lundi 5 janvier 2015

Comment enseigner le cinéma ou pourquoi une histoire des styles reste à faire

Drive (N. Winding Refn, 2011)

Laurent Jullier, théoricien du cinéma et enseignant, présente dans la dernière livraison de Positif un article consacré à l'histoire des styles au cinéma et Alain Masson, un des rédacteurs de cette revue, lui répond à la suite. L'argument de Jullier est que, depuis que le cinéma existe, différents styles (ou techniques) de cadrage, de montage et d'arrangements sonores se sont succédé, accompagnants d'une part les progrès techniques de l'appareil de production cinématographique et, d'autre part, la prise en compte des relations entre une culture mainstream en évolution et les transformations des manières de vivre dans nos sociétés contemporaines. Manières de vivre mais aussi de consommer des produits culturels toujours plus sophistiqués, au moins sur un plan technologique.
C'est ainsi que l'édification dans un panthéon du cinéma, d'une sorte de citadelle du goût regroupant quelques auteurs - des metteurs en scène, principalement - et des formes cinématographiques identifiées dont l'apport à la construction d'une Histoire du cinéma serait indiscutable (expressionnisme allemand, montage des attractions, Kammerspiel, mélodrame hollywoodien, burlesque...), témoignerait de la prédominance d'une certaine manière de présenter ce qui relèverait du bon jugement de goût au cinéma. Cette construction serait le fait des intellectuels et des représentants d'une certaine "cinéphilie parisienne", ayant aujourd'hui pignon sur rue dans les médias et dans une certaine presse, et on peut d'ailleurs citer (ce que Laurent Jullier ne fait pas) les inénarrables critiques qui se réunissent chaque semaine dans l'émission "Le Cercle", sur Canal+, ou les fantaisies burlesques publiées régulièrement dans Télérama, L'Obs et consorts... 
Plus problématique, sans doute, est le programme officiel de l'enseignement de cinéma au lycée. Jullier souligne que ce programme, qui propose l'étude, puis l'approfondissement de "quelques temps forts de l'histoire du cinéma... s'attache aussi bien aux cinématographies contemporaines déjà reconnues qu'aux formes et genres audiovisuels et cinématographiques relevant de la marge, ouvrant des failles à l'intérieur des codes dominants, et menant à l'expérimentation de pistes nouvelles dans l'art des images et des sons. C'est l'occasion de repérer et d'analyser les filiations directes ou indirectes avec quelques pionniers de l'avant-garde ou de l'expérimentation comme Stroheim, Renoir ou Cassavetes, Warhol". 
Laurent Jullier relève avec justesse que ce programme consiste tout simplement à n'enseigner qu'une certaine histoire stylistique et thématique du cinéma. Pour lui, il s'agit de l'histoire écrite par les vainqueurs, entendons ceux qui érigent et dictent les normes du goût en matière d'esthétique. Et donc, "ce qui relevait au départ des simples goûts d'une communauté est devenu la norme, répétée à des endroits stratégiques par des personnes occupant des postes importants dans le monde de la culture, reprise par les médias et ressassée dans les conversations "cultivées", jusqu'à ce que les films élus s'inscrivent au programme des institutions".
Contre cette histoire "moderniste" et "auteuriste", qui place certains films dans son Panthéon (Jullier prend pour exemples L'Atalante et L'Aurore) et en jette un tas d'autres aux oubliettes, Laurent Jullier préconise une autre manière d'enseigner l'histoire des styles au cinéma, en ne se focalisant pas uniquement sur les cinéastes en rupture et les expériences formelles, mais en s'intéressant de la même manière aux 99% de films qui composent le cinéma dit mainstream. Il prend alors pour exemples les manières de filmer des poursuites automobiles, depuis Sunset Boulevard de Billy Wilder (1950) à Drive (N. Winding Refn, 2011). Ainsi, alors que dans La Main au collet (Alfred Hitchcock, 1955), on filme 14 plans en deux minutes et très probablement à 22 images par seconde pour en accélérer le rythme, Quantum of Solace, le James Bond de 2008, fait tenir 212 plans dans les deux premières minutes du film. Il y a là indéniablement une transformation stylistique majeure, qui n'est pas seulement une conséquence du progrès technique (montage non linéaire, effets spéciaux numériques) mais aussi de la culture visuelle des individus, à commencer par celle des adolescents, habitués désormais aux changements de plans rapides, aux points de vue multiples des jeux vidéo. Et j'ajouterai : des émissions de téléréalité et des retransmissions sportives, bien que le rythme du montage en direct soit en principe moins rapide, même si la multiplication des points de vue demeure tout aussi spectaculaire.
En fait, il me semble que là aussi le cinéma mainstream a du s'adapter à une donne en complet bouleversement, avec des jeux vidéo de plus en plus réalistes et des émissions de télévision aux contenus visuels de plus en plus "agressifs" (je ne sais pas si le terme est bien choisi). Il est évident depuis plusieurs années maintenant que, confrontés à la baisse du nombre de spectateurs dans les salles, les industriels hollywoodiens ont massivement investi dans une politique de renouvellement des formes cinématographiques, laissant aux séries télévisées le monopole des histoires plus complexes permises par leur format et leur mode de diffusion.
Il reste cependant qu'une certaine cinéphilie, qui ne se complait pas forcément dans l'adoration passéiste de quelques grands noms du cinéma, a su reprendre à son compte la promotion d'une exigence d'originalité dans la narration et d'innovation dans la forme, tout en refusant de se couper d'un public qui n'est pas seulement composé d'intellectuels ou d'enseignants. Certaines salles en région parviennent ainsi à proposer des programmes qui ne ressemblent pas vraiment aux pages critiques de Télérama, et on note d'ailleurs depuis quelque temps une évolution notable dans la manière de considérer ce cinéma mainstream hollywoodien dont on ne nous dit pas toujours du bien. On peut mentionner ici le travail entrepris depuis plusieurs années par Jean-Baptiste Thoret, historien et enseignant de cinéma, qui a écrit plusieurs ouvrages sur le cinéma américain et dont le dernier, consacré à Michael Mann, doit paraitre prochainement. Thoret n'oublie pas de signaler d'ailleurs dans ses conférences que Michael Mann est à l'origine de la fameuse série des années 1980, Deux flics à Miami (Miami Vice), autrefois vilipendée par les tenants de la cinéphilie classique, passée au rang de "série culte", surtout depuis que Mann l'a adaptée au cinéma.
Je ne m'attarderai pas sur la réponse d'Alain Masson, dans le même numéro de Positif qui, selon moi, passe assez largement à côté de la problématique évoquée par Laurent Jullier. Celle-ci se borne, me semble-t-il, à demander un renouvellement de l'étude des styles au cinéma, au vu de l'évolution des cultures visuelles, du progrès technique et des conditions de la production cinématographique en général, tout en se gardant bien, je crois, de faire une distinction entre cinéma grand public et des formes plus personnelles d'aborder le cinéma. Mais même là, je pense qu'une telle distinction serait hasardeuse car, dans quelle mesure Interstellar (C. Nolan, 2014) est-il un film mainstream, et dans quelle catégorie ranger Gravity (A. Cuaron, 2013) ?

Drive (2011)

jeudi 1 janvier 2015

Composer ses images pour le cinéma, par Bruce Block

Assez curieusement, la traduction récente de l'ouvrage de Bruce Block, The Visual Story (Composer ses images pour le cinéma, Ed. Eyrolles, 2014) est passée à peu près inaperçue parmi les étudiants des écoles de cinéma et d'audiovisuel et, peut-être plus grave, parmi la communauté des enseignants. Il s'agit pourtant d'un ouvrage de référence, le seul peut-être qui existe sur un sujet aussi important et cependant régulièrement sous-estimé, aussi bien par de nombreux professionnels que par de futurs spécialistes de l'image en mouvement. Obstacle de la langue? Sans doute, puisqu'en France il existe encore une sorte d'anglophobie ou d'américanophobie assez incompréhensibles chez des gens qui prétendent faire carrière dans le monde du cinéma ou de la télévision, et cela semble constituer un obstacle à l'apprentissage raisonné de la langue de Shakespeare...
Essayons de donner ici un aperçu de cet ouvrage. Le livre est divisé en dix chapitres et des annexes, qui sont les suivants :

  • Les composants de l'image
  • Contraste et harmonie
  • L'espace
  • Les lignes et les formes
  • Les tons
  • La couleur
  • Le mouvement
  • Le rythme
  • Structure narrative et structure visuelle
  • Après la théorie, la pratique
  • Annexes et bibliographie
Pour Bruce Block, les principaux composants de l'image sont l'espace, la ligne, la forme, le ton, la couleur, le mouvement et le rythme. Selon lui, ces composantes visuelles se trouvent dans n'importe quelle image fixe ou en mouvement. Les comédiens, les lieux de tournages, les accessoires, les costumes et le paysage concourent à la mise en forme de ces composantes. Une composante visuelle est capable de communiquer des émotions, des idées, une atmosphère et, plus important encore, de donner forme à la structure visuelle des images de cinéma - de l'image animée en général.
L'espace: il ne s'agit pas de l'espace dans lequel un individu peut se mouvoir. Il s'agit plutôt d'un espace visuel: tout d'abord, l'espace physique en face de la caméra; ensuite, il s'agit de la représentation de l'espace sur l'écran; et troisièmement, il s'agit de la taille et de la forme de l'écran lui-même.
Ligne et forme: la ligne est une conséquence de la perception. Elle n'existe que dans nos cerveaux. Elle est le résultat de la combinaison de composants visuels qui nous permet ainsi de percevoir des lignes, tout en sachant qu'aucune d'entre elles n'est réelle. La forme lui est étroitement liée, puisque toutes les formes semblent être construites à partir de lignes.
Les tons: ils se réfèrent à la luminosité d'un objet en relation avec une échelle de gris mesurée. Il ne s'agit donc pas du "ton" que prend une voix ou d'une tonalité acoustique.
La couleur: il s'agit de l'une des composantes visuelles les plus importantes, et aussi l'une des plus mal comprises. La couleur existe dans notre système de perception. Ses propriétés font plus ou moins l'objet d'un consensus, mais il existe tout de même des différences de perception des couleurs, liées à certaines caractéristiques physiologiques des individus. On pense généralement qu'une couleur perçue n'existe pas en tant que telle dans la nature.
Le mouvement: cette composante visuelle attire le regard avant toutes les autres. Le mouvement est la conséquence du déplacement des objets, de la caméra et/ou du regard du spectateur.
Le rythme: c'est quelque chose que nous pouvons entendre, mais c'est aussi une qualité propre aux images et à leur combinaison. On trouvera du rythme dans des corps en mouvement, dans les combinaisons propres au montage ou dans la forme intrinsèque d'un objet.
Il n'est pas possible ici de rendre compte de l'intégralité d'un tel ouvrage qui couvre, par l'étendue des thèmes qu'il aborde, presque tout le champ des correspondances entre composition au sens des arts graphiques et cadrage au cinéma. Il n'y a d'ailleurs, à mon sens, qu'un seul ouvrage en langue française à proposer une telle richesse dans ses développements, c'est L'Art de la composition et du cadrage, de Bernard Duc, publié aux éditions Fleurus en 1992 et à peu près introuvable aujourd'hui.
B. Block met l'accent sur l'impact émotionnel produit par l'agencement des composantes visuelles de l'image, au même titre d'ailleurs que la musique et les effets sonores, autres composants essentiels de la construction filmique. Nous savons tous que certaines composantes visuelles de l'image sont associées spontanément à des caractéristiques émotionnelles, bien que certains stéréotypes sont aujourd'hui régulièrement contournés ou transgressés par nombre de cinéastes. Le rouge associé à l'image du danger est un stéréotype visuel. Mais le vert et le bleu peuvent tout aussi bien communiquer cette sensation de danger imminent à un public de cinéma. Le bleu peut vouloir dire "meurtre" si le contexte est parfaitement clair pour le spectateur. Si, dans le cours d'un film, à chaque fois que se produit un meurtre la scène est baignée (ou enveloppée) d'une lumière bleue, les spectateurs s'attendront à voir un meurtre à chaque fois que l'éclairage d'une scène aura une dominante bleue. Ce fut d'ailleurs l'idée mise en pratique par Sidney Lumet dans Meurtre sur l'Orient Express (1974). Une fois que la signification de l'apparition d'un éclairage à dominante bleue a été établie, le public l'accepte et l'intègre comme telle.
En réalité nous dit Bruce Block, la couleur peut signifier à peu près n'importe quoi selon le cadre conceptuel dans lequel elle est utilisée. C'est d'ailleurs la faiblesse principale de ces stéréotypes - que l'on retrouve à peu près partout dès qu'il est question de véhiculer du sens par du son ou des images au cinéma - et il est, bien sûr, plus intéressant de tenter de transmettre les idées et les émotions en évitant ce conformisme des images toutes prêtes.
Jouer avec les codes et les couleurs: Only God Forgives (2013)

Only God Forgives (N. Winding Refn, 2013)
Par ailleurs, même si on décide de se passer de la couleur, en filmant en noir et blanc par exemple, d'autres composantes visuelles existent partout ailleurs sur l'écran. Ainsi, même un écran sur lequel on ne projetterait que de la pellicule vierge contiendrait les composantes visuelles de l'espace, de la ligne, du ton et du mouvement.
Block donne ainsi quelques exemples de ce que peut signifier une structure visuelle dans la pratique de quelques cinéastes célèbres. Ainsi, dans Raging Bull (1980), on peut voir chaque séquence de combat comme faisant partie d'une progression de la narration, du son et de l'intensité visuelle. Les séquences de boxe sur le ring deviennent ainsi progressivement plus complexes, plus riches et plus intenses. On pourra aussi regarder les diagonales qui forment la lettre X dans le plan d'ouverture des Infiltrés (The Departed, 2006) et remarquer leur récurrence tout au long du film. Dans Les Oiseaux, de Hitchcock (The Birds, 1963), il y a une progression visuelle qui souligne le rassemblement des oiseaux avant l'attaque. On peut aussi souligner la progression visuelle dans la célèbre séquence du champ de maïs de La Mort aux Trousses (North By Northwest, 1959).
On sait que les publicités pour les automobiles peuvent faire rouler une voiture plus vite que toutes les autres, pourvu qu'il y ait une progression visuelle bien étudiée par les concepteurs du film. Dans une comédie musicale avec Fred Astaire ou Busby Berkeley, on pourra se rendre compte de la progression visuelle alors que les numéros de danse gagnent en intensité et en complexité. De la même manière, il est intéressant de scruter la structure visuelle mise en place par Coppola à la fin du Parrain (The Godfather, 1972) lorsque Michael Corleone prend le contrôle du "business" familial. On remarquera de même la progression mise en place par Polanski dans Répulsion (1965), lorsque la folie gagne peu à peu le personnage incarné par son actrice principale, Catherine Deneuve. Dans Seven (David Fincher, 1995) les scènes de crime apparaissent comme une série de progressions qui vont ajouter une intensité croissante à la poursuite du meurtrier. Le code des couleurs d'American Beauty (Sam Mendes, 1999) oscille entre le rouge, le blanc et le bleu. Et on peut retrouver cette progression due à lutilisation d'éléments visuels dans de nombreux films qui ont marqué la cinématographie classique et moderne. Il suffit d'en être conscient et de partir à leur recherche avec un guide comme pourrait le devenir ce livre.
Définir et expliquer le rôle des composantes visuelles de l'image est donc l'objet principal de ce livre, qui peut, selon son auteur, être considéré comme un guide lorsqu'il s'agit de trouver des lieux de tournage, d'imaginer des personnages, de concevoir la charte graphique et l'agencement des couleurs, les costumes, la typographie des génériques, le choix des optiques et les mouvements de caméra, l'éclairage, etc. En résumé, un ouvrage particulièrement intéressant et utile, mais qu'il faut, comme le souligne son auteur, aborder avec un regard lucide et ne pas le considérer comme un recueil de recettes à appliquer sans distinction.