Voilà deux films, Boyhood de Richard Linklater, et Birdman, d'Alejandro Iñaritu, qui abordent, chacun à sa manière, la question de la durée au cinéma : temps de la projection, durée du tournage, durée du plan et de la séquence, et contraction ou dilatation au montage... par les deux bouts opposés pourrait-on dire.
Dans le premier, c'est la question de la représentation de la longue période au cinéma qui est posée. L'action, l'histoire toute entière, se déroule sur plusieurs années et le problème est résolu dirions-nous par une sorte d'homothétie qui fait correspondre le temps du tournage à la durée de l'histoire telle qu'elle est racontée, soit plus ou moins une douzaine d'années.
Dans le deuxième cas, l'action toute entière est concentrée autour d'une période très précise, celle qui sépare la générale d'une pièce de théâtre de sa première représentation (six jours). Tout le dispositif mis en place consiste à nous faire croire que ce moment, cette séquence d'évènements, plus ou moins réels, qui tourne autour de la question de la rédemption ou de la chute d'un personnage, est entièrement tournée en un seul plan, sans jamais arrêter la caméra.
Bien évidemment, le spectateur se rend bien compte que ce n'est pas le cas puisque, à deux reprises on passe du jour à la nuit et l'inverse, et que ce passage du temps est suggéré par des effets de montage ou de time lapse. Sans compter la rupture qui a lieu, à la fin du film, lorsqu'on retrouve Riggan à l'hôpital.
Dans un cas, l'effet produit par la dilatation du temps correspond en réalité à des coupes arbitraires, résultants de choix de mise en scène, réalisées dans le but de faire tenir les douze années dans le temps d'une projection de 2 heures 30.
Dans le deuxième film il faut au contraire donner l'impression que la caméra ne s'arrête jamais de tourner, et ce pendant un laps de temps au cours duquel la durée de l'action est supposée équivalente au temps de la projection. On connait peu de films où c'est réellement le cas. J'en ai vu personnellement deux seulement : L'Arche russe, d'Alexandre Sokourov, sorti en 2002 et tourné en HD et Timecode, de Mike Figgis, tourné le 19 novembre 1999, durant une heure et demie au cours de laquelle les acteurs improvisent autour de situations pré-établies et minutées. L'originalité du film de Mike Figgis réside dans le fait que quatre situations sont filmées en même temps et leurs histoires s'entrecroisent, sans que jamais une équipe soit filmée par une autre, le résultat étant projeté sur un écran divisé en quatre parties projetant l'image de chaque caméra, sans montage vidéo, mais avec un mixage audio qui privilégie tel ou tel cadre en particulier (là aussi un choix de réalisation).
Dans ces deux cas le dispositif de type "temps réel" joue à plein (et s'il ne s'agit pas d'informatique, où le calcul hyper rapide va nous donner l'illusion d'un écoulement continu, on peut dire qu'avec les moyens traditionnels du cinéma la perception du fractionnement disparait aussi grâce à la cadence de prise de vue et de projection des images). Contrairement aux films de Warhol (Empire ou Sleep), contraint par la technique de l'époque à des changements de bobine, il n'y a aucune interruption de la caméra et on peut donc parler d'équivalence entre le temps de tournage et la durée du film projeté.
Il y a une autre caractéristique qui fait la différence entre le film de Linklater et celui d'Iñaritu. Ce sont les moyens de tournage et le contexte socio-économique dans lequel ils sont utilisés, c'est à dire dans le cadre des relations de travail. En effet, dans un milieu, celui de la production cinématographique américaine, où le cadre juridique et économique régissant les relations de travail est très structuré (poids des syndicats, en particulier) il n'aurait pas été possible à Linklater de travailler avec la même équipe tout au long de ces douze années. Ceci a pour conséquence des changements de style et de technique, parfois clairement visibles, parfois moins. On imagine par ailleurs l'engagement des comédiens, sollicités pour se retrouver régulièrement alors que, par ailleurs, ils devaient poursuivre leur carrière et travailler sur d'autres projets en parallèle.
Il est d'ailleurs difficile de trouver un autre exemple de fiction tournée dans un tel cadre. Tout au plus pourra-t-on citer les journaux filmés d'Alain Cavalier et de David Perlov, mais il ne s'agit pas de "fictions" au sens traditionnel du terme.
Dans le film d'Iñaritu les données sont inversées : il s'agit de trouver un dispositif technique qui puisse permettre de tourner "on location" dans un laps de temps réduit. Le fait de disposer d'un espace contraint (le théâtre) et d'une équipe de comédiens qui sortent peu ou pas du tout de cet espace permet déjà d'adapter les moyens de tournage au but recherché. Iñaritu et son Chef opérateur Emmanuel Lubetzki, ont donc choisi d'utiliser des focales assez courtes, mais pas trop (14mm et 18mm) afin de ne pas accentuer les effets de déformation sur les visages lorsque la caméra se rapprochait. Le steadicam était incontournable dans des espaces aussi étroits mais plus important, semble-t-il, c'est l'économie en moyens d'éclairage qui interpelle. On le remarque bien sûr dans toutes les scènes de dialogues prenant place à l'intérieur du théâtre, mais aussi au cours des scènes d'extérieur tournées en pleine nuit, avec cette séquence d'anthologie montrant Michael Keaton en slip blanc, en pleine rue, essayant de rejoindre le théâtre le soir de la générale et reconnu par la foule sur Broadway. Il faut en effet la flexibilité des moyens de tournage en D-Cinema (Arri Alexa M et XT) pour pouvoir tourner ainsi dans la rue, en pleine nuit.
Mais quels que soient les moyens utilisés, c'est finalement le parti pris documentaire "in the long-run" de Linklater qui semble le plus juste. Il y a un effet de sincérité troublant qui baigne tout ce film, et le fait de voir ainsi changer des personnages et se transformer des corps, séquence après séquence, y est sans doute pour beaucoup.
Pour Iñaritu, le parti pris c'était en quelque sorte celui de la fiction exacerbée, concentrée et portée par l'engagement d'une équipe de comédiens jusqu'au paroxysme du découpage classique hollywoodien... La forme même du film renvoie aux fondamentaux de la représentation au théâtre. Les comédiens doivent bien sûr tout donner d'eux-mêmes et il est intéressant de constater que c'est lorsque Michael Keaton/Birdman apparait presque nu au milieu de la salle et des spectateurs que son rapport à la pièce qu'il interprète s'inverse et qu'il en devient véritablement l'acteur.
Dans Boyhood, les comédiens n'ont pas à jouer de cette distance entre le personnage et celui qui l'incarne : ils sont à la fois le personnage et son incarnation, ils peuvent être complètement eux-mêmes avec les autres, car il se crée ici une familiarité que seule peut donner une fréquentation de longue durée. Ici, la distance avec le personnage interprété n'est pas un enjeu. Il suffit aux comédiens d'être là pour donner à sentir immédiatement le temps qui passe et les transformations qu'il entraine. C'est d'ailleurs la force et le caractère unique de ce film. On voit les effets du temps s'inscrire sur les corps de Mason (Ellar coltrane) et de Mom (Patricia Arquette), et de tous les autres protagonistes d'ailleurs. C'est d'autant plus émouvant que nous savons, sans aucun doute, que ce que nous voyons là c'est ce qui nous arrive aussi (et qui n'arrive pas virtuellement, par les effets du maquillage par exemple).
Mais, au fond, que reste-t-il d'un film lorsqu'il a épuisé son temps dans une salle de spectacle ? Le cinéma n'est-il rien d'autre qu'une métaphore de la vie réelle, celle qu'on voit se dérouler, spectateurs assidus d'un monde rêvé et, parfois, vécu. Celle qui est incarnée par des acteurs et celle dans laquelle nous jouons notre propre rôle. C'est un peu ce que donnent à voir ces films étranges, difficiles à faire entrer dans les catégories habituelles du cinéma commercial, mais dont le succès interroge, une fois de plus, le sens et l'évolution actuelle du cinéma.
Mais, au fond, que reste-t-il d'un film lorsqu'il a épuisé son temps dans une salle de spectacle ? Le cinéma n'est-il rien d'autre qu'une métaphore de la vie réelle, celle qu'on voit se dérouler, spectateurs assidus d'un monde rêvé et, parfois, vécu. Celle qui est incarnée par des acteurs et celle dans laquelle nous jouons notre propre rôle. C'est un peu ce que donnent à voir ces films étranges, difficiles à faire entrer dans les catégories habituelles du cinéma commercial, mais dont le succès interroge, une fois de plus, le sens et l'évolution actuelle du cinéma.
Les deux films sont aussi, nous l'avons écrit, des tours de force en termes de technique, de production, de mise en scène et peut-être surtout en raison de l'investissement des comédiens. Boyhood projette cependant ce parfum d'authenticité que n'aura jamais un film réalisé dans les structures de la production "mainstream". Qu'un tel projet soit possible à Hollywood en dit long cependant sur les différences de mentalité entre les Etats-Unis et l'Europe et aussi les limites actuelles des conceptions du cinéma "à la française".
Pour une analyse complète de Birdman : le site de David Bordwell et Kristin Thompson, Observations on film art. (A la fin de l'article, on trouvera un lien pour télécharger le scénario de Birdman)
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