Le cinéma subaquatique, qui est devenu
aujourd’hui un genre cinématographique à part entière, pourrait être défini à
la fois comme objet technique et comme objet culturel.
Objet culturel, parce qu’il donne lieu à
des représentations réelles ou imaginées d’un univers particulier et de ses
habitants.
Objet technique, parce qu’il utilise des
dispositifs matériels qui sont propres à ce genre cinématographique et aussi
parce qu’il a fallu constamment innover dans ce domaine pour parvenir à
atteindre et explorer son domaine.
Il faut donc l’étudier comme un système
technique, au sens donné à ce terme par Bertrand Gille ; un système dont
l’histoire et les développements prennent place dans un contexte culturel
particulier, celui des explorations maritimes et de naissance de la science
océanographique, de la biologie et de la théorie de l’évolution.
Le contexte culturel et le système
technique ont donc des prolongements dans la sphère politique et les conditions
socio-économiques d’une époque.
Lorsqu’on aura défini les périodes qui ont
vu surgir et se développer l’exploration sous-marine, on pourra s’interroger
sur les connaissances produites et leur représentation par le cinéma. Ou encore
sur le rôle du cinéma (ou d’un genre particulier de cinéma documentaire) sur
l’acquisition et la diffusion des connaissances du monde subaquatique.
Par voie de conséquence : quelle
est l’influence des techniques développées au cours des explorations sur
l’accroissement de la connaissance de cet environnement ?
Ces techniques sont-elles neutres (sans
influence sur l’environnement qu’elles décrivent ou qu’elles explorent) ou au
contraire ont-elles été amenées à le modifier dans un sens ou un autre ?
La diffusion de fictions ayant pour cadre
et sujet le monde sous-marin a-t-elle permis d’en accroître la connaissance par
le public ou bien ces récits n’ont-ils fait au contraire qu’en donner une image
déformée, éloignée de la méthodologie et des objectifs de la recherche ?
Deux directions, deux genres bien
définis, ont caractérisé le développement du cinéma commercial consacré aux
mondes marins :
-
Le documentaire, à visée informative, qui
souvent adopte un ton d’empathie avec le milieu décrit, un lyrisme étudié,
proche parfois d’une certaine forme de vulgarisation scientifique en ce qu’il
lui arrive de donner la parole à des scientifiques…
-
La fiction, qui connaitra une évolution
assez peu différenciée puisque, en dehors de quelques grands titres, elle
s’appuiera souvent sur une vision de la mer perçue (et représentée) comme le
lieu de tous les dangers : grands prédateurs, tempêtes et autres
évènements naturels catastrophiques. Les thèmes liés à l’écologie apparaissent
à une période relativement récente, au cours des années 1980.
Mon hypothèse est que cet objet
« cinéma subaquatique » a marqué profondément l’imaginaire
sociotechnique de son époque, à travers des représentations d’un univers hors
de portée, mais que des systèmes d’exploration et de tournage de plus en plus
perfectionnés ont rapproché de l’univers mental du spectateur dans le monde
occidental[1],
tout en contribuant à en donner une vision finalement très réaliste.
Ce cinéma peut, d’une certaine manière,
être comparé aux films de science-fiction se déroulant dans l’espace : ceux-ci
construisent un univers imaginaire, le plus souvent, mais articulé, agencé autour de ce qui semble être
une représentation réaliste des explorations spatiales.
Il reste que cet univers marin est, quant
à lui, peuplé de créatures vivantes, ayant acquis une réalité matérielle dans
la conscience du monde contemporain, et déjà éloignées des récits des marins et
de la mythologie[2].
Ce savoir marque en réalité un
changement décisif par rapport à la perception qu’en avaient les sociétés du
début du 19ème siècle. Bien que ce monde soit encore largement
inexploré, il n’est plus hors de portée et ses habitants, bien réels, ont
désormais quitté leurs attributs mythologiques, tout en devenant objets d’étude,
vivants ou morts, pour la science, objets d’intérêt également pour le cinéma.
Il est intéressant cependant de
constater que, depuis H. G. Wells[3] et
William Hope Hodgson, très peu d’auteurs de science-fiction ou de récits
d’aventures se sont intéressés à ce monde des abysses[4].
Le cinéma de fiction produit bien plus de récits aujourd’hui sur des thèmes
liés, peu ou prou, à l’exploration spatiale. A l’inverse, le genre documentaire
a investi l’espace sous-marin, en multipliant les expéditions aux objectifs
publicitaires plus ou moins affichées avec une thématique écologique, ou du
moins environnementaliste, devenue prépondérante dans le choix des récits et
leur développement narratif.
La figure de l’aventurier qui émerge dans
la littérature contemporaine (Melville, Conrad, Tournier…) sera d’emblée liée à
l’exploration de ces nouveaux territoires, perçus comme des espaces encore
vierges de toute présence humaine, ouverts à la chasse et à la conquête et dont
l’altérité participe d’une nouvelle définition du rapport des humains à leur
environnement (voir par exemple Nicole Starosielski, « Beyond
fluidity : a cultural history of cinema under water », in Ecocinema theory and practice, Ed.
Stephen Rust et al. AFI Film Readers, 2013).
La question du cinéma sous-marin peut
alors être comprise à travers ce dualisme représentation/exploration de
territoires. Les enjeux seraient aujourd’hui compris en termes d’exploitation
de ressources, de luttes d’influence et de domination…
Les aventuriers des fonds marins
eux-mêmes évoluent dans leur représentation du monde subaquatique, à mesure que
se produit, à l’échelle de la planète, une prise de conscience concernant la
raréfaction des ressources halieutiques et la fragilisation de l’écosystème
sous-marin. Ils passent alors d’un discours et d’un système de représentations
qui considérait l’espace sous-marin comme le lieu d’une possible colonisation
sans opposition notable (une possibilité qui, pour Cousteau, était censée
résoudre les problèmes de surpopulation) à un militantisme écologique que l’on
retrouve aujourd’hui dans presque toutes les productions du cinéma subaquatique
(N. Starosielski, Ecocinema, p.165)
L’environnement sous-marin n’existe plus
sans doute à nos yeux comme un élément à part, un monde dont l’altérité serait
radicale, et il serait au contraire devenu le prolongement de notre monde
social et de ses structures.
Le cinéma s’est attaché, par ailleurs, à
délimiter un territoire et à fixer le cadre de la représentation : champ
et hors-champ, valeurs de plan, mouvements de caméra, sont quelques- unes des
figures rhétoriques de l’ordre visuel du cinéma. La position de la caméra et
ses réglages délimitent la portion de réel inscrit dans le cadre et enregistré
sur le support. La technique du cinéma est alors une manière de retranscrire la
vision du paysage comme la retranscription de l’espace mental de l’opérateur
(ou du réalisateur). Le cinéma utilise pour cela les mêmes codes esthétiques
que le dessin ou la peinture, et l’imagerie de synthèse ne fait qu’appliquer
ceux du cinéma, en y ajoutant les constructions imaginaires permises par les
algorithmes. C’est ainsi que l’on peut voir émerger des paysages, aux contours
réalistes ou purement utopiques, et qui peuplent désormais les productions
cinématographiques à grand spectacle. Les plongées dans le monde du silence
rejoignent alors les voyages interstellaires dans la fabrique de l’imaginaire
contemporain.
Mais avant cela, il convient de retracer
l’histoire des dispositifs optiques et des systèmes d’enregistrement qui seront
utilisés à partir de la fin du 19ème siècle. Il faut aussi expliquer
les principales difficultés auxquelles les opérateurs sont confrontés lorsqu’il
faut utiliser des appareils de prise de vue sous l’eau : les
caractéristiques de diffusion et d’absorption de la lumière ; l’influence
de l’eau et de la pression sur les équipements ; la maniabilité des
équipements par les scaphandriers, etc. On comprend alors l’influence que les
techniques utilisées ont pu avoir sur la perception du monde sous-marin par les
spectateurs.
Il faut aussi examiner la relation qui
existe entre les territoires du monde subaquatique et leur représentation par
le cinéma, car ceci implique qu’on puisse expliquer les techniques employées et
les limites que le milieu marin impose à ces techniques.
La perception du paysage sous-marin, sa
cartographie et sa reconstruction ultérieures par les moyens du cinéma, passent
donc par la compréhension de plusieurs éléments qui sont :
-
Les limites de la vision humaine ;
-
Les capacités des appareils et des
systèmes utilisés pour effectuer ces représentations ;
-
L’intégration de nouvelles technologies
qui doivent permettre d’en cartographier l’étendue et les reliefs :
acoustique sous-marine, audiovisuel, reconstruction numérique (VR,
photogrammétrie…)
Il est possible de retracer l’histoire de ces
techniques dans leur application à la reconstruction du paysage sous-marin et
de souligner les évolutions actuelles qui voient l’utilisation simultanée de
plusieurs niveaux de données dans la cartographie d’un littoral, par exemple.
Au final, il s’agit d’expliciter le rôle
de « la machine dans le jardin de Neptune »[5].
Une compréhension de la nature et de la forme des paysages marins passe
nécessairement par l’évaluation à la fois historique et technologique des moyens
utilisés pour les représenter. Le rôle des explorateurs et hommes de science
ayant utilisé ou même développé ces techniques est essentiel pour la
compréhension du contexte socio-culturel lié à la découverte des mondes
subaquatiques.
Il est important de mettre en lumière
les différents modes d’appréhension du paysage par le système visuel humain,
avant même de le mettre en relation avec les techniques utilisées pour sa
représentation. Parmi ces techniques, la 3D stéréoscopique connait un renouveau
notoire, avec des applications en réalité virtuelle (VR) qui demandent une
explication des principes et des fondements physiologiques sur lesquels elle
repose. La stéréoscopie, en particulier, décrite par Charles Wheatstone en
1838, est le fondement de la vision en trois dimensions (c’est-à-dire incluant
la perspective et la perception de la profondeur) chez les humains, les
prédateurs et les oiseaux. Cette démarche implique bien une description
nécessaire de l’environnement perçu. Il convient donc de décrire cet
environnement puisque « ce qui doit être perçu doit être précisé avant
même de parler de sa perception. Ce n’est pas le monde de la physique mais le monde
au niveau de l’écologie »[6]
On peut alors esquisser différents axes
de recherche autour de la question de la naissance et de l’évolution du genre
du cinéma subaquatique :
1. Caractériser
le personnage de l’explorateur, cet aventurier des temps modernes, qui parcourt
les océans et se met en scène à travers les récits filmés de ses voyages[7].
Ou comment les voyages d’exploration deviennent une sorte d’utopie maritime au
20ème siècle, caractérisée par la tentative de définir de nouveaux
modes d’existence, à la fois en rupture avec et dans la logique de l’expansion
du modèle occidental.
2. Vérifier
une hypothèse : montrer comment, au tournant des années 1950, apparait une
nouvelle manière de documenter la vie dans les océans. On s’intéressera aux
conditions, et aux moyens matériels, qui permettront le développement d’un
genre cinématographique, qui n’est plus relié à la recherche océanographique
proprement dite, qui va progressivement
évoluer vers une prise de conscience des problèmes posés par les pollutions
marines et s’assigner, de manière très visible, des objectifs écologiques[8].
Quels sont les axes de
développement de ce cinéma et quels sont ses rapports avec l’écologie
scientifique proprement dite ?
Quels sont les moyens mis en
œuvre ? On réalise dans cette partie une première histoire des appareils
de plongée et des dispositifs de prise de vues sous-marines : depuis
l’appareil photographique sous-marin de Boutan et jusqu’au scaphandre autonome
de Le Prieur. L’exploration des abysses, réalisée à l’aide de bathyscaphes ne
permet pas cependant de filmer en toute liberté sous l’eau. On est pourtant à
une époque, dans l’entre-deux guerres, où l’imaginaire des profondeurs acquiert
un nouveau statut grâce à la littérature et au cinéma des studios.
Au cours des années 1940 sont
tournés les premiers films réellement subaquatiques. A partir de la mise au
point du scaphandre autonome[9],
commence la véritable histoire du cinéma sous la mer.
Quels sont les principaux thèmes
des films tournés sous la mer ou autour de l’environnement marin ? On peut
d’une certaine manière séparer entre le genre documentaire proprement dit et le
film de fiction. Il convient aussi effectuer une périodisation, car les moyens
matériels utilisés et les constructions narratives ont évolué, de manière
importante, depuis les débuts du cinéma.
On distinguera ainsi entre :
-
Les types de narration : qui
raconte, comment, pourquoi…
-
La forme du récit[10]
-
Ce qui est donné à voir et à
entendre : l’image et son évolution (technique, esthétique), l’introduction
du son (différenciation entre point de vue et point d’écoute, les sons propres
et les sons reconstruits, l’invention d’un imaginaire auditif, les créations
musicales et leur influence dans la construction d’un imaginaire mental des
profondeurs, etc.)
-
Les moyens matériels mis en œuvre :
humains, techniques et financiers.
-
L’évolution du discours implicite sur
les valeurs portées par les explorateurs, et tel qu’elle se traduit dans le rapport
à la mer et ses habitants. Cette évolution est particulièrement apparente dans
plusieurs productions remarquables des dernières décennies du 20ème
siècle. Elle peut permettre, en particulier, de comparer les discours apparents
dans Le Monde du Silence (1956) et
les productions plus récentes de l’équipe du Commandant Cousteau, par exemple.
-
La manière dont on passe du récit
d’aventures, caractéristique du documentaire marin des années 1950 à une forme
de récit aux consonances ouvertement préservationnistes, dans laquelle le
discours écologique devient désormais le fondement et la justification de l’équipée
et de sa représentation par les moyens du cinéma.
-
On assiste ainsi, dans ces films, à
l’apparition d’une transformation de la relation entre humains et animaux
marins, au rebours de l’identification anthropomorphique, et dans une tentative
de penser l’animal dans son altérité radicale. Cette dernière proposition me
semble être une piste de recherche intéressante dans la perspective d’un
travail qui chercherait à approfondir la question de la représentation des
animaux marins à l’écran : je la traiterai comme une partie autonome, mais
je pense qu’elle pourrait s’intégrer dans le corps du texte et permettre
d’avancer dans cette direction des relations entre cinéma et écologie qu’il me
parait important de développer[11].
De nouveaux axes de recherche s’éloignent cependant
de cette vision « romantique » du cinéma sous-marin et utilisent des
ressources techniques très perfectionnées : c’est l’archéologie
sous-marine, en particulier, avec la modélisation informatique et l’utilisation
des robots sous-marins pour filmer à des profondeurs dépassant les capacités
des plongeurs, c’est l’exploration des abysses à l’aide de véhicules robotisés
(ROV), etc.
Enfin, comme je l’annonçais plus haut, il me semble
difficile de faire une histoire du cinéma sous la mer sans traiter la question
de la représentation des animaux marins à l’écran. Cette problématique traverse
en effet toute l’histoire de la relation des sociétés humaines à l’univers
marin et, surtout, depuis les développements modernes de l’océanographie et de
la biologie marine. On pourra faire débuter cette histoire avec les premières recherches
de Marey (1890), alors que les premières œuvres de fiction représentant des
animaux marins soient plutôt à mettre au crédit de Georges Méliès (1902), même
s’il ne s’agit pas de cinéma subaquatique à proprement parler. Ce sont des
questions que j’essaierai de traiter ailleurs.
[1] Par un
monde occidental j’entends les pays situés dans la sphère d’influence,
politique et culturelle, de l’Europe et des Amériques, au moins jusqu’en 1950.
[2] Voir
« Le Mystère des Abysses » (1993) de Jean-René VANNEY, et bien
d’autres ouvrages.
[3] H.G. WELLS,
In the Abyss et The Sea Raiders, in « The Plattner Story and Others »,
Methuen & Co. (1897).
[4] On
notera tout de même The Deep, par
Peter Benchley (1976) et Abysses (titre
original : Der Schwarm) par
Frank Schätzing (2004).
[5] Pour paraphraser
le titre du livre dirigé par Helen Rozwadowski et David Van Keuren (2004).
[6] J.J.
GIBSON, « The Ecological Approach to Visual Perception », p.2, LEA
Publishers (1986)
[7] Jean
GRIFFET, « Aventures marines », L’Harmattan, Paris (1995).
[8] David
INGRAM, « Green screen. Environmentalism and Hollywood cinema »,
University of Exeter Press (2015), p.13. Voir aussi Sean CUBITT et al., Derek
BOUSE, Pat BRERETON, Scott McDONALD, etc.
[9] Yves Le
Prieur et Georges Comeinhes inventent le scaphandre autonome, Jacques-Yves
Cousteau et Emile Gagnan le perfectionnent et en permettent la diffusion à
grande échelle.
[10] Voir
par exemple, Francis VANOYE : « Récit écrit, récit filmique »,
Armand Colin (2005).
[11] Je ne
prétends à aucune originalité ici, cette thématique étant déjà largement traitée
par les auteurs anglo-saxons. On peut citer, entre autres : « Ecocinema
theory and practice », dirigé par Stephen Rust, Salma Monani et Sean
Cubitt (Routledge, 2013).
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