jeudi 26 décembre 2013

Où va le cinéma ? Quelques remarques à propos d'un livre de Jacques Aumont

Autour du livre de Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ? C'est assez rapide j'en conviens, mais il y a tellement de choses dans ce petit livre que je pense revenir dessus un peu plus tard.
Ce livre est (sans doute) une interrogation sur l'avenir de l'expérience de cinéma "à l'ère de sa reproduction numérisée" pour paraphraser le sous-titre d'un livre récent de Guillaume Basquin - qui lui-même a surement paraphrasé Walter Benjamin. Mais, heureusement, J. Aumont n'en reste pas à une interrogation angoissée mêlée de regrets. Il constate simplement que c'est la manière de voir des films, ou plus largement des images animées, qui a changé.  Ainsi, "aller voir un film au  cinéma n'est plus que l'une de ses formes possibles, et n'est sans doute plus, pour beaucoup de jeunes gens, la forme majoritaire" (p.10). Mais cependant, c'est une expérience particulière qui continue "de distinguer [le cinéma] comme porteur de certaines valeurs, dont il a l'exclusivité" (p.12)
Mais il convient tout de même de préciser ce qui est entendu ici par cette "expérience de cinéma". En effet, qu'est-ce que le cinéma ? Un dispositif immersif qui ne peut exister que dans certaines conditions et dans certains lieux ? Une question de structure narrative autour d'une durée strictement encadrée par les possibilités de projection en salle ? La discussion autour de L'Arche russe, de Sokourov, est intéressante car elle désigne en fait le principal problème autour duquel s'affrontent les exégètes du dispositif canonique. Le montage, tout d'abord, et ensuite le support bien sûr.
L’œuvre de Sokourov s'est  vue dénier le statut de film (par certains critiques) au vu qu'elle n'aurait pas été tournée en un seul plan, mais serait le résultat d'une combinaison de compositing et de divers processus réalisés en post-production. Aumont balaie en fait l'argument de cette non-conformité en considérant que le film au final c'est "non pas la genèse de cette œuvre et les actes de production qu'elle a engagés, mais le résultat tel qu'il apparait, phénoménalement, sur un écran et pour un spectateur" (p.19).
L'autre question, celle qui revient le plus souvent parmi les cinéphiles qui regrettent la réalité "matérielle" de la projection d'un film en bobines, c'est bien sûr celle du "numérique". Il existe ainsi une catégorie de spectateurs de cinéma pour lesquels un film c'est d'abord de la pellicule cinématographique et une bande régulièrement perforée et non "une vidéo à très haute définition" (Guillaume Basquin, Fondu au noir, p.17).
J. Aumont, pour sa part, reconnait le numérique à "sa froide perfection" (en parlant de la projection en salle). Il note que les premières machines vidéo, "bien rudimentaires" sont apparues il y a trente ou quarante ans.
Remarque en passant : la vidéo HD analogique produite par la NHK et exhibée à Montreux en 1983, aurait pu facilement être exploitée en salle (après report sur film, bien évidemment : kinéscopage). Apparemment le moment n'était pas venu : considérations tant idéologiques (pas question de laisser la vidéo empiéter sur le film) que techniques (manque de dynamique, de latitude dans les contrastes, absence de nuances dans l'image...) ou politico-économiques (système japonais contre volontés nationales européennes ou américaines)
Par ailleurs, je ne suis pas absolument certain d'être capable de juger de la sensation de chaleur ou de froideur que me procurent des technologies de reproduction des images animées, en particulier pendant une projection dans une salle obscure.
De même qu'il m'est difficile de déclarer, en revoyant tout à l'heure "Duel au Soleil" de King Vidor, sur Arte, "ça ce n'est pas une séance de cinéma", parce que je suis devant ma télé HD, installé dans mon salon en plein après-midi... et non pas dans une salle obscure, avec dans le dos un bon vieux projecteur 35mm et quelques scratchs sur la pellicule qui apparaissent aussitôt à l'écran.
Il est parfois possible pour un spécialiste de faire la différence entre une image numérique et une image argentique : cela se voit encore très bien sur certains détails, comme la reproduction des flammes ou la netteté des contours d'un visage - on en est d'ailleurs arrivé au point où il faut "dégrader" la qualité de l'image 4K afin que subsiste l'effet "film" ! Comme s'il existait une ontologie de l'image filmique et un goût particulier et immuable pour une certaine forme de représentation. Il est bon pourtant de rappeler les transformations que la photographie - pour prendre cet exemple - a connues depuis un siècle, transformations (évolutions ?) qui l'ont éloignée progressivement du statut strictement documentaire qui était le sien - même si je n'oublie pas le travail de Marey et Muybridge, mais c'est une autre histoire.
Laissons donc à Guillaume Basquin et aux thuriféraires de l'image argentique le goût du café en grains de la maison Verlet, et occupons-nous plutôt de nos capsules Nespresso... Et commençons par l'outil de base de la production cinématographique : la caméra elle-même.
Il est un fait, c'est qu'au delà de la simple comparaison des matériaux argentique vs. numérique, une caméra film a (encore) pour elle la compacité et la simplicité d'utilisation. Pas de réglages compliqués à prévoir pour l'enregistrement (codecs, espace colorimétrique, LUT, etc.), pas de câbles qui trainent, pas d'enregistreur externe. Pas moyen en revanche d'évaluer l'image enregistrée (le moniteur reste un simple témoin vidéo). La caméra numérique, en revanche, nous permet, pour peu que l'on dispose d'une sortie HD-SDI et d'un moniteur vidéo de qualité, de regarder une image qui présentera des caractéristiques pas trop éloignées du rendu final. Tout ceci reste évidemment assez relatif, puisqu'on sait qu'en cinéma numérique il faut presque obligatoirement passer par la case étalonnage numérique, mais c'était aussi le cas en argentique. On voit cependant arriver sur le marché de plus en plus de caméras numériques à grand capteur, qui présentent une ergonomie assez proche de celle des caméras vidéo ENG : compacité, légèreté, enregistrement en interne dans des codecs de qualité, tout en maintenant des résolutions et des formats proches du cinéma 35mm.
Remarque : le nombre de films tournés avec une Alexa (ARRI) augmente sans cesse, à tel point que cette caméra est en passe de devenir le standard de l'industrie - un peu comme Panavision avant elle pour l'argentique. On notera d'ailleurs que cette caméra n'est pas 4K mais 2,5K tout au plus (résolution à l'enregistrement : 2880x1620 et on reste en 16:9) et ça passe très bien en salle sur de grands écrans.Dans le même temps, deux autres "innovations" sont en passe de changer radicalement (on abuse un peu de l'adverbe, mais c'est comme ça) les technologies de prise de vue en numérique : la première concerne la disponibilité depuis peu de caméras de "cinéma numérique" low cost, et c'est la firme australienne Blackmagic Design qui est en pointe sur ce segment du marché. BMD a mis en vente une caméra 2,5K qui délivre des fichiers RAW (CinemaDNG pour être exact) avec un capteur un peu plus grand que le format S16, une monture EF (interchangeable) et l'enregistrement en interne sur disques SSD. Le tout pour moins de 2K€ TTC ce qui, il y a cinq ans aurait paru tout simplement incroyable. Depuis, BMD travaille sur un modèle 4K, avec un capteur S35 natif et qui est annoncé à moins de 4K€ cette fois.
La deuxième innovation concerne le travail effectué par de petites firmes ou des communautés de "nerds" qui tentent de développer et de mettre sur le marché des caméras issues de projets "open source".  Le plus remarquable actuellement semble être celui d'une firme autrichienne Apertus, qui serait dans les dernières étapes du développement d'un projet de caméra 4K dénommé AXIOM.


Critique de Expanded Cinema (Gene Youngblood) par J. Aumont (p.44 et suivantes) :
J. A. oublie que le mouvement vers un cinéma "en expansion" n'est pas l'apanage du mouvement "hippie" comme il l'appelle, mais qu'il est né bien avant cela, et qu'il faut sans doute reconnaitre parmi ses promoteurs des cinéastes et des artistes tels que Dziga Vertov, Fernand Léger, Hans Richter, Man Ray... et bien d'autres.
Le cinéma "expanded" auquel Aumont fait référence et sur lequel il concentre ses critiques a débuté en fait avec Maya Deren et Kenneth Anger, dans les années 1940. Ces deux-là n'étaient pas à proprement parler des cinéastes au sens où on pourrait l'entendre d'un Georges Cukor ou d'un Jean-Pierre Melville, mais cette distinction a-t-elle vraiment lieu d'être.
En fait, le cinéma "expérimental" se développe dans deux directions, dès les premiers films. Un mouvement largement inspiré par le surréalisme et la psychanalyse d'un côté, des recherches formelles prenant leur source dans l'art contemporain (futurisme, cubisme, puis art abstrait) de l'autre.
Voir le livre référence de Malcolm Le Grice, Abstract film and beyond (1977) ou celui de P. Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde,1943-2000 (1974)
On sait pourtant que le cinéma commercial a été largement irrigué par ces recherches : les trouvailles technologiques de certains cinéastes de ces avant-gardes disparates ont ainsi pu être reprises et perfectionnées par des spécialistes disposant de moyens conséquents : on connait l'utilisation que Douglas Trumbull a faite des premières recherches menées par les frères Whitney autour de la technique du slit-scanning. Il est difficile, en réalité, de maintenir une séparation  nette entre un cinéma qui serait fait par des producteurs et des réalisateurs professionnels, bien intégré dans les circuits de production et de distribution en salle, et des recherches formelles menées par des artistes ou des cinéastes ayant pris leurs distances avec les structures commerciales. On voit bien, de toutes façons, que les voies qui permettent de passer du circuit expérimental au commercial sont multiples et l'ont toujours été. Encore faut-il essayer de comprendre ce qu'a pu être le cinéma expérimental à une époque, et ce qu'il en reste aujourd'hui...
Ceci nous ramène d'ailleurs à la fameuse querelle des dispositifs de Raymond Bellour, qui laisserait entendre que le cinéma expérimental (et avec lui l'art vidéo) s'est réincarné dans la multitude d'installations et de performances ayant surgi sous l'étiquette d'"art numérique".
Il faudrait sans doute une discussion à part, car il n'est pas certain qu'il soit possible de trouver des points de rencontre entre cinéma et art contemporain - malgré le travail de gens comme Michael Snow, Peter Greenaway ou peut-être même David Lynch.
La remarque que nous faisions plus haut concernant l'arrivée sur le marché de caméras de cinéma numérique "low cost" (après le déferlement des DSLR) devrait amener à repenser précisément cette relation entre institutionnels (cinéma commercial disons) et indépendants. En effet, dès lors qu'il devient théoriquement possible de faire un documentaire ou même un long métrage avec moins de 10K€, on ne voit pas très bien ce qui empêcherait la diffusion de tels films sur des réseaux alternatifs constitués par des salles et/ou Internet. Il est évident, par ailleurs, que l'on continue d'aller au cinéma. Mais c'est tout un pan de l'expérience du cinéma qui est en train d'être redéfini par ces nouveaux moyens de production - et de post-production, il convient de ne pas l'oublier, puisque le D-Cinéma a complètement redistribué les cartes dans ce secteur. Pas seulement dans le cas des caméras numériques, mais également en raison du développement ultra-rapide de logiciels de post-production très perfectionnés, tournant sur des stations de travail de plus en plus puissantes (la loi de Moore...) et dont les prix de revient sont en chute libre.
Que le cinéma n'ait pas l'exclusivité des images en mouvement, on le sait depuis un certain temps déjà. La télévision - qui reste quand même le principal diffuseur de films de cinéma, ou de films tournés à la manière et avec les outils du cinéma - et les jeux vidéo se sont constitués en secteurs à part entière, et dont l'esthétique et les procédés de tournage se retrouvent désormais dans la partie la plus rentable du cinéma contemporain : celle constituée par les productions à grand spectacle issues principalement du complexe hollywoodien, et qui font dire à Jacques Aumont que "le cinéma de masse est désormais revenu à la voie Méliès". Je ne suis pas certain que ce soit là la meilleure analogie possible et je ne crois pas que les films de science fiction produits par les Studios (de Blade Runner à Hunger Games 1 et 2) utilisent plus ou moins consciemment cette construction de l'imaginaire qui tourne autour du merveilleux, plutôt que le bombardement efficace produit par l'application d'effets spéciaux - la 3Ds n'est pas différente en cela : elle n'est aujourd'hui que la dernière carte abattue par la production commerciale pour ramener les jeunes spectateurs dans les salles. On peut d'ailleurs opposer à "La Voie des Studios" celle empruntée pendant quelque temps par Tim Burton, cinéaste dont la représentation du fantastique reste tout de même assez marginale dans le contexte hollywoodien et qui pourrait, par certains aspects (l'humour, certainement...) être rapproché de Méliès.

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