vendredi 4 avril 2014

Au commencement était la vidéo...

Commençons par signaler cette somme, intitulée The Emergence of Video Processing Tools, qui comprend deux forts volumes publiés par The University of Chicago Press, et qui retrace le parcours des artistes et des inventeurs les plus marquants de cette période qui a vu apparaitre, se développer puis disparaitre, avalé pourrait-on dire par la publicité et les effets spéciaux au cinéma, ce système de création électronique original qu'on a appelé "l'Art Vidéo". Pour mieux comprendre le projet et l'influence réelle exercés par ceux qui ont porté ce mouvement, peut-être est-il utile d'effectuer un bref retour en arrière et de regarder les conditions qui ont permis l'émergence de cette forme d'art, fondée pour la première fois sur des outils technologiques issus de l'électronique et des systèmes de communication.
On sait que, depuis le début des années 1950, les médias traditionnels - c'est à dire principalement la photographie, la radio, le film et la télévision - avaient vu leur 'spectre' considérablement élargi avec l'apparition de nouvelles technologies telles que la télévision en couleurs, la diffusion par satellite et surtout l'enregistrement de la vidéo sur bande ou sur cassette, puis l'apparition de matériel portable - l'omniprésent U-Matic et ses héritiers. La création assistée par ordinateur - qui va générer toute la sphère de "l'art numérique" - apparait d'abord comme un segment hyper spécialisé, réservé à des codeurs, bien que, dès le milieu des années 1980, un nombre important d'étudiants issus des écoles d'arts plastiques se frottaient déjà à la programmation avec l'Amiga, de Commodore.
Jusqu'à la fin du 20ème siècle, le terme 'nouveaux médias' recouvrait pour l'essentiel la création effectuée avec les moyens traditionnels du film, de la vidéo et de l'audio. A partir de la fin des années 1990, l'expression 'nouveaux médias' a servi à décrire la transition progressive de l'analogique au numérique, et pouvait être appliquée désormais à des projets qui impliquaient de manière quasi-exclusive l'utilisation des propriétés interactives des ordinateurs, pour peu qu'on sache les programmer. L'expansion rapide de ces technologies - ainsi que celle des dispositifs et des plateformes, qu'il s'agisse d'ordinateurs, de téléphones mobiles et autres machines connectées au Web - ont pu faire oublier le travail effectué par les pionniers, c'est à dire les artistes qui ont utilisé les ordinateurs de manière créative dès les années 1960. (Pour une vision synthétique du passage de l'analogique au numérique et ses conséquences épistémologiques, on peut lire Le Langage des Nouveaux Médias, par Lev Manovich).
Il est possible, par conséquent, d'utiliser le vocable 'art des nouveaux médias' pour caractériser les approches créatives utilisant les technologies numériques et peut-être surtout les ordinateurs ou des dispositifs apparentés (Il existe aujourd'hui de plus en plus de circuits à base de capteurs, contrôlés par des cartes programmables, telles que l'Arduino ou le Raspberry PI, ou encore la Kinect de Microsoft, et utilisés par les artistes-codeurs de l'ère numérique). Cet 'art des nouveaux médias' utilise principalement les possibilités d'interactivité, de temps réel, de design génératif et les caractéristiques de non-linéarité et de modularité de ces dispositifs. L'utilisation de ces dispositifs permet à cet art numérique de se développer autour de projets tels que des installations interactives en réseau, de la réalité virtuelle ou du "Net Art" (c'est à dire des œuvres se déployant sur le réseau Internet).
Dans ce contexte, on a pu assister à un déplacement de perspective concernant la question plus générale de l'utilisation des 'outils', matériels ou logiciels. Au cours des années 1960 et 1970, ce terme connotait surtout des machines telles que les portapaks Sony (les premiers magnétoscopes portables) et les synthétiseurs vidéo analogiques. A partir des années 1980, on a pu l'appliquer aussi à des logiciels de création assistée par ordinateur. Un phénomène plus récent consiste à considérer les logiciels eux-mêmes comme des oeuvres d'art. On parle alors d'artware et il pourra s'agir de navigateurs Internet alternatifs ou de moteurs de recherche développés par l'artiste et représentatifs d'une certaine forme d'installation (Bien que le dernier et récent ouvrage de Lev Manovich, Software Takes Command, ne traite pas explicitement de ces questions, il peut être une source de réflexion stimulante pour tout ce qui concerne le glissement vers des formes de création artistique entièrement dépendantes du développement logiciel).
On peut aussi remarquer que le déploiement d'une forme d'art, qui se caractérisait surtout par le détournement comme argument explicatif et la représentation d'images en basse résolution, vers un système utilisant l'interactivité et le calcul comme paradigmes fondateurs, a eu pour effet de scinder les communautés d'artistes en groupes constitués d'une part par ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont adopté le langage et les codes (dans les deux sens du terme) des spécialistes de l'informatique et ceux qui ont continué à produire de l'art d'une manière plus traditionnelle, c'est à dire des œuvres pérennes et facilement identifiables avec un artiste - que ce soit par le style, les matériaux utilisés ou la technique. C'est sans doute aussi pour cela que l'art vidéo est devenu historique, son objet étant sans doute réalisé en tant que défricheur et découvreur de formes. Et ce n'est pas l'exposition actuelle au Grand Palais, consacrée à Bill Viola, qui pourra démontrer le contraire - si ce n'est que cet artiste lui-même est progressivement passé d'une esthétique "low res" à des productions résolument "high res", témoignant sans doute lui aussi du goût actuel pour une esthétique du clip et de la publicité (ce qui me rappelle les diatribes de Serge Daney contre ce "cinéma du look" exemplifié par le trio Annaud-Beneix-Besson. Qu'aurait-il pensé alors d'Amélie Poulain de J.P. Jeunet et de L’Écume des Jours selon Michel Gondry ?).
Dans une deuxième partie, je passerai en revue quelques uns des artistes les plus marquants de cette période qui a vu naitre, se développer puis disparaitre l'art vidéo et les technologies qu'il utilisait... Pour le moment, je ne résiste pas au plaisir d'inclure une vidéo d'une pièce de Geneviève Calame, artiste suisse disparue en 1993, qui utilise ici le SPECTRON (ou Spectre), synthétiseur analogique dont on peut encore trouver quelques exemplaires chez des collectionneurs (et dont l'auteur de ces lignes avait une certaine pratique à Paris, au tournant des années 1980).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire