mardi 21 avril 2015

Bernard Malamud, Barry Levinson et 'Le Meilleur'


Il aura fallu attendre 62 ans pour que soit enfin traduit en français un des classiques de la littérature américaine contemporaine, un roman qui, de leur propre aveu, a influencé la carrière et l'écriture d'écrivains majeurs tels que Don DeLillo, Michael Chabon et surtout Philip Roth.
En effet, Le Meilleur (The Natural) de Bernard Malamud, publié en 1952, est de ces œuvres qui portent en elles quelque chose qui ressemble à un condensé du rêve américain. On y trouve tout à la fois l'esprit de l'Amérique profonde, c'est à dire une sorte d'innocence personnifiée par ceux qui travaillent la terre, ceux qui au plus près de la nature pensent qu'en faisant de leur mieux ils contribuent à créer un monde meilleur, et a contrario, dans une sorte d'opposition de clair-obscur, les intérieurs et les rues baignés d'ombre et de lumières crues, caractéristiques des villes électriques du milieu du siècle dernier. Une opposition qui renvoie inévitablement à une certaine vision idéalisée d'un monde où les valeurs constitutives de l'Amérique des pionniers sont remplacées par le pouvoir de l'argent, concentré dans ces centres de décision opaques que sont devenues les villes du 20ème siècle.
Le livre, comme le film de Barry Levinson d'ailleurs, qui en reprend les thèmes essentiels, est une sorte de fable, ou de conte moral, qui montre comment au final la société ne laisse que peu de place à un homme seul, quel que soit son talent, pour accomplir le destin qu'il s'est fixé s'il n'a pas réussi d'une manière ou d'une autre à composer avec elle. C'est l'histoire de Roy Hobbs, batteur et lanceur prodigieux (deux spécialités du baseball, un sport dont il faudra maitriser quelques règles pour apprécier pleinement le roman) qui, stoppé dans sa trajectoire alors qu'il partait à la rencontre des plus grands clubs, effectue un retour improbable, 16 ans plus tard, à un âge où la plupart des joueurs prennent leur retraite. D'ailleurs, de Roy Hobbs on ne saura pas grand-chose dans le roman, en dehors de sa rencontre tragique avec Harriet Bird, à tel point que dans le film, c'est toute une biographie, ainsi qu'un amour de  jeunesse qui viendront étoffer son histoire, la rendant plus accessible et en tous cas plus conforme aux constructions narratives hollywoodiennes. On remarquera ainsi que le personnage d'Iris Gaines (Glenn Close) apparait dès le début, alors que dans le livre, la rencontre avec Hobbs ne se produit que bien plus tard, alors que celui-ci traverse une mauvaise passe dans sa carrière de "Wonderboy"... Iris apparait pour la première fois dans un stade et, lorsqu'elle se lève, Hobbs réussit sa frappe. Dans le roman cependant, Iris est vêtue d'une robe rouge, alors que dans le film elle porte une robe d'un blanc immaculé qui la distingue immédiatement des autres spectateurs, lorsque la lumière du soleil accroche ses cheveux et ses vêtements.
Le film est presque caricatural lorsqu'il montre l'opposition entre l'ombre - dans laquelle on ne rencontre pas autre chose que la corruption qui sévit dans cette société portée par l'argent et dans laquelle s'agitent des personnages douteux - et la lumière, personnifiée à la fois par la foudre, qui apparait à des moments clés de l'histoire, et les vêtements blancs d'une fiancée venue du pays, un amour de jeunesse retrouvé par hasard - mais s'agit-il vraiment d'un hasard? - dans les méandres de cette Babylone moderne. Il faut d'ailleurs souligner le travail de Caleb Deschanel, le chef opérateur qui signe là une photo toute en finesse, rendant parfaitement cette confrontation entre les deux mondes : les plages d'ombre qui paraissent souvent attirer le joueur prodige, dans une valse hésitation entre l'accomplissement d'un destin prodigieux et la tentation de l'oubli, et le blanc immaculé, lumineux, de la foudre et des vêtements de la femme retrouvée, distillant une vérité aveuglante, trop parfois pour celui qui, de son propre aveu ne cherche rien d'autre que la reconnaissance éphémère de la foule, aspiration prosaïque du jeune campagnard à "être le meilleur joueur de baseball de tous les temps".
L'ambivalence du personnage est d'ailleurs bien mieux rendue dans le roman de Malamud que dans le film où, malgré de louables efforts pour incarner un personnage assez fruste, Robert Redford ne peut faire autre chose que laisser éclater son physique olympien de beau gosse au charme taillé pour plaire à Hollywood. Ainsi, lorsque Roy Hobbs rencontre le Juge pour le première fois, il s'ensuit une âpre négociation autour du salaire du joueur, qui souhaite être payé désormais comme la vedette qu'il est en train de devenir, alors que dans le film, lorsque le Juge demande à Hobbs/Redford s'il est bien intéressé par l'argent, celui-ci répond "pas plus que ça", et montre une attitude de détachement et de rectitude morale qu'on ne trouve jamais dans le livre.
Au contraire, dans le roman de Malamud, Hobbs parait s'interroger sur son destin et sur sa place dans ce monde du sport et du spectacle sportif, loin de son Middle West natal. La réussite est quelque chose de fugace, tout comme la gloire accordée au champion. A peine auréolé, et la voilà qui disparait, insaisissable toujours, elle est de la matière dont sont faits les rêves  et lorsque survient l'inévitable baisse de forme du champion, alors avec elle viennent aussi les doutes :
"Qu'est-ce qui m'arrive ? se demandait-il avec irritation. Il n'était pas dans son assiette (il se demandait s'il couvait quelque chose). Il se sentait émoussé, sans fil, des crampes partout dans les doigts, les muscles, et les articulations, parcouru de spasmes. Il ne ressentait plus l'imminence du choc - cet instant où l'estomac s'emballe juste avant que le bois frappe la balle - et la morsure agréable qui lui parcourait les bras et les épaules lorsqu'il cognait à bras raccourcis. Même s'il avait largement de quoi s'occuper en défense, puisque les lanceurs des Knights se relâchaient, il lui manquait de courir vers les bases, de tourner autour d'elles à la vitesse d'un cheval échappé pendant que neuf types affolés tentaient de lui barrer la route. Et ce qui lui manquait davantage encore, c'était la joie féroce qui lui explosait les poumons quand il croisait le marbre et qu'on inscrivait un nouveau chiffre en face de son nom dans le livre des records. Tout un ensemble de plaisirs physiques et psychiques qui lui étaient refusés, et sans eux, il se sentait redevenir le Hobbs qu'il croyait pourtant mort et enterré." (p.163)
Et lorsque Iris apparait dans les tribunes, puis que commence leur relation, c'est comme une seconde chance qui est offerte à Hobbs, la possibilité de refermer enfin le livre sombre d'un destin qui le poursuit depuis sa rencontre fatale avec Harriet Bird, la femme en noir.
L'autre femme dans le roman, Memo (Kim Basinger dans le film) apparait toujours comme une personnification de ce qui menace Hobbs, dans ce monde où la tentation (le désir pour cette femme) menace de le détruire. Lorsque Memo apparait, Hobbs décline. Partagé entre Iris et Memo la fatale, Roy Hobbs ne pourra finalement accomplir son destin - dans le roman, alors que le film s'achève au contraire sur un triomphe. Etrange adaptation donc et qui refuse, pour des raisons évidentes de 'happy end' plus consensuel, de conduire jusqu'à son terme un récit où "l'obscurité mélancolique" dans laquelle se débat Hobbs, personnage poursuivi par une sorte de malédiction, que l'on pourrait appeler le "syndrome de la balle d'argent", finira par occulter son talent sans qu'il puisse y remédier.
Un livre admirable donc, et un film qui s'inscrit dans la grande saga de l'Amérique profonde que s'attachera par la suite à raconter Robert Redford dans des œuvres qui toutes participeront, à un degré ou un autre, à la construction d'un imaginaire empreint de nostalgie pour un monde disparu.

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