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dimanche 6 avril 2014

Au commencement était la vidéo (2ème partie)

Une esthétique des machines électroniques
Le développement et la diffusion, à partir des années 1960, de systèmes de capture d'images électroniques de plus en plus perfectionnés a eu pour effet de transformer le champ d'intervention des artistes et des cinéastes "indépendants" eux-mêmes. Ces derniers se trouvaient dans la situation,  particulièrement à partir de la décennie suivante, où il devenait de plus en plus difficile d'ignorer des techniques permettant un travail approfondi sur la matière même des images sans avoir à effectuer d'incessants allers et retours entre laboratoire et table de montage. Il leur faudra cependant attendre le milieu des années 1980 pour disposer de systèmes de captation compacts capables de concurrencer l'agilité et la simplicité des caméras 16mm.
Mais au delà de l'aspect matériel, ce sont d'autres caractéristiques, propres à la vidéo, qui ont commencé à orienter les pratiques expérimentales du cinéma vers les images électroniques. Elles sont en fait au nombre de deux. L'une a trait, bien évidemment, au caractère instantané de la vidéo et d'une certaine manière déjà, WYSIWYG : l'image que l'on filme est celle qu'on voit, pour peu que l'on dispose d'un écran de contrôle. L'autre, la plus spectaculaire, est celle qui va engendrer un ensemble de pratiques expérimentales et artistiques autour de la mise en œuvre d'un dispositif de composition d'images original, l'incrustation. On n'oubliera de mentionner également les possibilités de montage qui devront cependant attendre le début des années 1980 pour être intégrées dans des systèmes professionnels performants. A l'époque, il n'est pas question de voir ces technologies atteindre la sphère du semi-professionnel ou de l'amateur, même fortuné, et les artistes doivent encore passer par des institutions de la sphère culturelle ou constituer des collectifs capables de diriger les subventions vers eux.
Il est désormais bien établi que les décennies 60 et 70 ont été une période importante pour l'exploration par les artistes de technologies héritées de l'industrie (les caméras de surveillance, par exemple) et leur détournement à des fins créatives ou pour la création ex-nihilo à partir de dispositifs que rien ne prédisposait à un tel usage (le portapak de Sony). Ces reconfigurations ou 're-médiations' de systèmes traditionnels de diffusion et de contrôle, représentaient en quelque sorte une tentative de prise de parole - plutôt que de prise du pouvoir - par certains des éléments les plus avancés de la société civile. Ce faisant, ces artistes - ou techno-artistes - devaient utiliser les instruments mêmes que les gouvernements (les 'pouvoirs') avaient mis en place comme aboutissement de leur logique de contrôle social. Ces années là ont connu des développements importants pour tout ce qui concerne la manipulation d'images vidéo ou infographiques et leur utilisation à des fins artistiques.
On pourra toujours discuter autour de la question de savoir si les artistes et les créatifs de tous poils ont été intéressés par l'image électronique (analogique ou numérique) en raison de la technologie elle-même - des signaux électriques produisant une image par balayage entrelacé pour la vidéo, ou par la génération de matrices de pixels et l'utilisation de transformées mathématiques pour les images générées par ordinateur. Le choix des artistes semblait alors dicté par deux manières différentes de représenter la réalité, selon qu'elle était enregistrée directement (vidéo) ou calculée (infographie).
On situe souvent les débuts de l'art vidéo à l'utilisation par Nam June Paik du portapak Sony pour filmer la procession du pape Paul VI dans New York, en 1965. A peu près à la même époque, Andy Warhol aux Etats Unis effectua des projections d'art vidéo et Fred Forest en France utilisa le portapak. Les artistes participaient désormais au développement des nouveaux outils de production, qui étaient à l'époque des synthétiseurs audio et vidéo, des VCOs (Voltage Controlled Oscillator) ou différentes sortes de générateurs de fonctions.
Dans un autre domaine, Michael A. Noll, chercheur aux Bell Laboratories, dans le New Jersey, Bela Julesz, Vera Molnar ou encore Charles Csuri, créaient des images de synthèse dont l'influence allait, un peu plus tard, s'avérer déterminante dans l'évolution du cinéma hollywoodien.
Michael Noll, cité par Gene Youngblood dans son livre Expanded Cinema (1970), s'exprimait alors de la façon suivante:
L'ordinateur est, à n'en pas douter, un dispositif électronique capable de réaliser les seules opérations qui lui ont été assignées par un ensemble d'instructions. C'est pour cela qu'en général il est décrit comme une machine extrêmement puissante mais incapable de la moindre créativité. Toutefois, si on définit le terme 'créativité' dans son sens restreint comme le moyen de produire des évènements non-conventionnels ou imprévisibles, alors l'ordinateur devrait, au contraire, être décrit comme un média créatif - un collaborateur créatif et actif de l'artiste [...] en raison de sa vitesse, de sa précision, de ses possibilités étendues de manipulation et de modification des programmes et des données, il est manifestement à même d'agir de manière imprévisible et de produire des résultats inattendus. Pris dans ce sens, on peut dire que l'ordinateur participe à la recherche créative de l'artiste. Il lui suggère des éléments de synthèse qu'il est libre d'appliquer ou de refuser. Il possède au moins quelques uns des attributs extérieurs de la créativité. (Youngblood, 1970, p.192)

L'artiste comme ingénieur : retour aux sources dans le nouveau monde des inventeurs
Les composants de l'ENIAC, premier "superordinateur" développé en 1940
Cette utilisation de l'ordinateur et d'équipements de contrôle associés allait atteindre un niveau de perfectionnement spectaculaire et connaitre une utilisation imprévue, là aussi, à la suite des travaux de John Whitney, dont l'origine peut être trouvée dans des applications industrielles et militaires. Ce fut d'ailleurs le cas de la cybernétique de Norbert Wiener, qui avait travaillé pendant la guerre sur les mécanismes de contrôle des batteries anti-aériennes. John Whitney lui-même avait commandé une batterie de canons anti-aériens avec contrôleur M-5, et il s'était inspiré de leur conception mécanique pour mettre au point son premier ordinateur analogique à la fin des années 1950. Whitney utilisera plus tard le contrôleur M-7, plus sophistiqué, pour réaliser une imposante machine de près de 4 mètres de hauteur, qu'il utilisera pour ses expériences en infographie et motion control, dont Whitney fut certainement l'un des inventeurs. Des films tels que Permutations (1967) et Arabesque (1975) l'ont fait reconnaitre comme un des pionniers de la cinématographie sur ordinateur, mais c'est son travail sur la séquence d'ouverture de Sueurs Froides (Vertigo) de Hitchcock, qui établira ce type d'effets spéciaux dans le cinéma commercial hollywoodien. Il fut l'un des premiers à utiliser la technique du slit scan, qui sera reprise plus tard par Douglas Trumbull dans une des dernières séquences de 2001, L'Odyssée de l'Espace.
Il est certain que le développement des effets spéciaux au cinéma, à commencer par le cinéma expérimental, et les technologies de création d'images sur ordinateur sont étroitement liés. Le cas de l'art vidéo était un peu différent, car si le système fonctionnait en fait comme une démonstration in vivo de la théorie de la communication de Shanon, avec la création de feedbacks (rétroaction) positifs comme identifiant, ce champ avait été dès l'origine investi par des artistes, qui en exploraient les possibilités, parfois au sein de collectifs qui se situaient résolument aux marges du rationalisme technologique de la société industrielle. Fluxus, le plus connu de ces groupes, était constitué comme une communauté internationale de musiciens, d'artistes, de cinéastes et d'écrivains emmenés par Georges Maciunas, et comprenant des gens comme Nam June Paik, Wolf Vostell, Yoko Ono et Joseph Beuys, et se reconnaissant dans les théories et les actions de Dada, des Surréalistes et des Situationnistes. A la suite de Marcel Duchamp et de John Cage, Fluxus travaillait sur la notion de 'hasard objectif', sur le jeu et l'unité de l'art et de la vie (intégrant la fameuse 'critique de la séparation' des situationnistes). La technologie et son détournement dans le jeu et l'exploration expérimentale ont été la marque de ce groupe, apparu alors que le paradigme dominant de la société technologique se déplaçait de l'électricité vers l'électronique. Dans une époque marquée par la résurgence des utopies sociales, les expériences de Nam June Paik, de Woody et Steina Vasulka et de bien d'autres artistes se situaient résolument à la marge de la société technologique, mais ils cherchaient aussi à en exploiter toutes les possibilités et à redéfinir l'utilisation des nouveaux dispositifs en dehors du système d'organisation et de contrôle social dominant. Nam June Paik cherchait aussi à permettre la diffusion de la vidéo parmi le plus grand nombre, en créant des appareils peu coûteux et faciles à transporter, et le synthétiseur vidéo qu'il construisit avec l'ingénieur Shuya Abe en 1970 devait en être en quelque sorte une préfiguration. Ainsi qu'il l'écrivait lui-même:
Regardons vers le milieu du 19ème siècle [...] la plupart des gens n'avaient pas les moyens d'accéder à une quelconque expression en art. Seuls des privilégiés pouvaient se payer les tubes de peinture à huile, les toiles et le savoir qui va avec. Mais l'invention de la photographie a changé tout cela, en permettant à tout un chacun de devenir un artiste en activité. La taille de l'industrie de la photographie et le business de l'art sont là pour prouver ce désir généralisé de faire de l'art, au lieu de se contenter de regarder des chefs d’œuvre dans un musée. Ce processus se répétera-t-il dans le monde de la télévision ? Les programmes des networks deviendront-ils des peintures sur les murs des musées et nous, artistes créateurs de machines et d’œuvres en vidéo ? Deviendrons-nous aussi gros que Kodak, Nikon et Zeiss-Ikon réunis ?
Ce qui est sûr, c'est qu'à partir des années 1970 Paik et Whitney n'étaient plus seuls sur le terrain, et des ingénieurs et techniciens de différents pays se penchaient sur la question de la création vidéo en dehors des lourdeurs de la machinerie télévisuelle des networks ou de la télévision d’État. C'est ainsi que j'ai cité, dans la première partie de cet article, le Spectre (ou Spectron, c'est pareil), développé par Richard Monkhouse et dont une quinzaine d'exemplaires furent construits (photo de gauche). Il y eut aussi le Videokalos, conçu par Peter Donebauer, et qui était plutôt une machine à coloriser analogique aux effets carrément psychédéliques. Il en existe peut-être encore un ou deux exemplaires en France, chez des collectionneurs... Toutes ces machines montrent que l'industrie des effets spéciaux en vidéo n'a pas commencé dans les laboratoires des grandes firmes.
(A suivre)


vendredi 4 avril 2014

Au commencement était la vidéo...

Commençons par signaler cette somme, intitulée The Emergence of Video Processing Tools, qui comprend deux forts volumes publiés par The University of Chicago Press, et qui retrace le parcours des artistes et des inventeurs les plus marquants de cette période qui a vu apparaitre, se développer puis disparaitre, avalé pourrait-on dire par la publicité et les effets spéciaux au cinéma, ce système de création électronique original qu'on a appelé "l'Art Vidéo". Pour mieux comprendre le projet et l'influence réelle exercés par ceux qui ont porté ce mouvement, peut-être est-il utile d'effectuer un bref retour en arrière et de regarder les conditions qui ont permis l'émergence de cette forme d'art, fondée pour la première fois sur des outils technologiques issus de l'électronique et des systèmes de communication.
On sait que, depuis le début des années 1950, les médias traditionnels - c'est à dire principalement la photographie, la radio, le film et la télévision - avaient vu leur 'spectre' considérablement élargi avec l'apparition de nouvelles technologies telles que la télévision en couleurs, la diffusion par satellite et surtout l'enregistrement de la vidéo sur bande ou sur cassette, puis l'apparition de matériel portable - l'omniprésent U-Matic et ses héritiers. La création assistée par ordinateur - qui va générer toute la sphère de "l'art numérique" - apparait d'abord comme un segment hyper spécialisé, réservé à des codeurs, bien que, dès le milieu des années 1980, un nombre important d'étudiants issus des écoles d'arts plastiques se frottaient déjà à la programmation avec l'Amiga, de Commodore.
Jusqu'à la fin du 20ème siècle, le terme 'nouveaux médias' recouvrait pour l'essentiel la création effectuée avec les moyens traditionnels du film, de la vidéo et de l'audio. A partir de la fin des années 1990, l'expression 'nouveaux médias' a servi à décrire la transition progressive de l'analogique au numérique, et pouvait être appliquée désormais à des projets qui impliquaient de manière quasi-exclusive l'utilisation des propriétés interactives des ordinateurs, pour peu qu'on sache les programmer. L'expansion rapide de ces technologies - ainsi que celle des dispositifs et des plateformes, qu'il s'agisse d'ordinateurs, de téléphones mobiles et autres machines connectées au Web - ont pu faire oublier le travail effectué par les pionniers, c'est à dire les artistes qui ont utilisé les ordinateurs de manière créative dès les années 1960. (Pour une vision synthétique du passage de l'analogique au numérique et ses conséquences épistémologiques, on peut lire Le Langage des Nouveaux Médias, par Lev Manovich).
Il est possible, par conséquent, d'utiliser le vocable 'art des nouveaux médias' pour caractériser les approches créatives utilisant les technologies numériques et peut-être surtout les ordinateurs ou des dispositifs apparentés (Il existe aujourd'hui de plus en plus de circuits à base de capteurs, contrôlés par des cartes programmables, telles que l'Arduino ou le Raspberry PI, ou encore la Kinect de Microsoft, et utilisés par les artistes-codeurs de l'ère numérique). Cet 'art des nouveaux médias' utilise principalement les possibilités d'interactivité, de temps réel, de design génératif et les caractéristiques de non-linéarité et de modularité de ces dispositifs. L'utilisation de ces dispositifs permet à cet art numérique de se développer autour de projets tels que des installations interactives en réseau, de la réalité virtuelle ou du "Net Art" (c'est à dire des œuvres se déployant sur le réseau Internet).
Dans ce contexte, on a pu assister à un déplacement de perspective concernant la question plus générale de l'utilisation des 'outils', matériels ou logiciels. Au cours des années 1960 et 1970, ce terme connotait surtout des machines telles que les portapaks Sony (les premiers magnétoscopes portables) et les synthétiseurs vidéo analogiques. A partir des années 1980, on a pu l'appliquer aussi à des logiciels de création assistée par ordinateur. Un phénomène plus récent consiste à considérer les logiciels eux-mêmes comme des oeuvres d'art. On parle alors d'artware et il pourra s'agir de navigateurs Internet alternatifs ou de moteurs de recherche développés par l'artiste et représentatifs d'une certaine forme d'installation (Bien que le dernier et récent ouvrage de Lev Manovich, Software Takes Command, ne traite pas explicitement de ces questions, il peut être une source de réflexion stimulante pour tout ce qui concerne le glissement vers des formes de création artistique entièrement dépendantes du développement logiciel).
On peut aussi remarquer que le déploiement d'une forme d'art, qui se caractérisait surtout par le détournement comme argument explicatif et la représentation d'images en basse résolution, vers un système utilisant l'interactivité et le calcul comme paradigmes fondateurs, a eu pour effet de scinder les communautés d'artistes en groupes constitués d'une part par ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont adopté le langage et les codes (dans les deux sens du terme) des spécialistes de l'informatique et ceux qui ont continué à produire de l'art d'une manière plus traditionnelle, c'est à dire des œuvres pérennes et facilement identifiables avec un artiste - que ce soit par le style, les matériaux utilisés ou la technique. C'est sans doute aussi pour cela que l'art vidéo est devenu historique, son objet étant sans doute réalisé en tant que défricheur et découvreur de formes. Et ce n'est pas l'exposition actuelle au Grand Palais, consacrée à Bill Viola, qui pourra démontrer le contraire - si ce n'est que cet artiste lui-même est progressivement passé d'une esthétique "low res" à des productions résolument "high res", témoignant sans doute lui aussi du goût actuel pour une esthétique du clip et de la publicité (ce qui me rappelle les diatribes de Serge Daney contre ce "cinéma du look" exemplifié par le trio Annaud-Beneix-Besson. Qu'aurait-il pensé alors d'Amélie Poulain de J.P. Jeunet et de L’Écume des Jours selon Michel Gondry ?).
Dans une deuxième partie, je passerai en revue quelques uns des artistes les plus marquants de cette période qui a vu naitre, se développer puis disparaitre l'art vidéo et les technologies qu'il utilisait... Pour le moment, je ne résiste pas au plaisir d'inclure une vidéo d'une pièce de Geneviève Calame, artiste suisse disparue en 1993, qui utilise ici le SPECTRON (ou Spectre), synthétiseur analogique dont on peut encore trouver quelques exemplaires chez des collectionneurs (et dont l'auteur de ces lignes avait une certaine pratique à Paris, au tournant des années 1980).