mardi 18 juillet 2017

Les techniques et la constitution de la culture visuelle moderne



 Ce travail se concentre sur la part de l’imaginaire dans la représentation des sciences et son rôle dans l’histoire des techniques. Il prend appui pour cela sur un aspect particulier de cette relation entre sciences et techniques, dans laquelle depuis les débuts de l’époque industrielle les influences réciproques entre découvertes scientifiques et innovations technologiques ont joué un grand rôle : il s’agit des représentations du monde subaquatique telles que la littérature d’abord, la photographie, puis le cinéma au 20ème siècle, les ont construites dans le cadre de la recherche scientifique et la vulgarisation des sciences. On s’intéressera aussi aux modalités de leur diffusion à travers le cinéma commercial, la télévision et, à une époque plus récente, l’imagerie numérique de synthèse.
Explorer les relations entre le cinéma et la science dans le contexte particulier de l’exploration sous-marine nous amènera à nous interroger sur les apports réels – ou imaginaires – des techniques cinématographiques subaquatiques dans la construction du récit scientifique. Les techniques photographiques, puis cinématographiques, sont nées au moment de la constitution de la science océanographique au 19ème siècle, le moment où l’avènement de l’idée de science est aussi le temps où se manifeste dans un public de plus en plus large l’intérêt pour les progrès et les découvertes scientifiques. Moment qui voit apparaitre, presque simultanément, la photographie et la théorie de l’évolution, et alors que les représentations des idées de la science participent, elles aussi, à l’émergence d’une nouvelle culture visuelle.
Photographie et cinématographe permettent de représenter et de rendre plus faciles à appréhender des phénomènes complexes. Ils apportent aussi, pour la première fois, un réalisme dans la représentation, qui est aussi désormais un élément de preuve irréfutable concernant les phénomènes ou objets que l’on montre. Mais ils vont participer aussi à la construction imaginaire de la science, telle qu’elle a déjà lieu, à la même époque, dans la littérature, et telle qu’un public avide de nouveautés et d’exotisme la perçoit. C’est cette relation entre l’imaginaire populaire, véhiculé d’abord par la littérature, et l’imagination scientifique et technique qui me parait avoir été à l’origine de la plupart des développements du cinéma subaquatique.

Imagination et invention jouent un rôle majeur dans l’histoire des techniques. Dans une conférence de 1971, Gilbert Simondon désigne, dès la première phrase, l’invention comme étant à l’origine des réalisations techniques. L’imagination, qui est la faculté humaine de se représenter des mondes fictifs, est corrélative à la capacité d’inventer puisque, comme l’écrit Anne-Françoise Garçon, « il n’est de capacité d’inventer sans capacité à imaginer »[1].
L’imaginaire est cette aptitude à mettre ses pensées en images que l’on retrouve dans la construction des grands récits collectifs capables de donner naissance aux mythes, aux rites et aux utopies. Les images sont différentes cependant des représentations qui procèdent de l’usage métaphorique du langage. Elles sont directement liées à un processus de perception et d’interprétation de la réalité sensible. Ceci conduit à considérer l’existence d’une double nature de l’image, à la fois représentation et objet.
Représentation, car il s’agit alors d’images mentales construites en dehors de toute stimulation visuelle directe. Objet ou artefact dès lors qu’elle est incarnée, construite dans un dispositif qui pourrait en permettre la reproduction.
Cette double nature de l’image est ce qui la relie à l’imaginaire qui est, selon A-F. Garçon, « ce lieu où s’esquissent et s’engrangent les rêves, les idées, les fantasmes individuels et collectifs », ce lieu aussi où prennent corps les images, les mythes et les récits, pour devenir « un milieu de pensée » et permettre d’analyser dans la durée l’évolution des cultures.
Parce qu’il permet de comprendre comment sont élaborés, à différentes époques, des discours ou des représentations sur des moyens à mettre en œuvre pour agir sur le monde, l’imaginaire a fondamentalement partie liée avec les techniques. C’est ainsi que l’on a pu considérer que c’est le « discours fantasmé sur l’or » qui a pu conduire à élaborer des procédés de cémentation de l’acier ; les théâtres de machines du 16ème siècle ont permis la diffusion de la pensée mécanique ; l’automobile, puis l’aéroplane, ont rapidement trouvés leur place dans l’imaginaire sportif, tout à la fois vecteurs de l’exploit chevaleresque sublimé et métaphore guerrière appliquée aux conducteurs des machines.
A une époque – la deuxième moitié du 19ème siècle – où une certaine idée de la science a pu trouver sa place dans des entreprises de vulgarisation mêlant les données expérimentales aux récits fantasmés, une invention issue de la chimie et de l’optique, la photographie, venue d’une longue tradition de recherche et d’expérimentations artistiques et techniques, ne pouvait que servir très rapidement de support à de nouveaux modes de représentation du réel et de soubassement pratique à l’entreprise qui aboutira au cinématographe.
La photographie n’est pas une invention arrivée de nulle part, pourrait-on dire, puisque son principe de base est la ‘camera obscura’ connue des savants et des peintres depuis les travaux optiques et alchimiques de la Renaissance. Cependant, l’enregistrement des images sur un support sensible constitue à lui seul la véritable innovation de rupture à l’origine de l’expansion de ce « microsystème technique », selon les mots de Marie-Sophie Corcy[2]. Elle correspond cependant à un besoin de fixer de manière permanente une représentation des êtres et des choses, le gage semble-t-il toujours de la survie par le souvenir, où l’apparence peut servir de substitut à l’être vivant. Ou, pour paraphraser André Malraux, la photographie ne serait en somme « que l’aspect le plus évolué du réalisme plastique dont le principe est apparu avec la Renaissance, et a trouvé son expression limite dans la peinture baroque »[3]. Si, comme André Bazin, on admet que « la perspective fut le péché originel de la peinture occidentale », on acceptera tout comme lui l’idée que Niepce et Lumière en furent les rédempteurs. En réalité, au moment où l’invention de la photographie introduisait une crise de la représentation dans le monde de l’art occidental, débutait une autre aventure, qui serait toute aussi fondamentale pour la transformation du regard que l’homme posait sur le monde naturel. La photographie apparait, non seulement comme le moyen de dépeindre de la manière la plus exacte le monde, comme en témoignent les collectes iconographiques réalisées par les voyageurs de l’époque[4], mais bientôt elle va donner à la science les moyens de représenter des phénomènes jusque-là invisibles à l’œil nu.
Cependant, la photographie à elle seule ne suffisait pas à capter l’imaginaire du spectateur du 19ème siècle. Dans la recherche effrénée de l’illusion optique, l’invention des panoramas, caractérisée par l’imitation de la nature, cherche déjà pour représenter le monde, et au-delà de la photographie, à en rendre le mouvement et l’impression de vie que l’image figée ne peut véhiculer. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que Daguerre ait construit un panorama avant d’avoir fait connaitre son invention du daguerréotype. Les panoramas sont de plus surs ancêtres du cinéma comme spectacle que la photographie.

Au moment où se met en place le système industriel qui va caractériser le mode de production moderne, apparait aussi l’idée d’une science qui peut trouver sa place en tant que bien public, et participer ainsi à sa vulgarisation, pour prouver in fine son utilité grâce au développement industriel auquel elle participe[5]. L’idée d’une plus large diffusion des savoirs scientifiques, en les rendant plus accessibles, n’est pas propre au 19ème siècle : au 18ème siècle déjà, et sous l’impulsion de la philosophie expérimentale de l’époque, les conférences, salons et foires attestaient de la visibilité de l’activité scientifique dans l’espace public. Mais si la vulgarisation savante n’existe pas encore à proprement parler, on assiste bien cependant à la constitution du « public » : « ce public, qui sera après 1855 celui des expositions universelles, des musées techniques, des livres et des revues ou des conférences scientifiques, n’existe pas au 18ème siècle »[6].
Différentes entreprises et publications vont, à partir des années 1820, avancer dans cette direction et contribuer à la vulgarisation des arts, des savoirs savants et de différentes techniques relevant de la mécanique, de l’agriculture ou de l’hydraulique. Ce sera le cas en particulier des Manuels Roret[7], une encyclopédie pratique qui prend son essor dès le début des années 1820, et qui connait une diffusion importante tout au long du 19ème siècle. On verra aussi, surtout à partir de 1850, apparaitre de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique dont ceux, entre autres, de Louis Figuier, médecin et physicien, qui publie en 1851 les deux premiers volumes de son Exposition et histoire des principales découvertes scientifiques, et qui investira plus tard, sans grand succès d’ailleurs, une partie de sa fortune dans une invention de vulgarisation d’un genre nouveau : la science par le théâtre. Les différentes pièces de ce théâtre scientifique exposent la marche du progrès industriel et technique. Ce sont, par exemple : Le Mariage de Franklin, Miss Telegraph, Le Premier Voyage aérien, etc. Ou bien la vie de grands hommes de science, tels Denis Papin, Gutenberg ou Kepler…[8]
Dès lors, l’explication du monde pour le plus grand nombre s’enracine dans la conviction que la science est partout et qu’elle se cache derrière chaque invention.

Il faut cependant que la science trouve sa place dans un mode de représentation qui permette de la mettre à la portée du plus grand nombre, et de poursuivre ainsi l’œuvre livresque des vulgarisateurs de l’époque. Le monde fantastique que laissent deviner les grandes explorations maritimes de l’époque, et le développement des sciences naturelles, dans la foulée de la théorie de Darwin, sont à mettre en relation avec l’émergence d’une culture de la connaissance ayant d’importantes implications esthétiques pour le public de l’époque. Cette culture est diffusée par des livres et des gazettes ; artistes et illustrateurs ont trouvé là une source d’inspiration et, sans surprise, c’est à travers la diffusion d’une imagerie des mondes marins, de la flore et de la faune sous-marine, réelles ou imaginées, que va se construire l’imaginaire populaire de l’époque. Les illustrations d’Ernst Haeckel (1834-1919) ou les peintures d’Odilon Redon (1840-1916) contribueront ainsi à imposer auprès du public la vision d’un monde sous-marin dont les profondeurs abritent d’extraordinaires mystères, survivances venues du fond des âges d’un monde antérieur aux humains.
Il y a véritablement à l’époque une attirance du public pour les fonds marins et les mystères qu’ils abritent. Dans l’impossibilité de réaliser eux-mêmes le voyage sous-marin, c’est au travers d’un dispositif singulier, un artefact qui apparait dans le courant du siècle, que les contemporains, publics profanes ou hommes de science, vont pouvoir observer ce monde des abysses : l’aquarium.
L’océanographie, science nouvelle, est consacrée par l’expédition du Challenger (1872-1876) et la réfutation définitive de la théorie azoïque de Forbes. Mais, plus encore et en cela l’océanographie est centrale pour expliquer l’évolution des représentations de l’époque sur le milieu subaquatique, elle permet aussi de concevoir ce que peut être cet abîme qui semble infini. Ou, comme l’écrit Loïc Péton : « c’était, pour l’homme du début du 19ème siècle, un monde aux frontières floues, parfois estimées mais encore intangibles… Ce milieu n’était autre qu’une immensité abîmée, celle d’un monde marin étranger, d’un monde culturellement effroyable que l’homme sans branchie ne pouvait qu’effleurer : un monde en dehors du quotidien, situé au sein d’un univers incommensurable qui formait les limites du monde, nos limites. »[9]
Si l’invention de la photographie et la passion du public pour les multiples spectacles d’image que propose l’époque, de la lanterne magique aux panoramas, ont joué un rôle central dans la constitution de la nouvelle culture visuelle qui s’installe dès le milieu du siècle, il est indéniable que les constructions imaginaires les plus complexes, les plus abouties, se construiront autour de multiples représentations de la Nature, de ses formes et des mystères qu’elle recèle encore. L’intérêt du public pour les voyages archéologiques, déjà largement documentés par les photographes, ou les premières grandes explorations en Amérique du Sud et en Afrique, ne fera que s’accroître à mesure que les récits de marins et de voyageurs permettront d’imaginer l’existence d’un monde, jusque-là à peine entrevu, au fond des océans.
C’est cet ensemble de relations, qui comprend aussi bien le rôle de nouvelles techniques de représentation que l’émergence de nouvelles théories dans les sciences de la Nature, qui est central dans la constitution d’une culture visuelle originale, dont les développements vont façonner l’imaginaire de l’homme occidental des premières années du 20ème siècle et au-delà. L’exploration du monde sous-marin, avec ses héros ambigus, cinéastes et publicitaires confirmés tout autant qu’explorateurs ou scientifiques, était appelée à y jouer un rôle central, ce que n’a pas manqué de relever et d’exploiter le cinéma commercial. Il reste que cet intérêt toujours renouvelé pour les abysses a permis, dans le contexte actuel, de renforcer les partisans de la conservation et de la protection du monde marin. Ce n’est évidemment pas anodin.
(A suivre)

[1] Anne-Françoise Garçon,  L'Imaginaire et la pensée technique - Une approche historique, XVIe-XXe siècle, p. 34, Classiques Garnier, Paris 2012.
[2] Marie-Sophie Corcy, « L’évolution des techniques photographiques de prise de vue (1839-1920). Mise en évidence d’un système sociotechnique », Documents pour l'histoire des technique ,17 | 1er semestre 2009.
[3] Cité par André Bazin dans « Ontologie de l’Image Photographique », Qu’est-ce que le cinéma ? Ed. du Cerf, 1999, p. 10.
[4] Hommes de lettres, tel Maxime Du Camp, ou architectes, à l’exemple d’Alfred-Nicolas Normand, ou encore des photographes voyageurs, tels Gustave Le Gray ou Félix-Jacques Moulin.
[5] En suivant ici les développements de l’ouvrage de Guillaume Carnino, L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Editions du Seuil, Paris, 2015.
[6] Bruno Béguet, La vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914 : contexte, conceptions et procédés, in Bruno Béguet (dir.), La Science pour tous, Paris, CNAM, 1995, p.7.
[7] Ou : Librairie encyclopédique de Roret.
[8] Fabienne Cardot, Le théâtre scientifique de Louis Figuier, Romantisme, n°65, 1989, p.59-68.
[9] Loïc Péton,  Penser l'existence de vie dans les profondeurs marines au XIXe siècle : entre abîme impossible et origine du vivant (1804-1885). Histoire. Université de Bretagne occidentale - Brest, 2016, p.21.
[10] Illustration tirée du livre de Francis Ward, Marvels of fish life, as revealed by the camera. Cassell & Co, London New York, 1911.

mercredi 3 mai 2017

L'imagination scientifique de Jean Painlevé : comment le cinéma raconte la science



Jean Painlevé (1902-1989) a réalisé une vingtaine de courts métrages sur des sujets animaliers et de nombreuses contributions filmées qui ont servi aux travaux des savants dans les principales disciplines scientifiques : médecine, biologie, physique… Son œuvre de vulgarisateur dans des domaines réputés obscurs (les mathématiques…) s’est appuyée sur sa propre formation de scientifique et ses liens avec l’avant-garde cinématographique et artistique de son époque. D’autre part, ses activités institutionnelles, peut-être autant que ses documentaires, avaient fait beaucoup pour la promotion du cinéma scientifique en France, après la Libération. Rappelons que Jean Painlevé occupa brièvement la fonction de Directeur général du cinéma en 1944, puis qu’il fut Président de la Fédération française des ciné-clubs, mais aussi le fondateur, en 1931, de l’Institut de cinématographie scientifique (ICS), ou encore, en 1933, de l’Association pour la documentation photographique et cinématographique dans les sciences. Dans l’ensemble cependant, on trouve peu d’études de fond consacrées à sa production filmique. En France, on remarque surtout les témoignages d’André Bazin, Ado Kyrou et Henri Agel, mais aussi plus récemment les études de Florence Riou[1] et l’ouvrage de Roxane Haméry[2], qui demeure la principale source biographique le concernant. On peut citer aussi, en anglais, l’ouvrage collectif coordonné par Andy Masaki Bellows, Marina McDougall et Brigitte Berg : Science is Fiction. The Films of Jean Painlevé.
Tous ces ouvrages et ces études s’accordent cependant pour reconnaitre l’importance de la cinématographie de Painlevé dans la construction d’une forme de représentation du discours scientifique qui met en relation l’imagination du cinéaste et la rigueur du discours de l’homme de science. L’utopie du cinématographe, au tournant du 20ème siècle, est celle d’un instrument en mesure de témoigner de toutes les facettes du réel. C’est aussi celle d’un œil mécanique, au pouvoir de vérité absolu, kino glaz ou kino pravda, selon les termes popularisés par Dziga Vertov, Elizaveta Svilova et Mikhail Kaufman.
Cependant Jean Painlevé, biologiste de formation mais aussi artiste proche des milieux de l’avant-garde littéraire et artistique de l’époque, voyait aussi dans le cinéma « [un] nouvel instrument de la pensée, de la connaissance et de l’art. »[3] La caméra permet de découvrir un monde insoupçonné à l’œil nu, dans lequel agissent, se transforment et se mélangent sans cesse microbes, végétaux, cristaux et animaux marins. Le cinéma pourrait être alors cette indispensable prothèse, permettant d’agrandir la vision de l’observateur et, plus encore, un formidable outil d’analyse, dans le prolongement des recherches de Marey et Muybridge au siècle précédent. Pour révéler le récit de la nature cependant, Germaine Dulac, influente cinéaste et théoricienne de l’avant-garde cinématographique en France, souligne qu’il est indispensable de rester dans un rapport de stricte observation de l’objet étudié : « La vérité est vis-à-vis de l’instrument, dans le mouvement et son objet. L’œuvre de l’artiste sera d’abord, en dehors de toute déformation, de se saisir de cette vérité et de la rendre émouvante, à un degré quelconque. »[4] Par conséquent, pour Germaine Dulac, le cinéma scientifique en permettant de représenter ce que l’œil nu ne peut voir, réalise un cinéma pur, c’est-à-dire débarrassé des artifices du théâtre et de la mise en scène.
Germaine Dulac a eu une influence considérable sur les jeunes cinéastes de l’avant-garde des années 1920-1930. Cependant, pour Jean Painlevé, confronté très vite au scepticisme et aux réticences de certains savants quant à l’utilisation du cinématographe, il faut aller plus loin et élaborer une méthodologie qui prenne en compte les besoins de rigueur de la recherche et les capacités créatives de la caméra. Il faut en réalité dépasser le cadre de la prétendue objectivité de la caméra, instrument qui se contenterait d’observer le monde en témoin impartial et neutre. L’influence de l’outil d’observation sur le milieu étudié est inévitable, précise-t-il.
Dès ses premiers films, consacrés à des habitants des fonds marins, parmi lesquels La Pieuvre (1929), La Daphnie (1929) ou Le Bernard l’ermite (1931), Jean Painlevé, qui filme en aquarium pour des raisons de facilité, est confronté à la réalité de conditions de tournage qui ne peuvent manquer d’influer sur les comportements animaux. L’éclairage artificiel, en particulier, indispensable à l’époque en raison de la trop faible sensibilité des émulsions utilisées au cinéma (de l’ordre de 25 à 50 ISO), utilisait des lampes à arc ou bien des lampes à vapeur de mercure et par la suite, au début des années 1930, des lampes au tungstène. Dans un cas comme dans l’autre, la chaleur dégagée par ces projecteurs était très importante, sans parler de la luminosité bien plus grande que dans les conditions de vie réelles des animaux observés, ce que note Jean Painlevé lui-même : « Il arrive pour chaque animal des complications particulières : (…) Les Bernard l’ermite qui rentrent dans leur coquille dès qu’on illumine, se livrent à des facéties inter-coquillères aussitôt rendus à l’obscurité. Certaines bêtes continuent  leurs gestes en sens contraire quand on varie la lumière ; par exemple se mettent à descendre alors qu’elles montaient, si on augmente ou si on diminue la lumière à laquelle elles s’étaient habituées… »[5]
L’idée même de la neutralité de l’observateur, de l’absence d’interaction entre l’observateur et la chose ou le phénomène observé est alors mise en doute, comme le souligne cette interrogation de Paul Werrie, dans un entretien avec Jean Painlevé pour Le Vingtième Siècle (1932) : « « Sommes-nous sûrs que l’œil de la pieuvre qui ne s’ouvre que dans l’obscurité, disiez-vous, et que vous nous avez rendu visible, grâce à des lumières évidemment, sommes-nous sûrs que ce soit bien l’œil tel qu’il est dans l’obscurité ? »[6]
Pour pallier aux difficultés d’observation dans un milieu – l’aquarium – où les conditions de vie animale, d’une part, et la visibilité permise par ce dispositif, d’autre part, sont très différentes de l’environnement naturel, Painlevé devra construire et utiliser une variété de dispositifs pour lui permettre de s’adapter à ce type d’observation. En effet, tourner à travers les vitres d’un aquarium comporte des exigences spécifiques. La caméra qui se trouve à l’extérieur (la plupart du temps, mais on verra que Painlevé finit par l’introduire dans l’eau) doit enregistrer des images d’un milieu dont l’indice de réfraction est différent. Un poisson vu à travers les vitres d’un aquarium n’est évidemment pas le même que s’il est observé hors de l’eau. Il faut donc prendre ces distorsions en compte lorsqu’on calibre une optique de caméra. A ces problèmes d’optique viennent s’ajouter des problèmes d’éclairage dus à l’absorption inégale des longueurs d’ondes de la lumière dans les différents milieux. Les développements de Paul De Roubaix sont ici particulièrement utiles : « Dans l’eau et par ciel clair, les pertes d’éclairement liées à la réflexion peuvent atteindre des valeurs élevées lorsque les rayons lumineux frappent la surface de l’eau sous un angle très oblique… [En prises de vues sous-marines] la répartition spectrale de l’absorption est très inégale suivant les longueurs d’onde de la lumière. Dans la gamme du visible, les grandes longueurs d’onde (675 à 575 millimicrons) – autrement dit les couleurs « chaudes » - le rouge, l’orangé et le jaune disparaissent pratiquement pour l’œil et les émulsions photographiques classiques vers 10/15 m d’épaisseur d’eau (verticale ou horizontale). Les plus courtes (le bleu, par exemple, 475 millimicrons) pénètrent plus profondément ainsi que l’ultraviolet (325 millimicrons) qui se situe en dehors du visible… ». Par ailleurs, continue De Roubaix,  « L’intensité lumineuse mesurée à 10 m de profondeur n’est plus que de 14% de celle de la surface, de 4% à 25 m, de 0,7% à 50 m et de 0,17% à 90 m. »[7] De telles conditions expliquent alors, selon lui, que pour les chercheurs et les cinéastes des premiers temps du cinéma subaquatique il ait été incomparablement plus facile de filmer derrière les vitres d’un aquarium, ce qui permettait de tourner sans avoir à apporter des modifications importantes au matériel utilisé. On a vu, cependant, que le dispositif permettant de filmer à travers les vitres d’un aquarium ne permet pas une reproduction fiable des conditions de vie des animaux évoluant habituellement en pleine mer ou dans des rivières.
Pour Painlevé toutefois, la question n’est pas celle d’une reproduction « naturaliste » des conditions de la vie animale, à la manière, pourrions-nous dire aujourd’hui, d’une caméra cachée. S’il faut bien éviter les écarts générateurs d’erreurs dans l’interprétation des phénomènes observés, il reste cependant un espace important qui, une fois le regard du scientifique assuré, peut permettre de réaliser un authentique acte de création à travers la représentation d’un phénomène. Certains de ces phénomènes, d’ailleurs, ne deviennent « visibles » qu’à partir du moment où la technique cinématographique elle-même a pu en proposer un autre  angle, une autre possibilité d’observation. Comme le note Painlevé : « On peut faire apparaitre ou disparaitre, rendre important ou nul, tout ou partie d’un phénomène. A vingt-quatre images par seconde, aucun changement dans une culture de tissu ; à une image par seconde la culture croît avec des cellules qui ont tendance à se diviser et des inclusions s’agglomèrent puis se désagrègent ; à une image par quinze secondes, la culture croît très vite en emportant hors du champ d’observation des cellules passant nettement par toutes les phases de la division et dont les inclusions sont agitées d’un va et vient si rapide qu’on a la sensation d’un accordéon de matière vivante. A une image par trente secondes on ne perçoit plus qu’un bouillonnement général des cellules mais on assiste à l’élaboration d’un nouveau tissu, etc. »[8]
Ce cinéma qui va tenter, grâce à la technique, d’élaborer un discours original sur la transmission des sciences de la Nature, est aussi dans l’esprit de Painlevé un cinéma tout entier orienté vers l’élaboration d’un acte créatif. Il ne s’agit pas simplement de documenter la vie de tel ou tel céphalopode, mollusque ou crustacé. Les animaux observés deviendront eux-mêmes des acteurs, grâce à une stratégie de récit et des décors reconstitués dans des aquariums où il faudra se rapprocher le plus possible des conditions de vie réelles des animaux. La machine de prise de vues est devenue l’instrument minutieux qui va découper le réel et permettre au scientifique, habillé en cinéaste, d’accéder à la dimension « surréelle » du monde, au sens où Breton, sans doute, l’aurait entendue. Pour Jean Painlevé, il est devenu évident que « le mouvement, spécifique du cinéma, ajoute une grâce ou une puissance étonnante aux formes. Si la comatule, sorte d’étoile de mer aux bras très déliés, est déjà ravissante à voir au repos, sa grâce se développe lorsqu’elle se livre à la danse sur les pointes. L’inhospitalière carapace de l’oursin avec tous ses piquants devient majestueuse et inquiétante lorsqu’on y applique le grossissement du microscope. Les piquants se transforment en colonnes doriques plus ou moins penchées et au milieu de ces temples croulants on voit s’agiter des serpents, les pédicellaires, petits organes formés par l’oursin comme les ongles sont formés par notre substance. »[9]
L’autre catégorie que Painlevé utilise dans la construction de ses films est l’analogie anthropomorphique qu’il n’hésite pas à faire entendre lorsqu’il situe d’emblée une partie du décor de son film La Pieuvre (1927) dans une maison et un lit occupés par le céphalopode. L’anthropomorphisme, dans ce jeu de juxtaposition entre la beauté, l’étonnement et le grotesque est ce qui va permettre de dépasser le cadre documentaire pour parvenir à montrer plus que le contenu manifeste, et transformer une observation scientifique en poème cinématographique. En réalité, Painlevé était fasciné par les pieuvres. Il semble que cet intérêt existait chez lui depuis l’enfance, et était resté présent jusqu’au début de sa carrière de cinéaste. Il était manifestement sensible à l’intelligence de l’animal et, même s’il n’est pas tout à fait certain qu’il ait trouvé, pour une part, son inspiration dans les descriptions qu’en fait Lautréamont dans Les Chants de Maldoror (1869), sa proximité avec le mouvement surréaliste peut expliquer la place qu’il donne à cet animal dans sa filmographie, puisqu’il lui consacre deux films, La Pieuvre et Les Amours de la Pieuvre. Le premier film, qui nous montre l’animal glissant sur le rebord d’une fenêtre puis atterrissant dans un lit, et ensuite glissant sur un arbre, puis s’enroulant autour d’une tête de squelette sous l’eau est clairement construit à la manière d’une séquence de film surréaliste, où la juxtaposition des formes et des mouvements donne un sens nouveau à un contenu manifeste, ou encore fait surgir une inquiétante étrangeté au-delà de la contingence culturelle de l’observation scientifique. L’animal, qui est aussi le symbole le plus complet du mystère primitif caché au fond de l’Océan, nous est montré plus loin étendu, endormi semble-t-il, dans un recoin rocheux sous la mer. Un plan rapproché s’attarde alors sur un œil fermé. Le corps de l’animal se soulève et retombe comme sous l’effet d’une respiration puissante. Et puis, lentement, la pieuvre s’éveille, ouvre un œil brièvement et retourne à sa somnolente léthargie. Un intertitre nous apprend alors que cet œil ressemble à un œil humain. Ce moment, contenu entre réveil et sommeil, laisse ressentir cependant toutes les forces à l’œuvre dans le corps de l’animal : « Sa respiration donne l’impression de suivre une chorégraphie convulsive : sa peau est recouverte d’ondulations rythmées entre tensions et détentes, comme si ce corps tout entier était l’instrument d’un musicien inconnu. Malgré l’absence de musique, les oreilles semblent vibrer comme si elles entendaient un vrombissement puissant – un spectacle digne du Dieu Poséidon lui-même. »[10] Cette chose – la pieuvre – décrite comme un être monstrueux, par la forme, complètement inhumain, par ses organes, reste tout de même très proche de l’humain « par la tactilité même de sa surface organique. »[11]
De fait, si l’anthropomorphisme, manifeste dans ce film comme dans d’autres films de Painlevé, est propre à la nature humaine, il devient selon Florence Riou « légitime, à ses yeux, d’en jouer clairement pour communiquer avec le public. »[12] Et, au moment où, dans les années 1930, la société est déjà entrée de plein pied dans une culture des images en mouvement, il est presque naturel qu’un cinéaste qui cherche à rendre accessible au plus grand nombre les réalités du monde animal utilise cette tendance propre à l’homme, qui est d’attribuer des caractères humains à des formes et des comportements existant dans le règne animal. Les commentaires sur la bande son viendront bientôt accompagner les images et accentuer par un humour décalé cet aspect anthropomorphique : un Bernard l’ermite coiffé d’une anémone de mer est comparé à un pot de fleurs, le pantopode est comparé à « un paysan cultivant sa terre, vue de dos », l’hippocampe, étrange poisson vertical est rapproché de la posture humaine… Selon Ralph Rugoff, « l’utilisation ludique d’images hybrides par Painlevé va bien au-delà de l’ironie de cet anthropomorphisme. Son film sur le Pantopode amène le spectateur à se demander si ces créatures à huit membres sont des crustacés ou des araignées. »[13] Alors que, célébration ultime de l’hermaphrodite, dans Acéra ou le bal des sorcières on voit des scènes d’accouplements en chaine de mollusques, dans lesquelles les créatures se trouvant au centre sont identifiées à la fois comme mâle et femelle.

L’œil de la pieuvre : photogramme extrait de La Pieuvre (1928)
On remarque aussi que, si de tels moments fonctionnent dans les films comme d’amusants interludes venant interrompre la sécheresse des descriptions de la physiologie animale, ils réussissent aussi à créer un effet d’étrangeté en mettant en rapport l’apparence des animaux marins et le comportement humain. C’est ainsi que, toujours selon Rugoff, « les films de Painlevé se déroulent selon une alternance de séquences séduction-répulsion et la mise en exergue d’un caractère particulier auquel nous sommes invités à nous identifier, pour aussitôt après montrer le caractère monstrueux et radicalement différent de cette autre forme de vie. »[14]
L’aquarium a été pour Painlevé un lieu privilégié pour observer et enregistrer des images de la faune sous-marine. L’originalité de son œuvre cinématographique dépasse le cadre du film scientifique, et ce caractère a été reconnu en France par des critiques de cinéma et des théoriciens de l’art tels qu’André Bazin, Ado Kyrou et Henri Agel. Curieusement, comme le remarque Paul De Roubaix, Jean Painlevé n’a réalisé pratiquement aucun film en plongée. Il en connaissait pourtant les techniques, bien avant le commandant Cousteau, grâce en particulier au scaphandre autonome inventé par le capitaine de Corvette Yves Le Prieur, breveté en 1926. Il avait même fondé en juillet 1935, toujours avec Le Prieur, le « Club des scaphandres et de la vie sous l’eau », plus connu sous le nom de « Club des sous-l’eau », et ils firent des démonstrations dans une cuve au Salon nautique du Cours-de-la-Reine en avril 1935, puis à l’aquarium du Trocadéro. En 1937, un des clous de l’Exposition universelle sera « l’Aquarium humain » du Trocadéro, une vaste cuve circulaire où évoluent les scaphandriers à casque de Rouqeyrol et Denayrouze (les inventeurs précurseurs du scaphandre autonome) et les plongeurs autonomes de Le Prieur[15]. D’autre part, Le Prieur avait même construit un caisson étanche pour caméra 35mm, et une photographie célèbre montre d’ailleurs Painlevé muni d’une bouteille de plongée et portant la caméra dans son caisson étanche. Williamson demeure donc, à l’époque, le seul véritable précurseur du cinéma subaquatique. Une situation qui va changer avec la 2ème Guerre Mondiale et le développement stratégique des unités de nageurs de combat et, dans le même temps, les premières expériences de plongée en scaphandre autonome du duo Cousteau et Gagnan.


[1] Florence Riou, Jean Painlevé : de la science à la fiction scientifique, Conserveries mémorielles, #6, 2009.
[2] Roxane Haméry, Jean Painlevé : le cinéma au cœur de la vie, PUR , 2009.
[3] Germaine Dulac, Le sens du cinéma, p. 169-170, dans Prosper Hillairet (textes réunis par), 1994, Ecrits sur le cinéma (1919-1937), Paris expérimental.
[4] Ibid.
[5] Jean Painlevé,  « Les Pieds dans l’eau », Voilà, 1935, 215 : 5.
[6] Cité par Florence Riou, op. cit. #6, 2009.
[7] Paul De Roubaix, « Le milieu subaquatique et le cinéma scientifique français », dans Le Cinéma et la Science, coordonné par Alexis Martinet, CNRS Editions, 1994, p. 148-165.
[8] Jean Painlevé, « La Cinématographie scientifique en France », Le Mois, 10 mai 1935.
[9] Jean Painlevé, « Formes et mouvements dans le documentaire », Les Documents cinématographiques.
[10] N. Adamovsky, op. cit. p. 96.
[11] Frédérique CalcagnoTristant,« Jean Painlevé et le cinéma animalier », Communication, Vol.24/1 | 2005, 117149.
[12] F. Riou, op. cit. #6 2009.
[13] Ralph Rugoff, « Fluid Mechanics » dans Science is Fiction : the films of Jean Painlevé, Ed. A. Masaki Bellows et M. McDougall, MIT Press 2000, p. 50.
[14] Ibid., p. 51.
[15] D’après la contribution de Paul De Roubaix dans Le Cinéma et la Science, ouvrage coordonné par A. Martinet, CNRS Ed., 1994, p. 148-165.