Assez curieusement, la traduction récente de l'ouvrage de Bruce Block, The Visual Story (Composer ses images pour le cinéma, Ed. Eyrolles, 2014) est passée à peu près inaperçue parmi les étudiants des écoles de cinéma et d'audiovisuel et, peut-être plus grave, parmi la communauté des enseignants. Il s'agit pourtant d'un ouvrage de référence, le seul peut-être qui existe sur un sujet aussi important et cependant régulièrement sous-estimé, aussi bien par de nombreux professionnels que par de futurs spécialistes de l'image en mouvement. Obstacle de la langue? Sans doute, puisqu'en France il existe encore une sorte d'anglophobie ou d'américanophobie assez incompréhensibles chez des gens qui prétendent faire carrière dans le monde du cinéma ou de la télévision, et cela semble constituer un obstacle à l'apprentissage raisonné de la langue de Shakespeare...
Essayons de donner ici un aperçu de cet ouvrage. Le livre est divisé en dix chapitres et des annexes, qui sont les suivants :
- Les composants de l'image
- Contraste et harmonie
- L'espace
- Les lignes et les formes
- Les tons
- La couleur
- Le mouvement
- Le rythme
- Structure narrative et structure visuelle
- Après la théorie, la pratique
- Annexes et bibliographie
L'espace: il ne s'agit pas de l'espace dans lequel un individu peut se mouvoir. Il s'agit plutôt d'un espace visuel: tout d'abord, l'espace physique en face de la caméra; ensuite, il s'agit de la représentation de l'espace sur l'écran; et troisièmement, il s'agit de la taille et de la forme de l'écran lui-même.
Ligne et forme: la ligne est une conséquence de la perception. Elle n'existe que dans nos cerveaux. Elle est le résultat de la combinaison de composants visuels qui nous permet ainsi de percevoir des lignes, tout en sachant qu'aucune d'entre elles n'est réelle. La forme lui est étroitement liée, puisque toutes les formes semblent être construites à partir de lignes.
Les tons: ils se réfèrent à la luminosité d'un objet en relation avec une échelle de gris mesurée. Il ne s'agit donc pas du "ton" que prend une voix ou d'une tonalité acoustique.
La couleur: il s'agit de l'une des composantes visuelles les plus importantes, et aussi l'une des plus mal comprises. La couleur existe dans notre système de perception. Ses propriétés font plus ou moins l'objet d'un consensus, mais il existe tout de même des différences de perception des couleurs, liées à certaines caractéristiques physiologiques des individus. On pense généralement qu'une couleur perçue n'existe pas en tant que telle dans la nature.
Le mouvement: cette composante visuelle attire le regard avant toutes les autres. Le mouvement est la conséquence du déplacement des objets, de la caméra et/ou du regard du spectateur.
Le rythme: c'est quelque chose que nous pouvons entendre, mais c'est aussi une qualité propre aux images et à leur combinaison. On trouvera du rythme dans des corps en mouvement, dans les combinaisons propres au montage ou dans la forme intrinsèque d'un objet.
Il n'est pas possible ici de rendre compte de l'intégralité d'un tel ouvrage qui couvre, par l'étendue des thèmes qu'il aborde, presque tout le champ des correspondances entre composition au sens des arts graphiques et cadrage au cinéma. Il n'y a d'ailleurs, à mon sens, qu'un seul ouvrage en langue française à proposer une telle richesse dans ses développements, c'est L'Art de la composition et du cadrage, de Bernard Duc, publié aux éditions Fleurus en 1992 et à peu près introuvable aujourd'hui.
B. Block met l'accent sur l'impact émotionnel produit par l'agencement des composantes visuelles de l'image, au même titre d'ailleurs que la musique et les effets sonores, autres composants essentiels de la construction filmique. Nous savons tous que certaines composantes visuelles de l'image sont associées spontanément à des caractéristiques émotionnelles, bien que certains stéréotypes sont aujourd'hui régulièrement contournés ou transgressés par nombre de cinéastes. Le rouge associé à l'image du danger est un stéréotype visuel. Mais le vert et le bleu peuvent tout aussi bien communiquer cette sensation de danger imminent à un public de cinéma. Le bleu peut vouloir dire "meurtre" si le contexte est parfaitement clair pour le spectateur. Si, dans le cours d'un film, à chaque fois que se produit un meurtre la scène est baignée (ou enveloppée) d'une lumière bleue, les spectateurs s'attendront à voir un meurtre à chaque fois que l'éclairage d'une scène aura une dominante bleue. Ce fut d'ailleurs l'idée mise en pratique par Sidney Lumet dans Meurtre sur l'Orient Express (1974). Une fois que la signification de l'apparition d'un éclairage à dominante bleue a été établie, le public l'accepte et l'intègre comme telle.
En réalité nous dit Bruce Block, la couleur peut signifier à peu près n'importe quoi selon le cadre conceptuel dans lequel elle est utilisée. C'est d'ailleurs la faiblesse principale de ces stéréotypes - que l'on retrouve à peu près partout dès qu'il est question de véhiculer du sens par du son ou des images au cinéma - et il est, bien sûr, plus intéressant de tenter de transmettre les idées et les émotions en évitant ce conformisme des images toutes prêtes.
Jouer avec les codes et les couleurs: Only God Forgives (2013) |
Only God Forgives (N. Winding Refn, 2013) |
Block donne ainsi quelques exemples de ce que peut signifier une structure visuelle dans la pratique de quelques cinéastes célèbres. Ainsi, dans Raging Bull (1980), on peut voir chaque séquence de combat comme faisant partie d'une progression de la narration, du son et de l'intensité visuelle. Les séquences de boxe sur le ring deviennent ainsi progressivement plus complexes, plus riches et plus intenses. On pourra aussi regarder les diagonales qui forment la lettre X dans le plan d'ouverture des Infiltrés (The Departed, 2006) et remarquer leur récurrence tout au long du film. Dans Les Oiseaux, de Hitchcock (The Birds, 1963), il y a une progression visuelle qui souligne le rassemblement des oiseaux avant l'attaque. On peut aussi souligner la progression visuelle dans la célèbre séquence du champ de maïs de La Mort aux Trousses (North By Northwest, 1959).
On sait que les publicités pour les automobiles peuvent faire rouler une voiture plus vite que toutes les autres, pourvu qu'il y ait une progression visuelle bien étudiée par les concepteurs du film. Dans une comédie musicale avec Fred Astaire ou Busby Berkeley, on pourra se rendre compte de la progression visuelle alors que les numéros de danse gagnent en intensité et en complexité. De la même manière, il est intéressant de scruter la structure visuelle mise en place par Coppola à la fin du Parrain (The Godfather, 1972) lorsque Michael Corleone prend le contrôle du "business" familial. On remarquera de même la progression mise en place par Polanski dans Répulsion (1965), lorsque la folie gagne peu à peu le personnage incarné par son actrice principale, Catherine Deneuve. Dans Seven (David Fincher, 1995) les scènes de crime apparaissent comme une série de progressions qui vont ajouter une intensité croissante à la poursuite du meurtrier. Le code des couleurs d'American Beauty (Sam Mendes, 1999) oscille entre le rouge, le blanc et le bleu. Et on peut retrouver cette progression due à lutilisation d'éléments visuels dans de nombreux films qui ont marqué la cinématographie classique et moderne. Il suffit d'en être conscient et de partir à leur recherche avec un guide comme pourrait le devenir ce livre.
Définir et expliquer le rôle des composantes visuelles de l'image est donc l'objet principal de ce livre, qui peut, selon son auteur, être considéré comme un guide lorsqu'il s'agit de trouver des lieux de tournage, d'imaginer des personnages, de concevoir la charte graphique et l'agencement des couleurs, les costumes, la typographie des génériques, le choix des optiques et les mouvements de caméra, l'éclairage, etc. En résumé, un ouvrage particulièrement intéressant et utile, mais qu'il faut, comme le souligne son auteur, aborder avec un regard lucide et ne pas le considérer comme un recueil de recettes à appliquer sans distinction.
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