marins du monde détestent les requins… Les
plongeurs eux sont déchainés. Rien ne peut retenir une haine ancestrale. Chacun
cherche une arme, n’importe quoi, pour cogner, crocher, hisser… ». Après
la mort et la curée autour du cadavre du petit cachalot, on assiste donc au
massacre des requins qui sont harponnés par l’équipage, puis hissés à bord pour
être achevés à coups de hache ou de marteau.
Ces séquences seront-elles aussi très
critiquées, surtout depuis l’extension du discours « préservationniste »
aux médias télévisuels – c’est-à-dire,
depuis le milieu des années 1975 environ –
et on voit bien que des questions telles que celles relatives à la
protection des environnements marins et de la biodiversité ont marqué, depuis, le
discours général concernant les représentations de la nature[6].
On comprend bien qu’il ne serait plus possible aujourd’hui de tourner un film
qui montrerait, de manière aussi crue, l’extermination de groupes entiers
d’animaux marins…
3. Que
représente ce film pour l’historiographie des débuts du cinéma
subaquatique ?
On retiendra tout d’abord que, dans Le Monde du Silence on voit représentée,
dans un long métrage, la mise en œuvre d’équipements spécifiques permettant la
plongée en eaux profondes : le scaphandre autonome Cousteau-Gagnan, le
scooter des mers et même la cage à requins qui connait là ses premières
utilisations. Mais ce film permet aussi d’innover en matière de techniques
cinématographiques, on l’a vu plus haut. Toutes ces questions relèvent
davantage de l’histoire des techniques.
Il reste que Le Monde du Silence est avant tout un défi humain, comme le note
très justement Florent Barrère, mais qu’il est aussi le résultat d’une
construction scénaristique, dans laquelle composition et montage jouent
pleinement leur rôle. Ainsi lors de la découverte de l’épave d’un cargo coulé,
dont la soi-disant exploration par un plongeur supposait en fait non seulement
la présence de plusieurs caméras, mais un véritable découpage comme en
studio : « Cette séquence est visiblement agencée, jusque dans la
classique attente spectatorielle.
Ainsi, avant que l’épave ne soit découverte (un cargo anglais coulé en
1942 dans le canal de Suez), aucune étape ne nous sera épargnée : localisation
de l’épave par écho sonar, puis par la chambre d’étrave ; raccord regard de
Frédéric Dumas sur l’épave, par le hublot de la Calypso ; et enfin mise
à l’eau de toute l’équipe de plongée ! Un ensemble de rivets scénaristiques
nous rappelle à l’ordre : nous n’assistons pas à la découverte d’une épave,
mais à sa mise en scène… Ainsi, le plongeur solitaire du Monde du silence
ne se retrouve jamais face au bloc réel de l’épave, mais se faufile à travers
les indices narratifs de sa présence : la puissante ancre rouillée ; la
longue chaîne enfouie dans le sable ; la proue sombre du navire à contourner de
quelques coups de palme ; et enfin la vieille cloche qu’il faut détartrer au
couteau de sa moisissure marine. »[7]
Il serait donc réducteur de considérer les productions
sous-marines (et marines) de Cousteau et de quelques autres
« pionniers » comme le résultat d’un travail de documentation
effectué par des équipes qui seraient avant tout constituées par des plongeurs,
des techniciens ou même des scientifiques et qui ne seraient qu’accessoirement
des cinéastes.
Le Monde du
Silence indique en fait clairement l’émergence d’un genre cinématographique, qui
existe déjà dans les faits, mais qui acquiert là une pleine reconnaissance de
la part du public, surement, mais aussi de la part des professionnels du
cinéma.
[1] Franck Machu, Un
cinéaste nommé Cousteau: une œuvre dans le siècle (Monaco, Monaco: Éd. du
Rocher, 2011).
[2] Jean Griffet, Aventures marines. Images et pratiques,
p. 56, L’Harmattan, Paris, 1995.
[3] Harold E.
Edgerton, Photographing the Sea’s Dark
Underworld, National Geographic Magazine, vol. 107, n°4, avril 1955,
p.523-537
[4] André Bazin, Le Monde du Silence, in France
Observateur, p.38, Mars 1956.
[5] Ce sont des
torches pyrotechniques incandescentes
[6] Il y a, en
particulier, l’émergence de nouveaux champs d’investigation dans l’analyse du
film, qui mettent en avant les relations entre cinéma et écologie ou encore les
représentations des animaux à l’écran. Voir, par exemple : Ecocinema Theory and Practice, dirigé
par Stephen Rust, Salma Monani et Sean Cubitt (AFI/Routledge, 2013).
[7]
Florent Barrère, « Éclipses – Revue de
Cinéma : Revoir Le Monde du
silence / Océans : Caméra abyssale », consulté le 12 mai 2018,
http://www.revue-eclipses.com/le-monde-du-silence-oceans/revoir/camera-abyssale-71.html.
Florent Barrère
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