mardi 14 janvier 2014

The Virtual Life of Film, par David N. Rodowick (2ème partie)


Une question est centrale dans l’argumentation de Rodowick en faveur d’une refondation d’une théorie du cinéma. Elle concerne le statut de la photographie et comment celle-ci peut aider à penser le cinéma. Rodowick suit, pour l'essentiel, la théorie développée par Stanley Cavell. Les automatismes, selon Cavell, constituent l’un des éléments fondamentaux de la photographie et du cinéma. Ils permettent de définir la condition matérielle du cinéma comme « une succession de projections automatiques du monde » (The World Viewed, p.72). Pourquoi dès lors le fait de prendre une photo, ou de déclencher une prise, peut-il être entendu comme faisant partie d’un processus automatique ?
La conception de Cavell est inspirée en premier lieu par les capacités de reproductibilité mécanique du film et de la photographie. Ceci nous conduit au texte de Bazin sur la photographie, dans lequel il écrit : «Pour la première fois, entre l’objet initial et sa représentation, rien ne s’interpose qu’un autre objet. Pour la première fois, une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme, selon un déterminisme rigoureux. » (Qu’est-ce que le cinéma ? p.13). Contrairement à la peinture, le principe de la photographie consiste à convertir la lumière captée par l’objectif en matière (pour le film) ou en un flux de données numérisées puis en fichiers (ce qui correspond à la situation actuelle, le plus souvent). L’action du photographe ou du cadreur consiste à mettre en place les conditions esthétiques et techniques de la prise de vue mais, une fois le processus déclenché, l’image est formée automatiquement et enregistrée sur un support photochimique, magnétique ou à semi-conducteurs. Ce qui faisait dire à Jean Eustache : «On n’a pas besoin de faire du cinéma… dès que la caméra tourne le cinéma se fait tout seul. (Notes pour Numéro zéro)
Cette combinaison de l’automatisme du processus de prise de vue et du mouvement linéaire automatisé du cinéma est l’élément prépondérant dans notre perception de la spécificité de l’expérience cinématique comme projection d’un monde « autonome », un monde dont la main de l’homme est absente. En ce sens, on peut dire que la photographie a triomphé de la subjectivité d’une manière dont la peinture n’a jamais rêvé, en éliminant l’agent humain de la tâche de reproduction.
C’est aussi une éthique du temps : à l’instar de la photographie, le film retranscrit avant de représenter, tout en produisant des images en mouvement. Et, comme l’écrit Rodowick, « Dans la photographie comme dans le film, le virtuel dépasse le réel : d’un côté il y a la projection hallucinatoire d’évènements perdus dans un passé (virtuel) et recrées dans le présent de l’image perçue ; et de l’autre, la succession irréversible du présent qui passe dans lequel le mouvement apparait et disparait dans le temps virtuel de la mémoire. » (p.79, c’est moi qui traduis) Et c’est là un des paradoxes de l’expérience filmique : le désir répété de revivre au présent un passé qu’on ne peut pas reproduire.
Les raisons qui font que les études consacrées au cinéma ont repris et réévalué la place et l’impact d’André Bazin, Roland Barthes, Siegfried Kracauer ou encore Stanley Cavell, sont multiples et contribuent, en remettant en avant des textes de la théorie classique, à « nous faire reconnaitre la complexité et la densité d’une expérience que nos sensibilités déjà altérées par la vidéo ont oubliée. Et c’est bien là un dernier paradoxe temporel : que nous en arrivions à reconnaitre et à valoriser les automatismes d’un art trop tôt ou trop tard, soit au moment où la nouveauté étonne, ou au contraire au moment tardif où se produit son remplacement par de nouvelles formes et de nouveaux automatismes » (p.79)
Rodowick prend ainsi pour exemple de cet art « du temps qui passe » Numéro zéro, le film que Jean Eustache a tourné en 1971, film tout entier consacré à un entretien de cent dix minutes avec sa grand-mère, Odette Robert. Ce film, tourné en 16mm, à une époque où il fallait changer régulièrement de magasin dans la caméra, examine un effet particulier de l’automatisme filmique : l’utopie qui consiste à faire coïncider la durée de l’évènement avec celle de l’enregistrement par la caméra. Le temps réel, ici celui de l’enregistrement simultané ou successif effectué par deux caméras, est censé préserver la singularité de ce présent qui passe. Pourquoi ce film est-il important pour Rodowick ? « Parce qu’il exprime de manière claire et complexe à la fois, dans sa structure esthétique, le caractère particulier du cinéma qui lui permet d’être à la fois un document historique et un témoignage » (p.80) Ce qui lui fait rapprocher ce film de Shoah, de Claude Lanzmann (1985), plutôt que de l’interminable Empire, d’Andy Warhol (1964).
En ce sens, nous dit Rodowick, « un film comme Numéro zéro nous montre non seulement un monde passé mais aussi un monde en train de passer : une relation à la durée et au passage du temps, qui ne nous est peut-être plus accessible, ou qui ne reflète plus ou n’exprime plus notre mode d’existence actuel et nos attentes concernant notre existence future. » (p.83)
Ce média (le film) lui-même est-il en train de disparaitre, et l’expérience que nous en avions va-t-elle se perdre dans la réalité virtuelle de l’image électronique ? En revenant à Cavell, et en considérant que la reproduction du monde est la seule chose que le cinéma effectue de manière automatique, on peut comprendre que la définition d’un média par ses automatismes va plus loin qu’une simple recension des technologies qui le caractérisent. Il s’agit en effet de technique autant que de technologie, la technique étant appréhendée en tant que techné. L’invention du processus ayant fait surgir la machinerie de prise de vue n’est pas l’invention du cinéma en tant qu'art, mais elle a permis à celui-ci d’exister potentiellement en mettant en place les conditions matérielles de son apparition. Ces processus largement automatisés, qui sont une caractéristique majeure des arts technologiques, ne signifient pas pour autant que c’est la machine qui prend la place de l’artiste, mais on voit bien qu’à chacune des évolutions de ces nouvelles formes esthétiques il y a eu une nécessaire adaptation et la mise en place d’un rapport nouveau entre l’artiste et le média.
La disparition du film en tant que média, et son remplacement par le cinéma numérique, ne signifie pas qu’une nouvelle entité est créée par substitution mais, plutôt, qu’un déplacement de ses éléments de base a eu lieu. L’image électronique n’est pas apparue ex-nihilo à la suite de l’invention des procédés de traitement numérique de l’information, mais plutôt à la suite de déplacements dans la relation entre les éléments constitutifs des images animées. C’est-à-dire la génération, l’enregistrement, le traitement et la diffusion des images en mouvement. On peut penser alors que chacun des médias technologiques de la représentation a une identité qui lui est propre, tout en étant en réalité constitué par une combinaison variable d’éléments qui peuvent appartenir toutefois à une même base commune, à la fois technologique et esthétique. Mais ce qui est indissociable du cinéma c’est une certaine perception de la durée et, ce qui disparait avec le film nous dit encore Rodowick, c’est la dimension historique « d’une causalité photographique en tant que témoignage d’existences passées… Au vingt et unième siècle, Méliès l’a emporté sur Lumière, avec des technologies et des stratégies nouvelles. Le cinéma deviendra l’art de la synthèse de mondes imaginaires, dans lesquels la vision de la réalité physique sera de moins en moins présente. » (p.87)
Passons sur la question de l’indexation et sur la difficulté d’appliquer l’idée de l’isomorphisme du processus analogique au traitement numérique des images. Ici Rodowick pense, en se référant à Stanley Cavell, que les « automatismes de causalité analogique sont forcément liés à une existence physique de ce qui est représenté, même si leurs éléments peuvent être recombinés pour produire des mondes imaginaires. En revanche, la synthèse numérique (c’est le nom qu’il donne au traitement numérique des images) n’est liée au monde physique qu’en raison de sa capacité à construire une ressemblance spatiale. » (p.107)
Il est intéressant cependant de chercher à comprendre ce qui, pour Rodowick, différencie notre perception du film de celle de l’image numérique. L’exemple est sa critique du film d’Alexandre Sokourov, L’Arche Russe (2002), film qui fit couler beaucoup d’encre à sa sortie, en raison du format, des technologies utilisées et de son parti-pris esthétique.  Comme Numéro zéro, c’est un film qui se confronte au problème de l’histoire et du temps qui passe, et comme lui la solution recherchée est celle de l’enregistrement en continu en faisant correspondre de manière homothétique le temps de l’évènement avec celui de la prise de vue. Le film de Sokourov se présente comme une exploration, dans le temps et dans l’espace, du musée de l’Hermitage, en faisant correspondre dans un même mouvement art, histoire et culture de la Russie. Le tournage en une seule prise de quatre-vingt-six minutes permet de suivre les pérégrinations temporelles d’un intellectuel français, le marquis de Custine, parmi les collections et l’architecture du Palais d’Hiver.
Confrontés au problème des capacités des magasins de 35mm classiques (22 minutes au maximum) et des cassettes HD de l’époque (46 minutes), Sokourov et son Chef Opérateur, Tilman Büttner, adoptèrent une solution innovante pour l’époque en décidant d’utiliser un disque dur de grande capacité pour l’enregistrement d’un signal HD non compressé. Le résultat obtenu est un tour de force de mise en scène et de travail au steadicam.
Cependant, nous dit Rodowick, le problème vient de ce que L’Arche Russe est un film qui fonde la crédibilité de son réalisme temporel sur l’hypothèse d’une équivalence spatiale entre la photographie et le cinéma numérique. Ce faisant, il met en perspective leur différence en ce qui concerne leur représentation de la durée.
Car, si le film de Sokourov a bien été tourné en une seule prise de 86 minutes, il ne peut, selon Rodowick, être considéré comme un « one long take or a single shot », car le cinéma numérique transforme ces deux concepts. L’explication vient de ce que, pour comprendre l’essence du cinéma numérique nous dit-il, il faut comprendre ce film comme le résultat d’un travail de montage, exactement comme peut l’être Octobre de Sergueï Eisenstein. Et il est certain que, si l’on examine le nombre et la multiplicité des interventions pendant le tournage (les orchestrations de la mise en scène) et en post-production (le travail du compositing et de l’étalonnage) on pourrait en effet en conclure que ce film est ni plus ni moins le résultat de milliers de processus numériques qui se suivent ou se superposent.
En quoi consiste l’évènement numérique, nous dit-il ? La captation numérique, la synthèse (ou encodage) et le compositing en sont les principaux éléments. Et d’autre part, l’image enregistrée n’est pas « unique ». Elle est en fait le résultat de la combinaison d’un nombre important d’éléments de base, qu’on peut appeler des « pixels », et du processus de calcul permettant la conversion de la lumière en code utilisable dans les machines. Et, toujours selon Rodowick, cet « évènement numérique » correspond moins à la durée dans le monde perçu qu’aux variations prenant place au cours de processus discrets dans les unités de calcul des machines. C’est ainsi nous dit-il qu’il peut y avoir des prises, dans le cinéma numérique (takes) mais qu’il ne saurait y avoir de plans (shots). Car ce qui était un plan est devenu un élément variable, ouvert à toutes les manipulations, et ce qui était cinéma est devenu un langage permettant toutes sortes de combinaisons. Ce qui permet à Lev Manovich d’écrire une formule provocante telle que : « Digital film = f(x,y,t)… Puisque l’ordinateur décompose chaque image en pixels, un film peut être défini comme une fonction qui, étant donné la position horizontale, verticale et temporelle de chaque pixel, renvoie sa couleur. » (Le Langage des Nouveaux Médias, p.302)
C’est intéressant mais insuffisant. En effet, l’enregistrement des variations de lumière par l’appareil de prise de vue a bien lieu, lui, pendant un certain temps et, au final, cette durée est bien restituée dans le temps du spectateur. Si l’image numérique est toujours « montage », on peut rétorquer qu’il n’y a pas d’unité spatiale non plus dans le temps du film qui peut, au final, être lui aussi vu comme un montage ne serait-ce qu’en raison des variations à l’intérieur d’un plan ou entre les plans. D’autre part, le travail du calculateur peut bien avoir lieu autant de temps qu’il faudra, au final c’est bien l’œil d’un certain spectateur, ou du personnage qui contrôle la machine, qui décidera de l’orientation finale à donner à l’artefact ainsi créé. Bien entendu, rien ne pourra présumer du fait que ce personnage sera ou bien ne sera pas un être humain…

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