mardi 15 mai 2018

A propos du Monde du Silence, Palme d’Or à Cannes en 1956



Le Monde du Silence est, bien entendu, le film qui a fait la réputation de Jacques-Yves Cousteau et de son équipe. Il a aussi lancé la carrière de Louis Malle, qui avait à l’époque quitté l’IDHEC pour se joindre à l’équipage de la Calypso.
Au-delà de la critique élogieuse ou de l’indignation, on peut s’interroger sur ce que représente ce film au regard d’une possible historiographie de l’image sous-marine. Il faut donc :
1.       Le situer dans son époque
2.       S’intéresser à ce qu’il montre et à la manière dont il le montre
3.       Evaluer ce qu’il a pu représenter pour l’exploration sous-marine et, d’une manière plus générale, pour la relation des humains avec l’environnement marin
Il est utile, tout d’abord, de donner des indications concernant la production et les spécifications techniques les plus courantes (renseignements recueillis sur IMDB et dans le livre de Franck Machu[1]) :
-          Du point de vue de la production : le film a été produit par la Société de production de Cousteau, à l’époque : Les Requins Associés. Sont venues s’y ajouter les Sociétés Filmad et Titanus, ainsi que le Poste Parisien pour le mixage audio.
-          Il a été entièrement tourné en mer, principalement : Mer Rouge, Méditerranée, Golfe Persique, Océan Indien
-          Le film a été coréalisé par Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle et écrit par JYC
-          On voit y apparaitre et jouer leur rôle pratiquement tous les membres de l’équipage de la Calypso
-          Le producteur exécutif est Maurice Ichac
-          La musique a été composée par Yves Baudrier
-          L’image est signée par Philippe Agostini (pour les scènes sous-marines) et Louis Malle
-          Le montage a été l’œuvre de Georges Alépée
-          Effets spéciaux par Robert Noël
-          Lumière et équipements mis en œuvre par Edmond Séchan et Cousteau
-          Chef d’orchestre : Serge Baudo
-          La première projection publique a eu lieu au Festival de Cannes, le 26 mai 1956
Pour la technique proprement dite :
-          On retiendra que le film a été tourné avec des caméras Eyemo 35mm Bell & Howell, modifiées et intégrées dans des caissons PVC munis d’un hublot frontal
-          La pellicule couleur utilisée est de l’Eastmancolor 16 ASA et, malgré la très grande ouverture permise par les optiques Cooke, il faudra souvent un ajout de lumière artificielle (qui servira aussi à corriger la dominante bleue des fonds marins)
-          On utilise aussi des scooters sous-marins, Laban en ayant modifié un pour l’équiper d’un hublot sur le nez, ce qui lui permettait de recevoir une caméra embarquée.
-          La durée finale du film est de 86 minutes (1 heure 26)
-          Le format du négatif est le 35mm pour un rapport image de 1.37 : 1
-          Longeur totale de pellicule imprimée : 2270 mètres
-          Le laboratoire qui a effectué le traitement : GTC à Joinville

1.       L’époque : les années 1950 sont cette époque de l’après-guerre qui voit s’installer dans le monde occidental le rapport hédoniste aux vacances, à la mer et, pour certains, à l’exploration de nouvelles contrées et de nouveaux modes de vie. Selon Jean Griffet, « l’observation du nombre de récits d’aventures et de chasse sous-marines publiés fait apparaitre une densité maximale entre 1946 et 1960… Les aventuriers partent donc avec des rêves. Ils quittent aussi le port avec des projets : explorer des îles, le fond de la mer, traverser les océans à la voile. »[2]
En réalité, c’est depuis le début du siècle que le rapport à la mer se transforme.
Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas montrent dans leur livre, Le Monde du Silence (1953), ce que pourrait être le style de vie et le rapport à la nature qu’ils s’attacheront à représenter, avec l’équipe de la Calypso, dans le film éponyme.

Il faut aussi situer le film par rapport aux contraintes économiques que connait sa production : campagne de prospection pétrolière pour BP puis, en 1954, signature d’une convention de financement avec l’Education Nationale et le CNRS.
Le tournage commence donc en 1954, en Mer Rouge…

2.       Le film
On doit noter certains apports du film, tant sur le plan technologique que sur celui de l’inventivité cinématographique :
-          Le scaphandre autonome, le scooter sous-marin ou la cage à requins
-          Des caméras sous-marines dans des caissons imperméables conçues par l’ingénieur chimiste André Laban, tandis que le professeur Harold Edgerton met au point un appareil de prises de vue automatique[3].
-          D’autre part, il s’agit d’un film qui montre surtout une aventure humaine : des explorateurs audacieux, des hommes au travail. Les cinéastes (Cousteau et Malle) n’hésitent pas à se filmer eux-mêmes et à présenter leur matériel de prise de vues. André Bazin le reconnait dans cette double articulation (film et hors film) : « Il est parfaitement permis de reconstituer la découverte d’une épave… Tout au plus peut-on exiger du cinéaste qu’il ne cherche pas à cacher le procédé. Mais on ne saurait le reprocher à Cousteau et Malle qui, plusieurs fois au cours du film, présentent le matériel et se filment eux-mêmes en train de filmer. »[4]
-          La séquence d’ouverture elle-même tranche d’ailleurs avec toute la production documentaire de l’époque. Sans musique ni commentaires, avec seulement le bruit de l’expiration des plongeurs, elle nous fait découvrir « l’homme poisson » de Jean Painlevé ou le « surhomme aquatique » d’André Bazin : les plongeurs, torche[5] à la main, descendent au fond de l’abîme, dans lequel on a l’impression qu’ils vont se perdre et disparaitre, un nuage de bulles envahit l’écran puis successivement, en même temps que le début de la musique, apparaissent : le titre du film, les réalisateurs, l’équipe technique… La musique disparait et on retrouve les plongeurs au fond, en train de filmer. Commentaire : « A 50 mètres de la surface, des hommes tournent un film… Munis de scaphandres autonomes, ils sont délivrés de la pesanteur. Ils évoluent librement. Etc. » On remarque la mise en abyme.
-          D’autres séquences accentuent le caractère didactique du film : rencontre avec des pêcheurs grecs, ce qui est l’occasion de mettre en avant la supériorité du scaphandre autonome par rapport à l’antique scaphandre à casque et tuyau raccordé à la surface. Explication concernant la « maladie des caissons » et les accidents de décompression. On assiste ainsi à la reconstitution (un brin humoristique) d’un accident de décompression et au traitement du scaphandrier souffrant dans un caisson de décompression.
-          Viennent ensuite des séquences plus controversées : récupération des coraux à la dynamite, causant un véritable carnage parmi les poissons, sur fond de musique aux accents triomphants, et pour toute explication (en off) : « c’est la seule méthode qui permette de faire le recensement de toutes les espèces vivantes ». En l’occurrence elles ne le sont plus tellement.
-          Séquence particulièrement pénible (vers le milieu du film) : l’agonie du petit cachalot, heurté par la Calypso, dont les flancs déchirés par l’hélice du navire laissent échapper un flot de sang. L’animal est achevé par Falco et Dumas. Les requins arrivent. Le commentaire de Cousteau est ici édifiant : « Pour nous plongeurs, les requins c’est l’ennemi mortel ». Puis description de la curée des requins, filmée par Dumas, qui se trouve dans une cage immergée. Commentaire : « Tous les marins du monde détestent les requins… Les plongeurs eux sont déchainés. Rien ne peut retenir une haine ancestrale. Chacun cherche une arme, n’importe quoi, pour cogner, crocher, hisser… ». Après la mort et la curée autour du cadavre du petit cachalot, on assiste donc au massacre des requins qui sont harponnés par l’équipage, puis hissés à bord pour être achevés à coups de hache ou de marteau.
Ces séquences seront-elles aussi très critiquées, surtout depuis l’extension du discours « préservationniste » aux médias télévisuels  – c’est-à-dire, depuis le milieu des années 1975 environ –  et on voit bien que des questions telles que celles relatives à la protection des environnements marins et de la biodiversité ont marqué, depuis, le discours général concernant les représentations de la nature[6]. On comprend bien qu’il ne serait plus possible aujourd’hui de tourner un film qui montrerait, de manière aussi crue, l’extermination de groupes entiers d’animaux marins…

3.      Que représente ce film pour l’historiographie des débuts du cinéma subaquatique ?
On retiendra tout d’abord que, dans Le Monde du Silence on voit représentée, dans un long métrage, la mise en œuvre d’équipements spécifiques permettant la plongée en eaux profondes : le scaphandre autonome Cousteau-Gagnan, le scooter des mers et même la cage à requins qui connait là ses premières utilisations. Mais ce film permet aussi d’innover en matière de techniques cinématographiques, on l’a vu plus haut. Toutes ces questions relèvent davantage de l’histoire des techniques.
Il reste que Le Monde du Silence est avant tout un défi humain, comme le note très justement Florent Barrère, mais qu’il est aussi le résultat d’une construction scénaristique, dans laquelle composition et montage jouent pleinement leur rôle. Ainsi lors de la découverte de l’épave d’un cargo coulé, dont la soi-disant exploration par un plongeur supposait en fait non seulement la présence de plusieurs caméras, mais un véritable découpage comme en studio : « Cette séquence est visiblement agencée, jusque dans la classique attente spectatorielle. Ainsi, avant que l’épave ne soit découverte (un cargo anglais coulé en 1942 dans le canal de Suez), aucune étape ne nous sera épargnée : localisation de l’épave par écho sonar, puis par la chambre d’étrave ; raccord regard de Frédéric Dumas sur l’épave, par le hublot de la Calypso ; et enfin mise à l’eau de toute l’équipe de plongée ! Un ensemble de rivets scénaristiques nous rappelle à l’ordre : nous n’assistons pas à la découverte d’une épave, mais à sa mise en scène… Ainsi, le plongeur solitaire du Monde du silence ne se retrouve jamais face au bloc réel de l’épave, mais se faufile à travers les indices narratifs de sa présence : la puissante ancre rouillée ; la longue chaîne enfouie dans le sable ; la proue sombre du navire à contourner de quelques coups de palme ; et enfin la vieille cloche qu’il faut détartrer au couteau de sa moisissure marine. »[7]
Il serait donc réducteur de considérer les productions sous-marines (et marines) de Cousteau et de quelques autres « pionniers » comme le résultat d’un travail de documentation effectué par des équipes qui seraient avant tout constituées par des plongeurs, des techniciens ou même des scientifiques et qui ne seraient qu’accessoirement des cinéastes.
Le Monde du Silence indique en fait clairement l’émergence d’un genre cinématographique, qui existe déjà dans les faits, mais qui acquiert là une pleine reconnaissance de la part du public, surement, mais aussi de la part des professionnels du cinéma.


[1] Franck Machu, Un cinéaste nommé Cousteau: une œuvre dans le siècle (Monaco, Monaco: Éd. du Rocher, 2011).
[2] Jean Griffet, Aventures marines. Images et pratiques, p. 56, L’Harmattan, Paris, 1995.
[3] Harold E. Edgerton, Photographing the Sea’s Dark Underworld, National Geographic Magazine, vol. 107, n°4, avril 1955, p.523-537
[4] André Bazin, Le Monde du Silence, in France Observateur, p.38, Mars 1956.
[5] Ce sont des torches pyrotechniques incandescentes
[6] Il y a, en particulier, l’émergence de nouveaux champs d’investigation dans l’analyse du film, qui mettent en avant les relations entre cinéma et écologie ou encore les représentations des animaux à l’écran. Voir, par exemple : Ecocinema Theory and Practice, dirigé par Stephen Rust, Salma Monani et Sean Cubitt (AFI/Routledge, 2013).
[7] Florent Barrère, « Éclipses – Revue de Cinéma : Revoir Le Monde du silence / Océans : Caméra abyssale », consulté le 12 mai 2018, http://www.revue-eclipses.com/le-monde-du-silence-oceans/revoir/camera-abyssale-71.html.
Florent Barrère

mercredi 9 mai 2018

John Ernest Williamson, pionnier du cinéma sous la mer


Le développement des techniques cinématographiques particulières permettant de filmer sous la mer ne peut être dissocié du contexte culturel de l’époque qui voit leur apparition. A l’instar de Louis Boutan pour la photographie sous-marine, d' Etienne-Jules Marey qui étudie le mouvement des animaux marins, le nom de John Ernest Williamson est associé à l’invention et à l’exploitation de techniques de tournage de films sous la mer.
Entre 1914 et 1932, commençant avec Thirty Leagues under the Sea (1914) et jusqu’à With Williamson under the Sea (1932), Williamson a produit et réalisé plusieurs films documentaires ou de fiction, entièrement filmés sous la mer, aux Bahamas. Alors que les précédentes tentatives de filmer des animaux marins dans leur environnement étaient réalisées à l’aide d’aquariums, de plus ou moins grande capacité, Williamson utilisait des dispositifs spécialement conçus et construits pour ses expéditions : une ‘Photosphère’ capable de descendre à des profondeurs de plusieurs dizaines de mètres sous l’eau, qui était en réalité un caisson habitable, muni d’un tube flexible de métal à travers lequel l’opérateur pouvait descendre ou remonter.

En réalité, l’invention de cet habitacle et du tube étaient dus à son père, le Capitaine Charles Williamson, qui en 1903 avait breveté un dispositif consistant en un caisson d’où pouvaient sortir les bras d’un plongeur – qui était décrit comme ressemblant à une ‘sorte de lanterne chinoise immergée’ – pour fouiller le fond marin et un tube flexible qui permettait d’atteindre ce caisson à l’aide d’une échelle. Conçu au départ pour aider à renflouer des navires naufragés, Charles Williamson voulait se servir de ce matériel pour aider à récupérer des cargaisons de navires coulés ou échoués non loin des côtes. En 1911, après avoir créé une société, la ‘Williamson Submarine Corporation’, l’ancien officier de marine effectua plusieurs tentatives afin de tenter de récupérer un stock d’argent des cales du Merida, un navire de la Compagnie Maritime Ward[1]. Ces tentatives demeurèrent infructueuses, mais elles permirent à son fils, John Ernest, d’imaginer et de mettre au point le système qui allait lui permettre d’aller filmer sous la mer. En effet, pour J. E. Williamson, il suffisait de perfectionner et d’agrandir l’invention de son père pour pouvoir y installer l’appareillage dont il avait besoin. 
Pour cela, John Ernest conçut un caisson spécial, bien plus large et lourd que celui construit par son père, muni d’un hublot d’un diamètre d’un mètre cinquante et d’une épaisseur de quatre centimètres, environ. Williamson le baptisa ‘Photosphère’. L’engin était attaché au bout d’un tube flexible, tout comme celui de son père, mais de dimensions plus modestes, puisqu’il n’était plus question d’y descendre à l’aide d’une échelle de corde. L’équipement fut ensuite transporté aux Bahamas, où le long des côtes la lumière du jour peut atteindre des profondeurs de l’ordre de 50 mètres, ce qui rendait possible la photographie à de telles profondeurs.



Fig. 1. La Photosphère : image tirée du livre de J. E. Williamson, Vingt Ans sous les Mers


L’ampleur du projet ressort cependant d’une description que Williamson fait de la fabrication du caisson : « J’allai aux forges de Pennsylvanie et pris moi-même toutes les dispositions  pour le moulage de ma nouvelle chambre sous-marine qui, complète, avec sa large baie de verre, devait peser près de quatre tonnes. Des spécialistes en fabrication d’instruments optiques acceptèrent de me livrer des lentilles et des films répondant à mes indications. Des ingénieurs spécialistes s’engagèrent à fournir l’éclairage nécessaire à mes projecteurs sous-marins à l’aide de vapeur de mercure. »[2]

Fig.2. Diagramme de la Photosphère attachée à une barge à l’aide du tube flexible. Image fournie par Laurent Mannoni

Avec son frère George, John Ernest forma une société, appelée la Submarine Film Corporation, et au printemps 1914 ils tournèrent leur premier long métrage, un film d’une heure répertorié comme étant une émanation de la ‘Williamson Expeditionary Picture’ et intitulé Thirty Leagues under the Sea. Le documentaire montrait le fonctionnement de la Photosphère et insistait sur la dépendance des Bahamas par rapport à l’océan. Le ‘clou’ du film était le combat de John Ernest avec un requin, combat qui s’achevait par la mort de l’animal, poignardé par le plongeur, lequel ayant pris soin cependant de rester dans le champ de la caméra. Bien que le film soit réputé perdu, la Librairie du Congrès en conserve une quarantaine de photographies, déposées au moment du copyright.
Les frères Williamson comprirent assez vite que des films de fiction avaient un réel potentiel commercial, et le roman de Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les Mers, s’imposait manifestement pour une première adaptation. Il s’agissait cependant d’un projet nécessitant d’importants investissements, et bien que Williamson reste assez imprécis sur les conditions du financement du système, Carl Lemmle fut tout de suite intéressé par le sujet et, grâce à un partenariat avec Universal, les frères Williamson retournèrent filmer aux Bahamas au printemps 1916.
Selon Nicole Starosielski, cette période pionnière du cinéma sous-marin, dans le contexte politique et historique de l’époque, doit être mise en perspective avec les conflits entre puissances maritimes et les relations entre colonisateurs et populations indigènes. Les systèmes construits par Williamson pour filmer sous la mer utilisaient des technologies développées par les militaires, et Williamson lui-même sollicita l’aide de l’US Navy à plusieurs reprises. D’autre part, l’époque elle-même – celle de la guerre et de l’omniprésence des sous-marins allemands dans l’Atlantique – établissait un état d’esprit favorable pour lancer des films tournés sous la mer, comme Williamson lui-même le reconnait : « Malgré tout, Broadway restait Broadway. Il faut plus qu’une guerre, pour éteindre l’esprit du monde des spectacles. On donne des représentations jusque dans les tranchées. Durant les périodes d’inquiétude et d’incertitude, les distractions qui vous font rire ou pleurer sont un soulagement, une soupape de sûreté. Malgré l’horreur et les tragédies qu’elle provoquait chaque jour, il y avait un élément romanesque dans cette guerre sous-marine auquel le sport de la chasse n’était pas étranger, et pouvoir le présenter à Broadway serait un coup de maitre. »[3] Peu de temps avant les premières projections publiques de Twenty Thousand Leagues under the Sea (1916), un sous-marin allemand avait coulé plusieurs navires britanniques. Et, selon Williamson lui-même, l’exploit du sous-marin arrivait à point nommé pour assurer le lancement public du film…
Bien qu’ils aient étés les premiers à avoir été tournés sous la mer, les films de Williamson étaient le prolongement d’une culture de la représentation du monde marin déjà bien établie. Parmi différentes possibilités, la vue frontale imposée par l’aquarium demeurait le mode d’appréhension du monde sous-marin le plus répandu à l’époque. Elle imposait par ailleurs l’idée d’une séparation définitive du corps humain d’avec le monde aquatique. A l’époque, les représentations du monde sous-marin étaient plus largement celles effectuées par la littérature, les illustrations, les dessins scientifiques et quelques pionniers de la photographie sous-marine, comme Louis Boutan (1859-1934) ou William Thompson (1822-1879).
La construction d’aquariums était le seul moyen de voir de près à quoi pouvait ressembler la vie sous-marine, et des installations permanentes ou temporaires essaimaient dans le monde européen et nord-américain : on notera ainsi les installations de l’exposition universelle de 1867 à Paris, ou les installations permanentes du Great New York Aquarium (1876). L’aquarium représentait certainement alors – et représente toujours – un moyen privilégié d’observer, vivantes et dans une reproduction plus ou moins fidèle de leur milieu naturel, des créatures dont le nom ou l’aspect suffisaient parfois à provoquer terreur ou répulsion. Le cinéma, en revanche, s’est rapidement affirmé comme le moyen d’enregistrer et de conserver le témoignage de formes de vie et d’un milieu auquel seuls quelques privilégiés pouvaient accéder. Il faut aussi considérer que, dans les premières années du cinématographe, les techniques de tournage imposaient des vues frontales – on parlait alors de ‘vues’ et non pas de ‘plans’ – et que ce positionnement de la caméra relevait de l’institution d’un point de vue unique, avec une seule valeur de plan, ce qui ne pouvait que renforcer l’analogie avec le spectacle auquel les visiteurs accédaient lorsqu’ils contemplaient l’aquarium.
Ce cinéma des deux premières décennies du 20ème siècle conservait de très fortes analogies avec le théâtre : le point de vue unique et les vues frontales, sans possibilité de changer d’axe ou de position (on pourrait parler aussi d’angle de prise de vue), renforçaient en quelque sorte l’analogie avec la représentation au théâtre et la position fixe du spectateur dans la salle. L’aquarium pouvait dès lors être regardé comme on appréhende la scène. Cependant, il ne s’agissait pas non plus de paysages offerts au regard : ces lieux étaient l’endroit où se jouaient drames et comédies, scènes d’amour et de mises à mort, tels que Jean Painlevé en viendrait à les représenter plus tard, au moment où le cinéma, émancipé du cinématographe, aurait gagné l’autonomie du point de vue. Williamson n’hésitait pas à construire ses films autour de cet anthropomorphisme commun, qui consiste à prêter des caractères humains à des formes vivantes dans la Nature. La pieuvre et le requin sont ainsi tous désignés pour tenir le rôle de ‘méchants’, et parfois même, dans ses écrits il n’hésite pas à inciter les spectateurs de ses films à se « glisser dans les pensées d’un poisson confronté à la brutale invasion des humains… » Des personnifications que l’on retrouvera plus tard dans les films de Disney, mais aussi chez Painlevé et Cousteau, quoique dans un registre plus proche de la fiction et d’une poésie qu’on pourrait qualifier de « surréaliste » – au moins chez Painlevé. De façon évidente cependant, on rencontre dans la construction narrative des films de Williamson ce que l’on verra à l’œuvre plus tard chez Painlevé et Cousteau, une manière de s’adresser au spectateur en construisant une œuvre où une succession d’évènements plus ou moins imprévus tendrait à produire des « chocs » caractéristiques de ce que des théoriciens du cinéma, en particulier Tom Gunning et André Gaudreault, ont appelé un « cinéma des attractions ». On retourne ici aux racines du spectacle en tant qu’attraction – notion empruntée par Gunning aux théories de Sergueï Eisenstein : « Le terme ‘attractions’ vient, bien sûr, du jeune Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein et de sa tentative de trouver un nouveau modèle, un nouveau mode d’analyse pour le théâtre. Dans sa quête de ‘l’unité d’impression’ dans l’art dramatique, fondement d’une analyse qui ébranlerait le théâtre de représentation réaliste, Eisenstein a rencontré le terme ‘attraction’ [qui] soumettait franchement le spectateur à un ‘impact sensuel ou psychologique… A l’époque comme de nos jours, ‘l’attraction’ était un terme du champ de foire, et pour Eisenstein et son ami Youtkevitch il faisait allusion avant tout à leur attraction de foire préférée, les montagnes russes… »[4] Par ailleurs, toujours selon Gunning, une pratique récurrente du cinéma primitif était « l’adresse directe au public, par laquelle une attraction est offerte au spectateur par un montreur de cinéma… l’exhibition théâtrale prend le pas sur le contenu narratif, privilégiant la stimulation directe par le choc ou la surprise au lieu de dévoiler une histoire ou de créer un univers diégétique. »[5] Les films, dans cette optique, cherchent plus surement à impressionner le spectateur qu’à développer une construction narrative complexe ou une réflexion sur la forme filmique elle-même. Le spectacle offert par ces premières vues réalisées sous la mer avait certainement la qualité de la découverte d’un monde étrange, permettant même d’accéder de la sorte au spectacle des origines du monde.
Williamson ne cherchait pas manifestement à inscrire ses films dans le cadre de la recherche scientifique. Bien au contraire, la description du monde sous-marin comme espace exotique est à mettre en relation avec la vision que ses contemporains avaient de cet environnement et des populations humaines qui en peuplaient le littoral. Pour Nicole Starosielski, « comme la plupart des films ethnographiques de l’époque, les films de Williamson cherchaient à montrer le corps des indigènes et nourrissaient ainsi un appétit largement répandu pour des images d’un ‘Autre racial’ (racialized Other). Parce qu’il filmait aux Bahamas, Williamson était dépendant du travail et des connaissances des habitants, pour la navigation, pour le transport des équipements, la plongée et la figuration…»[6] Pêche et chasse sous-marines sont le principal moyen de subsistance de ces populations et deviennent, par conséquent, une figure importante de ses films. 
Pour les insulaires, le travail avec Williamson représentait une activité générant des revenus appréciables, même si pour cela ils devaient se prêter au jeu de la figuration dans ses films. Dans Thirty Leagues under the Sea, Williamson met en scène une séquence au cours de laquelle de jeunes garçons plongent pour rechercher les pièces de monnaie qu’il a lui-même jeté à la mer. Le réalisateur filme alors les corps noirs des nageurs qui s’enfoncent sous la mer, montrant de la sorte leur aisance et leur mobilité sous les flots. Une autre séquence – peut-être la plus célèbre dans l’œuvre filmée de Williamson – montre le combat au couteau d’un plongeur contre un requin. Cette insistance sur le corps des indigènes se retrouve dans différentes séquences, dans plusieurs de ses films, et on remarquera d’ailleurs que, dans Vingt Mille Lieues sous les Mers, en accord avec le roman de Jules Verne, le Capitaine Nemo est un Indien et est incarné par un comédien au visage très sombre. Les vêtements de Nemo, tout comme son jeu d’acteur, rappellent ses origines. Nemo est aussi, à l’instar des habitants des iles, un navigateur hors pair, qui comme le rappelle N. Starosielski, « utilise l’extraterritorialité et la mobilité permises par le milieu sous-marin pour résister aux chausses trappes de la civilisation et aux pièges tendus par les représentants de l’Empire britannique. »[7] Ce monde sous-marin est l’espace où cet ‘Autre racial’ peut échapper aux structures oppressives du pouvoir colonial.
L’autre élément spectaculaire et central dans les films de Williamson est représenté par ce qu’on pourrait appeler ‘les dangers de l’Océan’ : dans With Williamson beneath the Sea (1932), plusieurs séquences montrent les périls auxquels sont confrontés ceux qui effectuent des recherches à l’intérieur de navires coulés. Une pieuvre mécanique (conçue, fabriquée et brevetée par Williamson pour Vingt Mille Lieues sous les Mers) s’empare d’un plongeur et l’entraine au fond de la mer[8] ; un autre plongeur est piégé dans des sables mouvants, mais est fort heureusement sauvé à temps ! Dans une autre séquence, la caméra s’attarde sur les restes d’un squelette humain, illustrant ainsi le fait qu’au fond des océans, « merveilles et tragédies vont côte à côte. »
Les films de l’époque, et ceux de Williamson en font partie, étaient encore très influencés par les panoramas et les dioramas, qui étaient très en vogue et constituaient l’une des principales formes de divertissement ‘optique’ du 19ème siècle – en particulier les panoramas mobiles, dont les rouleaux se défaisaient progressivement pour donner aux spectateurs l’illusion du mouvement[9]. On peut rapprocher les séquences sous-marines des films de Williamson de ces panoramas mobiles, en particulier les contemplations de paysages subaquatiques, exempts de toute présence humaine dans le cadre. Comme le note Jonathan Christopher Crylen, à propos d’une séquence de Vingt Mille Lieues sous les Mers d’une durée de 9 minutes et montrant un paysage sous-marin, « les plans ne laissent percevoir ni un point de vue cohérent ni même un mouvement stable du Nautilus. Parfois le cadre est stable, en particulier lorsque la caméra se focalise sur un animal ou un évènement en particulier ; le plus souvent, le panoramique latéral évoque à la fois le mouvement effectué par un panorama monté sur roulements et une déambulation tranquille devant un tel paysage. »[10]
En dehors de ces aspects plus ouvertement culturels du cinéma de Williamson – les longs plans sur les paysages sous-marins, l’analogie avec l’aquarium et l’insistance sur la représentation des corps en mouvement – ce sont les conditions matérielles qui ont rendu possibles ces films qu’il nous faut aborder – ce que Crylen nomme enabling technologies[11]. Le cinéma et l’ensemble des techniques qui le rendent possible, de la conception à la diffusion, est intégré dans un système technique de grande taille (ou macro-système technique) dans lequel plusieurs éléments doivent être pris en compte, à commencer par les industries qui ont permis la construction des deux éléments qui forment l’ossature du système de prise de vues (en dehors de la caméra elle-même) : le tube sous-marin et la photosphère. A l’époque, on commence déjà à considérer sérieusement la possibilité de la plongée dans les grands fonds. Les précurseurs de l’exploration des grandes profondeurs sont, à la fin des années 1920, deux américains : William Beebe et Otis Barton, qui avec un engin de leur conception, un submersible de forme sphérique nommé Batysphère, vont plonger jusqu’à des profondeurs de près de 1000 mètres. La photosphère de Williamson a été construite quinze ans avant celle des deux inventeurs, mais elle n’était pas destinée à aller aussi loin en profondeur. Cependant, il est possible d’évaluer les conditions de la fabrication et de la mise en service des deux dispositifs comme étant le résultat des conditions matérielles existant dans un même système de production.
Le tube sous-marin qui va relier la photosphère à la surface a été inventé par le Capitaine de vaisseau Charles Williamson, le père de John Ernest Williamson. Cet appareil était conçu afin de faciliter les travaux sous la mer et permettre, le cas échéant, de remonter la cargaison des navires échoués, voire de les renflouer. Selon un article du Scientific American de 1913, le dispositif  consistait en trois éléments : « un navire en surface de dimension quelconque, un terminal sous-marin fonctionnant comme une cabine à partir de laquelle des opérateurs effectuaient le travail, et un tube métallique souple reliant le navire en surface à la cabine sous-marine »[12]
La cabine au fond de la  mer comportait à l’extérieur de petits casques avec hublot et des bras articulés, ce qui permettait à l’opérateur de glisser sa tête et ses bras à l’intérieur afin d’accomplir son travail. La cabine était complètement étanche et ne disposait que d’une ouverture pour le tube ce qui, en théorie, pouvait permettre à un homme de s’y glisser et de descendre à l’aide d’une échelle de corde. Le tube lui-même comportait, d’après la description du Scientific American, « une série de sections reliées par des anneaux rigides, les sections pouvant ainsi être raccordées les unes aux autres. Chaque section était revêtue d’un matériau souple tendu par-dessus une série d’anneaux métalliques… A l’aide d’un treuil attaché sur le dessus de la cabine, le dispositif pouvait être remonté à la surface, et reprendre sa place dans un habitacle sur la barge. Une fois remontée toute la cabine, les sections pouvaient être démontées et rangées. »[13]
Illustration pour le brevet du tube de Charles Williamson (1903)
Williamson père déposa des brevets pour différentes versions de l’appareil, qui étaient surtout des cabines de différentes dimensions, avec des dispositifs de manipulations diversifiés, attachés au même tube, afin de permettre à un travailleur sous-marin d’effectuer des opérations de nature différentes. L’appareil pouvait aussi être rattaché à une balise en surface plutôt qu’à une barge. Le système n’avait pas été conçu seulement pour remplacer le scaphandrier. Il avait aussi pour mission de permettre de transporter des caissons de différentes dimensions, pour permettre à des ouvriers de travailler à la construction de ponts, de barrages, à la réparation de navires ou d’autres activités subaquatiques. Il n’eut cependant pas le succès espéré par son inventeur, les entreprises le jugeant trop lourd et trop complexe à mettre en œuvre, et il fut abandonné à la rouille jusqu’à ce que le fils parvienne à le recycler dans la production cinématographique.
La photosphère en revanche fut une invention de John Ernest Williamson. C’était un globe en acier de grandes dimensions : 1,80m par 2,50m, avec un tube de forme conique attaché à une extrémité et à travers lequel on pouvait observer l’extérieur. Dans ce globe pouvaient loger quatre ou cinq personnes ou, alternativement un opérateur et sa caméra – on sait que les caméras 35mm de l’époque étaient des engins particulièrement lourds et encombrants. Williamson pouvait communiquer avec l’opérateur par téléphone, ou simplement en criant ses ordres à travers le tube, tout en demeurant sur le pont du bateau.
L’entonnoir cylindrique attaché côté hublot était une pièce importante : il devait d’un côté assurer un angle de champ important à l’opérateur de prise de vues, tout en empêchant les reflets indésirables de venir parasiter l’image. L’opérateur pouvait cadrer à l’aide d’un viseur déporté de 5 pouces, situé sur le côté de la caméra. Autre élément d’importance, il fallait résister à la pression de l’eau, ce que l’épaisseur du verre du hublot seule ne pouvait assurer. Pour empêcher le verre d’éclater, la pression de l’air à l’intérieur de l’entonnoir devait égaler la pression de l’eau à l’extérieur. Le problème fut résolu en rendant l’entonnoir étanche, en le connectant à une conduite et à une pompe manuelle opérée par le caméraman, et en installant un manomètre qui permettait de vérifier les pressions conjointes de l’air et de l’eau.[14]

Fig. 3 La photosphère à l’œuvre ainsi que la ‘pieuvre mécanique’ utilisée pour le tournage de 20000 Lieues sous les Mers


La manipulation de l’engin était cependant des plus délicates, et les courants pouvaient entrainer la cabine contre les rochers, éventualité redoutable comme le montre l’épisode décrit par Williamson au début de son livre de mémoires : « […] nous étions des novices dans un royaume inconnu, aux prises avec des forces étranges, et nous avions encore beaucoup à apprendre. Nous ne tardâmes pas à nous en apercevoir un jour que nous fîmes descendre notre appareil parmi d’énormes bancs de coraux. Eblouis, retenant notre respiration nous contemplions les étranges merveilles de la vie sous-marine qui se déroulaient devant nous dans un panorama plein de couleur quand soudain, comme un essaim d’oiseaux effrayés, un banc de poissons passa rapidement devant nos fenêtres, puis immédiatement après la grande sphère d’acier se pencha de côté et bascula : nous étions pris dans un courant sous-marin. Avec un bruit terrible nous fûmes projetés contre un massif de coraux en forme de dôme. Le tube flexible se courba et nous fîmes la culbute avec tout ce qui se trouvait dans notre cabine. Cependant, même dans la terreur et l’angoisse de cet instant, mon esprit n’était préoccupé que par une pensée, l’immense fenêtre de verre ! Si elle cédait, si elle était brisée ou seulement fendue ce serait la fin de mes expériences sous-marines. »[15] Si le verre du hublot s’était brisé, et bien que la sphère ne se trouvait pas à une profondeur importante, les conséquences en auraient été bien plus graves que ne pouvait l’imaginer Williamson. Un épisode semblable, rapporté par William Beebe, montre les conséquences d’une fuite dans le Batysphère, l’engin conçu et fabriqué avec Otis Barton en 1930, lors d’une plongée en eaux profondes sans personnel à bord. Ayant remonté l’appareil à bord, ils découvrirent qu’il était inondé et rempli d’eau. Celle-ci était soumise à une très forte pression et lorsque Beebe tenta d’ouvrir une trappe d’évacuation, celle-ci explosa et fut expédié à plusieurs mètres de distance sous l’effet de la pression, suivie par l’eau qui se trouvait à l’intérieur[16].
Des difficultés relatives à la construction et à la mise au point des équipements utilisés par Williamson, mais aussi par d’autres inventeurs-entrepreneurs, tels que Beebe et Barton ou, plus tard Cousteau et Gagnan, on peut inférer une relation avec le système de production industrielle de l’époque, la production dans les aciéries en particulier. Pour Jonathan Crylen, la constitution d’une industrie portée par la production de l’acier est de première importance pour la constitution du « microsystème technique » qui se met en place avec la conception et la fabrication d’engins pouvant permettre l’exploration des fonds marins[17]. La Pennsylvanie, à l’époque où Williamson fait mouler et usiner la Photosphère, est l’un des principaux centres industriels du pays et abrite plusieurs aciéries importantes. Ces centres industriels étaient des points névralgiques de la confrontation entre syndicats ouvriers et propriétaires des aciéries. Ils verront aussi la mise en place de l’Organisation Scientifique du Travail de F. W. Taylor. Les contrats des aciéries avec l’armée américaine, et la mise en place de lignes de production pouvant permettre d’honorer ces contrats, explique sans doute en partie le fait que Williamson ait pu faire réaliser ce qui reste un prototype au regard des normes de la production industrielle. Pour Crylen, en effet, « la Photosphère de Williamson et les films qu’il a pu réaliser grâce à cet engin, ont étés en partie rendus possibles par le taylorisme. »[18] Pointant les conditions pénibles du travail dans les aciéries, il remarque le paradoxe que constituent des conditions de production particulièrement néfastes pour l’environnement et les hommes comparées aux images idéalisées d’une nature exempte de toute technologie.
La Photosphère serait cependant, tout comme un peu plus tard la Bathysphère de Beebe et Barton, un élément représentatif des techniques métallurgiques de l’époque. On ne dispose pas d’éléments approfondis concernant sa construction ; cependant, dans le cas de la Bathysphère, on sait qu’elle a été forgée à partir d’une pièce unique, à la manière des cloches d’église. Le processus consistait à fabriquer un moule de l’intérieur de la sphère à partir de sable et d’argile, puis un deuxième moule pardessus, en laissant un espace entre les deux qui serait ensuite rempli par de l’acier en fusion. Les câbles de treuillage et de suspension étaient fabriqués à partir de matériaux très résistants, en utilisant des techniques semblables à celles que l’on trouve dans les cages d’ascenseur[19]. La première Bathysphère, construite en 1929, est une boule d’acier relativement petite ayant un diamètre de 1,45m, une épaisseur de 3,75cm et pesant 2250kg à l’air libre et 875kg dans l’eau. Elle était suspendue à un câble d’acier de 20mm de diamètre et le long duquel on avait agrafé un câble électrique et un autre câble pour le téléphone. A l’inverse de la Photosphère, l’engin était conçu pour les grandes profondeurs et, en août 1949, Otis Barton atteignit la profondeur de 1370 mètres, ce qui était considérable avec un tel appareil[20].

Conclusion : A ce point de l’exploration du monde sous-marin et de sa représentation, tant littéraire que filmique, il est possible de considérer que la dimension culturelle de l’équipée est inséparable de sa dimension matérielle. En effet, que seraient devenus les projets des Williamson sans la constitution du système technique représenté par l’industrie métallurgique américaine de la deuxième moitié du 19ème siècle ? De la même manière, on peut considérer que le développement du microsystème technique constitué par la photographie a bien été à l’origine de l’impulsion visant à représenter de manière réaliste les fonds marins. Les techniques de représentation réaliste du mouvement en seront d’abord un prolongement et un perfectionnement en termes de visualisation scientifique, avant de finir par constituer un système intégré de production d’images cinématographiques du monde sous-marin tel que nous le connaissons aujourd’hui.



[1] Article : ‘Going Down in a Tube to Hunt for Sunken treasures’, The New York Times, July 16, 1911.
[2] John E. Williamson, ‘Vingt Ans sous les Mers’, Jean-Michel Place, 1996, p. 26.
[3] Williamson, op. cit. p. 79.
[4] Tom Gunning, The Cinema of Attractions : Early film, its Spectator and the Avant-Garde, in Early Cinema : Space, Frame, Narrative, sous la direction de Thomas Elsasser et Adam Barker, Londres : BFI, 1990, pp. 86-94.
[5] Ibid.
[6] N. Starosielski, op. cit. p. 154.
[7] Ibid, p. 155.
[8] Description de l’engin au Chapitre XI de Vingt Ans sous les Mers, p. 114 et suivantes.
[9] Voir Erkki Huhtamo, Illusions in Motion: Media Archaeology of the Moving Panorama and Related Spectacles (Cambridge, MA: MIT Press, 2013) ou encore l’Essai sur l’Histoire des Panoramas et des Dioramas, par Germain Pabst, Librairie Masson, 1891.
[10] Jonathan Christopher Crylen, The Cinematic aquarium : a history of undersea film, PhD dissertation, The University of Iowa, 2015.
[11] Op. cit. p. 49.
[12] “Photographing under Water,” Scientific American 109, no. 1 (July 5, 1913)
[13] Ibid.
[14] Explications techniques à partir du document de J.C. Crylen, pp. 53 et suivantes.
[15] Williamson, op. cit. p. 35.
[16] William Beebe, “A Half Mile Down: Strange Creatures, Beautiful and Grotesque as Figments of Fancy, Reveal Themselves at Windows of the Bathysphere,” National Geographic 66, no. 6 (December 1934): 670–71.
[17] Crylen, p. 55 et suivantes.
[18] Ibid.
[19] D’après Brad Matson, Descent : The Heroic Discovery of the Abyss (New York : Vintage, 2005), 38-39.
[20] Jean Jarry, L’Aventure des Bathyscaphes, Ed. du Gerfaud, p. 33 et suivantes.