Le Montage



1. Principes et objet du montage

Le montage  prend sa source dans le découpage du scénario en unités d’action – en scènes donc – et en unités de tournage – c'est-à-dire en plans.

- les plans, à la fin du tournage, engendrent ce que l’on appelle les rushes.
- c’est à partir des rushes que commencent les opérations du montage proprement dit.
- ce travail commence par une sélection : les éléments rejetés constituent les chutes.
- on assemble les plans sélectionnés dans un certain ordre et on obtient un bout à bout : une première continuité qu’on appellera un « ours » dans le jargon du métier.
- on détermine ensuite la longueur exacte de chaque plan (sa durée) et les raccords d’un plan à un autre. C’est l’opération la plus fine du montage, celle qui conduit vers l’assemblage définitif.

Ce qui conduit déjà à donner une première définition – restreinte – de la notion de montage :
« Le montage est l’organisation des plans d’un film d’après certaines conditions d’ordre et de durée ».

L’objet du montage consiste bien à ordonner les plans d’un film et à en fixer la durée.

a) Le problème du découpage :
Dans le récit cinématographique classique, le découpage se fait d’abord en suivant l’ordre établi par la succession d’un certain nombre d’unités narratives, de taille supérieure au plan : ces parties qui divisent le récit en périodes principales, en évènements dont la nature est à même de marquer les principaux moments de l’histoire, correspondent à ce que l’on appelle des grands syntagmes – à la suite de Christian Metz.
Par extension, on obtient la notion de syntagmes filmiques, qui sont en général équivalents à la durée d’une séquence.
( les syntagmes en linguistique correspondent à des enchaînements de mots).

Mais on peut encore travailler sur l’enchaînement de parties de films de taille inférieure au plan : on peut ainsi parler de la fragmentation d’un plan lorsque, par exemple, deux évènements successifs se produisent dans un même plan.
Exemple : le plan dans Citizen Kane qui montre Susan Alexander sur la scène de l’opéra, puis le travelling vertical qui monte jusqu’aux cintres et qui aboutit aux deux machinistes et à leur geste significatif…
Ce plan peut d’ailleurs être compris comme un plan-séquence, même s’il n’en est pas réellement un.

b) Trucages et découpage dans le plan :
D’autres plans, dans Citizen Kane, font plutôt référence à des effets de collage. On se trouve alors confronté à plusieurs possibilités. Soit que le collage soit consécutif à un trucage, de type cache-contrecache, soit par l’utilisation de diverses parties du plan pour un agencement en surface ou en profondeur – plusieurs exemples, là aussi, dans Citizen Kane :
- Gettys apparaît au balcon de la salle pendant le meeting électoral de Kane ;
- le suicide raté de Susan Alexander ;
- la procession des voitures le long de la plage, lors de la séquence du pique-nique ;
dans ces exemples, une ou plusieurs couches image se superposent : dans le suicide de Susan, une première couche avec au premier plan le plateau sur lequel sont posés le verre et la bouteille de calmant, au second plan on distingue dans l’ombre le visage de Susan, la porte s’ouvre ensuite à l’arrière-plan ; Kane apparaît…

Tous ces plans utilisent la technique du cache et du contrecache : on utilise un cache – un matte, en anglais – qu’on applique sur la partie du plan que l’on veut supprimer, on tourne le plan, et au labo on colle la partie manquante du plan, en réalité un plan complètement différent, par utilisation du contrecache ; c’est une technique que l’on retrouve en vidéo avec l’utilisation de la fonction mask sur les mélangeurs de production et les stations de compositing, et le remplissage du mask par incrustation en luminance ou en chrominance.

Matte et mask sont des termes interchangeables ; plus généralement, on désignera par cache une image destinée à contrôler le degré de transparence (ou d’opacité) d’une autre image. Le terme de « mask » apparaît surtout lorsqu’on cherche à contrôler un processus lié à la modification des paramètres techniques de l’image (la correction colorimétrique, par exemple).
Les caches sont généralement des images composées de niveaux de gris, utilisant un seul canal. Ainsi, les parties noires et blanches du cache sont utilisées pour spécifier 100% d’opacité ou de transparence, et les niveaux de gris intermédiaires déterminent divers niveaux de transparence/opacité partiels.
Tous ces niveaux peuvent être obtenus par la manipulation directe des paramètres de la LUT (Look Up Table), que l’on représente par trois courbes, R, G et B. Certains logiciels en donnent la possibilité (Shake, de Nothing Real et Apple, par exemple).





(un tutorial complet sur le compositing – en anglais – peut-être trouvé sur le site http://www.post-logic.com/
il a été rédigé par un spécialiste, Ron M. Brinkmann, et il vaut le détour).


c) Le travail sur l’image et la composition du plan :
D’autres plans utilisent plutôt les possibilités de la lumière et de l’optique pour réaliser de véritables montages dans le plan :
- le travail sur la profondeur de champ est particulièrement visible dans certaines scènes de C.K. comme celle du banquet ;
- le travail à la fois sur la profondeur de champ et la composition est encore visible dans d’autres plans : le renvoi de Leland, par exemple. Kane termine l’article de Leland ; la machine est visible en amorce, mais elle est encore plus présente, dans l’imaginaire du spectateur, par le son qui l’annonce… Au-delà de cette première couche image, on aperçoit dans la salle très vaste et vide, Leland, debout, seul, loin déjà derrière Kane qui ne se retourne pas. Tout au fond, Bernstein se tient dans l’encadrement de la porte. Leland est seul, il n’est plus avec Bernstein, et déjà rejeté par Kane, il est en fait au plan métaphorique déjà très près « de la sortie ».
Ce parti pris du travail dans le cadre a une parenté certaine avec la mise en scène au théâtre. Il nécessite l’emploi d’un objectif capable de représenter un angle de champ important, autrement dit un objectif disposant d’une très courte distance focale (O. Welles préférait le 18,5mm paraît-il).
La dramaturgie de la composition dans l’image se retrouve chez un autre grand metteur en scène, S.M. Eisenstein, qui précise cette idée du travail en profondeur dans le plan dans un de ses textes ; pour Eisenstein, le travail sur la profondeur de champ consiste à prendre « activement » en considération l’activité du second plan : c'est-à-dire prendre en considération ce qui se passe dans la profondeur, alors que l’attention générale se concentre à l’avant-plan.
« [dans ce type de composition], tout vise à défaire la coexistence passive de l’avant-plan et de la profondeur… Il s’agit moins d’un avant-plan accompagné en sourdine par le fond que d’une interaction dynamique – dramatique ! – de l’avant-plan et de la profondeur dont celui-ci semble volontairement saillir ; le premier plan se détache, se démarque par rapport à la profondeur qui a l’air de s’opposer à lui et vient s’y joindre en une nouvelle unité de composition fondée sur un calcul précis de cette juxtaposition. Et la présence également visible et marquée de l’avant-plan et de la profondeur semble souligner de façon particulièrement nette l’ordre qualitativement différent des tâches que se propose ce type de composition.
En pratique, semblable cadre se construisait sur une avancée particulièrement violente d’un premier plan filmé de très près (du plus près qu’il se puisse) tout en conservant une focalisation presque complète de la profondeur…
Grâce à cette sensation d’immense intervalle entre la taille des figurants, des objets du premier plan et de la profondeur, ce type de cadre procure déjà, par des moyens touchant purement aux proportions, l’illusion d’un espace étendu s’en allant au fond.
Cette sensation est favorisée encore par les propriétés de l’objectif 28mm à courte focale qui permet de tracer une perspective en la faisant se précipiter vers le fond de manière déformée – accentuée.
Cette particularité de l’objectif 28mm, qui, soit dit en passant, était alors le seul permettant de rendre avec netteté un détail du premier plan et les espaces lointains les plus profonds, a pour effet de modifier extrêmement vite l’échelle des objets s’éloignant de l’appareil, les objets du fond devenant plus que minuscules.
L’intérêt de ces moyens de composition est aussi fort dans le cas où les deux plans (l’avant-plan et la profondeur) s’opposent l’un à l’autre « dans le sujet » que dans ceux où ils sont unis par la fusion thématique du matériau. Comme toujours dans les problèmes de composition, ces deux voies sont également convaincantes pour la résolution de tâches carrément opposées.
Dans le premier cas, c’est, au sein d’un cadre unique, l’opposition maximale des plans d’action ainsi que des catégories relevant du volume (courbure du premier plan) et de l’espace (de la profondeur).
Ces moyens de composition expriment alors de la façon la plus forte un conflit, un dédoublement conflictuel à l’intérieur même du thème.
(Par exemple un général situé au premier plan et regardant au loin – au plus profond du cadre – dans l’attente d’une attaque ennemie.)
Dans le second cas, on assimilera facilement les procédés de cette structure à la conception de l’unité du particulier (le détail de l’avant-plan) et du général (le tout occupant le fond).
(Par exemple : premier plan d’un tambour scandant le rythme de la marche d’un flot de troupes traversant le cadre)….
Les moments où ces deux cas se trouvent réunis dans la composition sont, bien sûr, particulièrement impressionnants sur le plan dramatique.
Tel est, par exemple, le cas où l’unité thématique du contenu du premier plan et de la profondeur se résout plastiquement dans une opposition des plus violentes – concernant à la fois la couleur et l’échelle – entre le fond et les éléments du premier plan.
C’est précisément le choix adopté dans l’un des cadres les plus impressionnants de la première partie d’Ivan le Terrible.
Il s’agit du fragment de montage culminant et assez mémorable de la scène où le peuple, formant un chemin de croix, vient appeler Ivan à reprendre le trône dans la Sloboda d’Alexandrova.
Ce cadre est construit sur un champ de neige à perte de vue, dans la profondeur duquel serpente la file noire et mince du chemin de croix.
En haut, à l’avant – du hors cadre – s’incline le profil gigantesque d’Ivan ( le haut de sa tête et sa nuque coupés) acceptant, par cette flexion, de rentrer à Moscou.
Malgré la violente opposition plastique d’échelle et de couleur entre le tsar et le chemin de croix, ils sont unis par le contenu interne de la scène de l’unité du tsar et du peuple, un élément de jeu, l’inclinaison de la tête donnant son assentiment, et la correspondance de la ligne du profil du tsar avec celle de la procession du chemin de croix »[1].





2. Modalités d’action du montage

Le montage a un rôle d’organisation des éléments du film selon des critères d’ordre et de durée, auxquels on ajoutera celui de juxtaposition des éléments devant permettre de donner une forme définitive au récit.

Les principaux critères sont donc :
- juxtaposition d’éléments homogènes ou hétérogènes ;
- ordonnance d’éléments (successifs ou contigus) ;
- fixation de la durée (durée des plans, durée de l’action dans le plan ou la séquence, durée de l’histoire).

Ceci nous conduit maintenant à donner une définition « élargie » du montage :

Le montage est le principe qui régit l’organisation d’éléments filmiques visuels et sonores, ou l’assemblage de tels éléments, en les juxtaposant, en les enchaînant, et/ou en réglant leur durée.
(d’après Christian Metz)

Les trois modalités principales de manifestation des relations « syntagmatiques » propres au montage sont :
- le collage des plans ;
- le mouvement de la caméra ;
- la présence de plusieurs motifs dans un même plan.

On peut alors légitimement se poser la question de la fonction, ou des « fonctions du montage ».
Cette question est bien entendu inséparable des considérations habituelles sur les conditions d’apparition du montage (de la collure des plans) dans un film dit de « fiction ».  La question du « quand ? » est difficile à trancher. Si les premiers films de Méliès sont déjà composés de plusieurs plans, on considère en général que Méliès n’est pas l’inventeur du montage, et que ses films sont tout au plus, des successions de tableaux. Parmi les grands précurseurs et inventeurs d’un montage réellement utilisé comme tel, on cite l’américain E. S. Porter, avec The Great Train Robbery (1903).

Dans ces conditions, on considère, généralement, que l’apparition du montage a eu comme conséquence esthétique principale, une libération de la caméra par l’invention du tournage avec des échelles de plans différentes. L’évolution du cinématographe et sa transformation en cinéma, c'est-à-dire en dispositif capable de raconter des histoires à partir d’images animées, s’est jouée autour des problèmes de succession des images et de leur agencement à l’intérieur d’une même continuité narrative.
Aussi, la fonction première du montage est-elle sa fonction narrative.

Cette fonction fondamentale du montage est le plus souvent opposée à une autre grande fonction, parfois considérée comme exclusive de la première, qui serait le montage expressif – c'est-à-dire un montage qui vise à exprimer une idée par le choc de deux images. On aboutit ainsi à un antagonisme entre une conception du montage qui serait l’instrument d’une narration claire, et une autre qui viserait à produire des chocs esthétiques. Dans la pratique, hormis certains films expérimentaux, l’essentiel de la production cinématographique commerciale utilise alternativement, ou conjointement, l’une ou l’autre conception, jusqu’à en faire de véritables « genres »  aux techniques souvent parfaitement codifiées (Exemples : les « clips » musicaux, les jingles et les génériques des émissions de télévision, où les distinctions habituelles entre narration linéaire et montage expressif n’ont plus véritablement cours).

Le montage est issu cependant de la « division du travail » propre aux activités de production de la société industrielle, telle qu’elle s’incarne dans l’organisation des grands studios de production cinématographique. Une remarque de ce type n’est pas forcément superflue, dans la mesure où cette organisation a fini par délimiter les contours de ce qui était faisable ou non, en fonction aussi de possibles répercussions en matière de rentabilité des films (et de l’audimat, aujourd’hui).

Ces considérations de « production » entraînent bien évidemment une double difficulté syntaxique autour de la notion de « produire ». Que l’on parle du montage narratif le plus « transparent », comme du montage expressif le plus « abstrait », l’un et l’autre visent à produire, à partir d’une confrontation entre des éléments parfois hétérogènes, certes, mais aussi compte tenu des conditions matérielles de la production elle-même.
Il apparaît donc assez difficile de parler du montage sans tenir compte des conditions de la fabrication des films et des idées qui sous-tendent les techniques d’assemblage jusqu’au produit fini. Ces idées prennent forme dans la société et dans la culture d’une époque. Elles sont tributaires du moment historique de leur production et des conditions matérielles qui prévalent là où elles apparaissent. Que deviennent les conceptions esthétiques d’Eisenstein en-dehors du « moment » représenté par la situation de la Russie en 1917 ? En quoi sont-elles tributaires des grandes questions esthétiques propres aux avant-gardes russes et occidentales de l’époque ?
Ce sont ces systèmes d’idées que l’on nomme « idéologies », et si la question est particulièrement importante pour le montage, c’est que cet ensemble particulier de techniques d’assemblage des éléments du film pour en faire un récit « a été le lieu et l’enjeu d’affrontements extrêmement profonds et durables, entre deux conceptions radicalement opposées du cinéma »[2].

3. Idéologies du montage

L’histoire des théories du cinéma montre que, dès les origines du montage, deux grandes tendances n’ont pas cessé de s’opposer, à travers les écrits d’auteurs et de cinéastes souvent prestigieux :

-          une première tendance considère que le montage, en tant que technique de production est en réalité l’élément dynamique du cinéma. Une expression comme le « montage-roi » désigne alors ceux parmi les films des années 1920, en particulier, ceux dont la construction finale repose sur une très forte valorisation du montage (les films des cinéastes soviétiques, par exemple).
-          A l’inverse, l’autre tendance est fondée sur l’idée que la fonction principale du montage consiste à soutenir et à favoriser le développement de l’instance narrative, du récit cinématographique. Le montage doit rester « transparent » et ses effets ne doivent pas s’opposer à une représentation réaliste du monde.

Ces tendances antagonistes ont défini deux grandes idéologies du montage, et ces approches restent vivantes aujourd’hui dans le travail et les conceptions de nombre de cinéastes, sans parler bien sûr des développements induits par de véritables « genres » tels que le clip musical et le spot publicitaire.
L’opposition la plus radicale entre ces tendances a pu se manifester dans les écrits de deux théoriciens du cinéma, en particulier : André Bazin et Sergueï M. Eisenstein. Dans les systèmes théoriques élaborés par l’un et par l’autre, le montage tient une place essentielle, pour des raisons diamétralement opposées.

a)      André Bazin et le « montage interdit »
Dans le système de Bazin, le postulat de base est que le cinéma a pour vocation « ontologique »[3] de reproduire le réel, en s’efforçant, autant que possible de respecter sa spécificité.
Il y a donc nécessité pour le cinéma de reproduire le monde réel dans sa continuité physique et en respectant l’ordre des évènements, tels qu’ils se produisent. Ainsi, dans le texte Montage interdit[4], il pose que :
«  la spécificité cinématographique réside dans le simple respect photographique de l’unité de l’image », et un peu plus loin, il précise : «  il faut que l’imaginaire ait sur l’écran la densité spatiale du réel. Le montage ne peut y être utilisé que dans des limites précises, sous peine d’attenter à l’ontologie même de la fable cinématographique ».

La question-clé pour A. Bazin est bien celle de la « transparence » : le discours filmique, selon cette conception, doit donner à voir les évènements représentés, et non se donner à voir lui-même en tant que film. L’essentiel de cette conception est ainsi défini par Bazin :
«  Quel que soit le film, son but est de nous donner l’illusion d’assister à des évènements réels se déroulant devant nous comme dans la réalité quotidienne. Mais cette illusion recèle une supercherie essentielle, car la réalité existe dans un espace continu, et l’écran nous présente en fait une succession de petits fragments appelés « plans » dont le choix, l’ordre et la durée constituent précisément ce qu’on nomme « découpage » du film. Si nous essayons, par un effort d’attention volontaire, de percevoir les ruptures imposées par la caméra au déroulement continu  de l’événement représenté, et de bien comprendre pourquoi elles nous sont naturellement insensibles, nous voyons bien que nous les tolérons parce qu’elles laissent tout de même subsister en nous l’impression d’une réalité continue et homogène »[5].

Dans ce système, nous voyons bien que l’événement premier, celui qui est à l’origine de tout le reste, c’est le réel dans toute sa continuité. Concrètement, cette impression de continuité et d’homogénéité est obtenue par un travail formel dont la figure la plus représentative est la notion de raccord. Pour un monteur qui travaille dans cette perspective – qui est avant tout celle de la majorité des films commerciaux – le raccord qui préside au changement de plan doit faire en sorte que ce dernier soit effacé en tant que tel. La collure en tant qu’élément physique doit disparaître de notre perception pour que l’impression de continuité subsiste.
Nous connaissons la plupart des figures « classiques » du raccord. On peut les rappeler (du moins les figures de base) :

-          le raccord sur un regard : un premier plan nous montre un personnage qui regarde quelque chose (hors-champ ou dans le champ) ; le plan suivant montre l’objet de ce regard – s’il s’agit d’un autre personnage qui regarde le premier, on a alors un champ/contrechamp.
-          Le raccord de mouvement : un mouvement qui, dans le premier plan, est doté d’une vitesse et d’une direction données, est répété dans le plan suivant (sans que l’on observe forcément la même unité diégétique), avec une direction identique et une vitesse apparente comparable.
-          Le raccord sur un geste : un geste accompli par un personnage est commencé dans un plan et se poursuit dans le plan suivant – avec un changement de point de vue.
-          Le raccord dans l’axe : deux mouvements  successifs (éventuellement séparés par une légère ellipse temporelle) d’un même événement sont traités en deux plans, le second étant filmé dans la même direction mais avec une valeur de plan sensiblement différente du plan précédent.

On notera que le raccord peut fonctionner en mettant en jeu des éléments purement formels (le mouvement, par exemple) et des éléments diégétiques (la représentation du regard, et donc une idée déjà de ce que le personnage peut penser et son rapport à l’histoire).

Le refus du montage « hors-raccord » produit chez Bazin une valorisation importante des effets de profondeur de champ et de l’utilisation du plan-séquence tels qu’ils apparaissent chez Orson Welles, par exemple (mais aussi chez Jean Renoir… et même chez Murnau). Pour Bazin, cette façon de filmer est la seule qui soit pleinement « respectueuse du réel ». Il est alors parfaitement possible de distinguer entre le réalisme de l’image et la substance du propos :
« Contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord, le « découpage » en profondeur est plus chargé de sens que le découpage analytique. Il n’est pas moins abstrait que l’autre, mais le supplément d’abstraction qu’il intègre au récit lui vient précisément d’un surcroît de réalisme. Réalisme en quelque sorte ontologique, qui restitue à l’objet et au décor leur densité d’être, leur poids de présence, réalisme dramatique qui se refuse à séparer l’acteur du décor, le premier plan des fonds, réalisme psychologique qui replace le spectateur dans les vraies conditions de la perception, laquelle n’est jamais tout à fait déterminée a priori »[6].

Ceci nous amène en définitive à l’idée qui est à la base des conceptions d’André Bazin, celle du « montage interdit » ; la définition de ce cas particulier est donnée ainsi par Bazin :
« Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. Il reprend ses droits chaque fois que le sens de l’action ne dépend plus de la contiguïté physique – même si celle-ci est impliquée ». (André Bazin, « Montage interdit », in Qu’est-ce que le cinéma ?)

Ce qui est « essentiel » pour Bazin, c’est l’événement en tant qu’il appartient au monde réel, et pour autant que sa signification n’est pas « déterminée a priori ». Le montage sera donc « interdit » chaque fois que l’événement réel – celui qui sert de référence à l’univers diégétique dont il est question dans le film à ce moment précis – comporte une forte dose d’imprévisibilité : l’issue possible d’une poursuite ne peut donc être figurée – ou anticipée – par le jeu du montage alterné. Cette conception du montage s’oppose donc à Griffith, mais encore plus à Eisenstein.

b)      Sergueï M. Eisenstein et la “ciné-dialectique”

Nous ne reviendrons pas sur les conceptions générales d’Eisenstein pour tout ce qui concerne la forme générale du film (voir le polycopié sur Le Cuirassé Potemkine, du 7 Novembre 2002). Il faut noter cependant que dans un sens radicalement opposé aux conceptions de Bazin, le postulat de base du système d’Eisenstein exclut toute référence à un supposé « réel », dont la nature même (ontologique) interdirait qu’on cherche à le modifier – à le manipuler, pourrions-nous dire aujourd’hui. Pour Eisenstein, le réel n’a à la limite aucun intérêt en dehors du sens qu’on lui donne et de la lecture qu’on en fait ; le cinéma n’est qu’un instrument, parmi d’autres, de cette lecture : le film n’a pas pour fonction de reproduire ce « réel » immuable sans intervenir sur lui, mais bien au contraire de l’interpréter.
Le problème de la vérité d’un discours sur le réel quel qu’il soit avait été évacué par Bazin. Pour Eisenstein, le choix est net : ce qui garantit la vérité du discours sur le cinéma et du discours reproduit par le film lui-même, c’est sa conformité aux thèses du matérialisme dialectique et à la conception marxiste de l’Histoire. Pour Bazin, la vérité du discours sur le réel est incluse dans le réel lui-même, et en dernière analyse son essence ne peut être que divine.

La notion de « fragment », spécifique au système d’Eisenstein, désigne chez lui l’unité filmique, mais elle ne peut être assimilable au « plan », contrairement à Bazin. Ce fragment définit, délimite, l’unité du discours. Il peut, théoriquement, déborder le cadre du plan et coïncider donc, tout simplement, avec la séquence toute entière.
La notion de fragment reçoit, chez Eisenstein, au moins trois acceptions différentes :

-          le fragment est un élément d’une chaîne syntagmatique : il se définit alors par les rapports qu’il entretient avec les fragments voisins ;
-          le fragment est décomposable et ses éléments matériels correspondent aux divers paramètres de la représentation filmique : le grain, les rapports de contrastes, la durée du plan, l’organisation graphique à l’intérieur du cadre – autant d’éléments dont la maîtrise doit permettre de calculer les relations entre les constituants de l’image filmique.
Un exemple de calcul cité par Eisenstein lui-même est la séquence des « brouillards dans le port d’Odessa », dans Potemkine, après la mort du marin. Dans cette séquence, les fragments sont assemblés essentiellement en fonction de deux paramètres : le degré d’épaisseur du brouillard et la luminosité ambiante.
-          le fragment, enfin, apparaît comme une coupure, un prélèvement sur le réel ; ce qui est à l’exact opposé de la « fenêtre ouverte sur le monde » de Bazin. Le cadre chez Eisenstein représente une coupure franche entre deux univers hétérogènes, celui du cadre (du champ) et celui du hors-cadre (Eisenstein ne parle jamais de hors-champ).

Corrélativement, la production de sens dans l’enchaînement de fragments successifs, est pensée sur le modèle du conflit (voir Cours polycopié sur Le Cuirassé Potemkine). Le conflit est pensé comme étant le mode d’interaction obligé entre deux unités quelconques du discours filmique : conflit de fragment à fragment, certes, mais aussi « à l’intérieur du fragment ».

Tout oppose, on l’aura compris, les conceptions de Bazin et celles d’Eisenstein. Ce qui intéresse Bazin, on l’a vu, c’est la reproduction fidèle, « objective », d’une réalité qui existe pour elle-même, c’est à dire dont le sens n’est pas déterminé par les relations avec le monde. Eisenstein ne conçoit le film que comme un discours articulé, une vision du monde qui ne fait que se soutenir d’une référence figurative au réel.
Le système de Bazin possède – aujourd’hui encore – un caractère d’évidence dans notre société et dans les conceptions cinématographiques de nombreux cinéastes. La résurgence des idées d’Eisenstein – autour du développement en particulier de nouvelles technologies qui facilitent des conceptions discursives du montage – posent aujourd’hui la question du sens même qu’il convient de donner à l’idée de continuité narrative.



R. Gestalt,
12/1/2003




[1] Extrait du Mouvement de l’Art, par S.M. Eisenstein, chapitre « Du cinéma en relief », Ed. du Cerf, Paris, 1986.
[2] J. Aumont et als, Esthétique du film, p. 50, Ed. Nathan, Paris, 1998.
[3] L’ontologie a pour objet l’étude et la connaissance de ce que sont les choses en elles-mêmes, en tant que substances, au sens cartésien et leibnizien de ce mot, par opposition à l’étude de leurs apparences ou de leurs attributs.
[4] Reproduit dans Qu’est-ce que le cinéma?  p. 49, Ed. du Cerf, Paris, 1999.
[5] André Bazin, Orson Welles, Ed. du Cerf, 1972, pp. 66-67.
[6] André Bazin, op. cit. P. 70.

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