mercredi 31 janvier 2018

Les débuts du cinéma subaquatique et l'invention du scaphandre autonome




Mise à jour 7/2/2018 : Franck Machu, qui est en France le principal biographe de Cousteau, a eu la gentillesse de lire et de compléter ce texte avec ses commentaires. En voici donc une version modifiée incluant ses annotations - et les miennes le cas échéant.

Résumé :
Yves Le Prieur, inventeur moderne du scaphandre autonome ; Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnan vont populariser ce système avec le cinéma. Le cinéma subaquatique devient un genre à part entière ; les films de Cousteau d’abord, ceux des studios hollywoodiens ensuite, vont contribuer à forger un imaginaire des mondes marins parmi un public de classes moyennes, pour qui l’accès à la mer et la représentation des créatures qui peuplent les fonds marins se fondent dans un même discours hédoniste visant à concilier tourisme et bonne conscience écologique.
[Commentaire de Franck Machu (FM) : 
S’ils y ont peut-être contribué les films Cousteau contenaient tout sauf un discours hédoniste.… La société consumériste a certes exploité le produit plongée créé par Cousteau, mais Cousteau en a très vite pressenti les dangers et donné à y réfléchir. Vous le dites d’ailleurs dans la phrase juste en dessous.
Réponse : Je pense toutefois que FM ne regarde pas toujours les productions américaines (principalement) de Cousteau pour ce qu'elles sont : un divertissement qui met à la portée du grand public une version idéalisée d'un monde auquel le commerce aquariophile et les spectacles de cirque vont finalement donner une réalité et une consistance. Il me semble qu'il est temps de réfléchir sur ces séries et sur ces films avec les outils de l'analyse filmique et des sciences sociales. En ce sens on est loin de l'hagiographie]
Le monde du silence en transformation : enjeu de rivalités économiques et géostratégiques, l’environnement subaquatique est un écosystème menacé par la surexploitation de ses ressources ; au-delà de l’exploitation spectaculaire et marchande, aquariums et cinéma peuvent-ils œuvrer pour hâter une prise de conscience planétaire de la fragilité du monde sous-marin ?



Développement :
Concevoir et fabriquer la machine qui permettra de se mouvoir sous l’eau ; opérer la caméra, machine hybride qui permettra de « voir » et d’enregistrer ce qui est au-dessus et en-dessous de l’océan ; plonger avec un scaphandre, qui sera l’élément permettant d’accompagner et de piloter les deux engins – prolongements ou prothèses du corps de l’explorateur. Autant d’éléments dont on peut considérer que leur combinaison constitue progressivement le système sociotechnique du cinéma subaquatique. On peut d’ailleurs appliquer à la caractérisation de cet ensemble la même définition que Marie-Sophie Corcy utilise pour expliquer le développement des techniques photographiques au 19ème siècle, à savoir : « [une] combinaison technique [qui] correspond à la mise en œuvre d’un ensemble cohérent de structures compatibles les unes avec les autres et peut s’apparenter en cela à l’idée de « système technique. »[1] De la même manière, nous considérons ici le système technique constitué par les dispositifs (machines, outils, organisations) qui ont permis ou qui permettent l’exploration et la représentation du monde subaquatique. Notre propos consiste à s’intéresser en priorité à la dynamique de l’évolution caractéristique de ce « microsystème technique ». Après avoir tenté d’élucider les conditions culturelles qui ont porté l’imaginaire scientifique et technique du 19ème siècle vers la représentation du monde sous-marin, puis la manière dont ces représentations ont pris forme avec les pionniers de la photographie et du cinéma subaquatiques, nous arrivons au moment où les techniques et l’évolution géopolitique du 20ème siècle, au lendemain de la première guerre mondiale, entrainent les nations – et nombre d’inventeurs – vers la mise au point de technologies permettant aux plongeurs d’évoluer avec une plus grande liberté, d’atteindre de plus grandes profondeurs et, peut-être surtout, de réaliser des films qui dépassent la vision « derrière la vitre », caractérisée par le point de vue unique de l’observateur posté derrière une fenêtre et séparé du milieu océanique. Dans cette évolution, l’invention du scaphandre autonome constitue l’élément clé qui va permettre aux plongeurs, explorateurs et filmeurs de passer, en quelque sorte, « de l’autre côté du miroir ».
Bien évidemment, nous restreignons ici la notion de système technique à deux éléments, le scaphandre et la caméra, alors que des développements plus récents ont montré la présence et l’importance prise par d’autres dispositifs dans la fabrique du cinéma subaquatique : les véhicules sous-marins légers (déjà présents à la veille de la 2ème guerre mondiale), les sonars, et les bathyscaphes, ainsi que les équipements associés aux prises de vues sous-marines, devenus de plus en plus spécialisés et robotisés. Il reste cependant, que le véritable développement du cinéma subaquatique et son accession au rang de domaine particulier, aussi bien dans le cadre de la recherche scientifique que dans celui du spectacle ou de la vulgarisation, sont presque entièrement consécutifs aux films de Jacques-Yves Cousteau et de son équipe. On peut dire que Le Monde du silence (1956) a révélé au monde entier l’univers sous-marin, la palme d’or de Cannes ayant peut-être contribué à élargir sa diffusion. Mais il est certain que ce film, et tous ceux qui ont suivi, n’auraient pas été possibles sans l’invention du scaphandre autonome. Ce dispositif  – combinaison, masque, bouteille(s), détendeur – a permis, en libérant le plongeur de tout lien avec la surface et en accroissant son autonomie sous l’eau, de basculer d’une vision « aquariophile » en quelque sorte, caractérisée par la séparation radicale entre le cinéaste et le milieu marin, à l’intégration de l’équipe de tournage toute entière dans le milieu qu’elle est en train de filmer, passant ainsi, d’un seul coup, d’un cinéma du point de vue unique et de la « vue » des films du cinématographe des origines, aux plans et aux points de vues multiples du cinéma contemporain.
Pour opérer une telle transformation, le scaphandre autonome n’était pas suffisant : il fallait, bien entendu, que le dispositif de prise de vues tout entier opère une mue toute aussi radicale. C’est ainsi que, dès 1935, le commandant Yves Le Prieur avait confectionné une caisse étanche en tôle de 2 mm, munie sur l’une de ses faces d’un verre optique de 12 mm d’épaisseur. La boite était fermée par un cadre rigide et munie de joints d’étanchéité en caoutchouc. Une caméra de 16 mm était fixée dans la caisse, commandée par un joint tournant qui déclenchait le ressort. Celui-ci ne permettait de filmer que des plans d’une durée maximale de trente secondes, et il fallait revenir régulièrement à la surface pour remonter le ressort. Jean Painlevé, du temps de sa collaboration avec Le Prieur, utilisera un tel dispositif  avec une caméra 35mm. On a vu, toutefois, que l’essentiel de l’œuvre de Painlevé a été tournée devant des aquariums, ce qui ne le place pas au rang des « explorateurs » du monde subaquatique.

Lorsqu’on s’intéresse à la genèse des inventions, on peut considérer avec Jean-Louis Maunoury qu’il existe des « lignées », c’est-à-dire, pour suivre Bertrand Gille, une « longue  descendance, avec des formes diverses, avec des objectifs différents d’une même construction. »[2] Dans le cas de la plongée sous-marine, les différents artefacts ayant pris forme, depuis un état primitif et jusqu’au stade évolué que nous connaissons, ont d’abord consisté à réaliser des cloches de plongée, avant d’en arriver au scaphandre de Fréminet. Dans le cas des appareils de prise de vues, on ne peut pas, nous semble-t-il, parler de lignée, car la photographie et le cinéma apparaissent presque au même moment et appartiennent au même système technique, celui qui se met en place au cours du long 19ème siècle.
Bertrand Gille pose ensuite la question de savoir si, dans la genèse des inventions, il existe des « ruptures complètes », c’est-à-dire des inventions sans ancêtres. Ceci parait peu probable en ce qui concerne la mécanique, mais assez évident dans le cas de l’électronique et des technologies de l’information. Dès lors, la caméra introduit-elle une rupture complète dans la genèse des inventions ? Oui, sans doute, si on s’en tient à la reproduction mécanique des images et au nouveau système constitué par un appareil qui utilise conjointement les principes de l’optique, de la chimie et de la mécanique. Le scaphandre autonome, pour sa part, introduit-il une rupture équivalente ? Non, sans doute, si on prend en compte les multiples tentatives et projets plus ou moins réalisables des siècles précédents pour parvenir à libérer les plongeurs de tout lien avec la surface. Il reste que cette invention – le scaphandre autonome – réalise le rêve d’autonomie sous-marine de générations d’hommes de science, et que cette réalisation va complètement transformer une certaine branche de l’océanographie, celle qui s’occupe de l’exploration des fonds marins, tout en permettant le développement du cinéma subaquatique.

a.       Le XVIIIème siècle avait déjà vu apparaitre un intérêt croissant pour les technologies sous-marines : la concurrence entre marines des grandes puissances et la lutte pour le contrôle des voies maritimes aboutissaient parfois à la disparition de navires chargés de marchandises et de métaux précieux. Les cargaisons étaient tellement importantes qu’il devenait réaliste de s’intéresser à la construction de dispositifs de plongée pour tenter de les récupérer. L’imagination des écrivains et l’appétit des aventuriers de toutes sortes n’étaient pas en reste mais on savait, à l’époque, que des problèmes redoutables se posaient dès lors qu’il était question de passer un certain temps sous l’eau. Le problème le plus important consistait à réaliser des coques résistant à la pression. Cependant, l’absence d’intérêt de la part des militaires ne permit pas d’avancer très loin dans les recherches en vue de la construction de véritables sous-marins. A l’inverse, les recherches en vue de parvenir à la réalisation de scaphandres individuels vont progresser de manière considérable durant cette période. C’est un anglais, Lethbridge qui, s’inspirant peut-être des travaux de Borelli au siècle précédent, va permettre de réaliser le premier appareil de plongée digne de ce nom : un tonneau muni d’ouvertures pour qu’un homme puisse y glisser les bras, et dans lequel l’air sera maintenu à la pression atmosphérique[3]. Cependant, c’est à un certain Fréminet que l’on doit le premier scaphandre digne de ce nom, dont les premiers essais auront lieu dans la Seine, en 1773. Fréminet, qui sait que l’air qui parviendra au plongeur doit être à la même pression que l’eau, va prévoir une alimentation en air à partir d’un réservoir que le plongeur portera à bout de bras, comme un sac. L’air du réservoir sera pulsé vers le casque au moyen d’un soufflet actionné par un ressort à spirale, qui une fois remonté emmagasinera de l’énergie pour une heure ou deux. Le système sera une réussite. Fréminet et ses assistants passeront jusqu’à quarante-cinq minutes par sept mètres de fond en eau douce, puis jusqu’à une heure par dix-sept mètres de fond en eau salée. Ces performances permettront à Fréminet de réaliser différents travaux rémunérés sous l’eau : en 1776, à Brest, il relève des ancres et des boulets et se livre à des travaux de maçonnerie dans le port ; un peu plus tard, il remontera un corps mort de cinquante livres qui sert d’ancrage à un coffre d’amarrage dans la rivière d’Auray. Fréminet va par la suite réussir à placer le réservoir d’air sur un harnais fixé au dos du plongeur, en en faisant une sorte de précurseur du scaphandre autonome. Un allemand, Karl-Heinrich Klingert, partagera avec Fréminet le mérite d’avoir inventé un dispositif qui permet au scaphandrier une certaine autonomie (1797).
Ces équipements sont toutefois très lourds, et il faudra cependant attendre la deuxième moitié du XIXème siècle pour voir apparaitre les premières tentatives pour équiper les plongeurs d’un matériel respiratoire léger. Le principal obstacle, cependant, demeurait la maitrise de la technique permettant de fournir au plongeur de l’air comprimé à la pression ambiante, cela conformément à la loi de Boyle et Mariotte. La pompe pneumatique, apparue avec Otto de Guericke en Allemagne et Hawksbee en Angleterre à la fin du XVIIème siècle, fournissait de l’air comprimé à moins de dix atmosphères par cm², ce qui était insuffisant. Ce n’est qu’au début du XIXème siècle, dans l’Angleterre des manufactures, qu’apparaissent de véritables pompes à caractère industriel et que les ingénieurs et les mécaniciens se familiarisent avec le maniement des gaz comprimés. A l’époque on ignorait tout cependant des effets de la pression sur l’organisme, et les plongées se déroulaient généralement sur des profondeurs inférieures à vingt mètres.
La question qui agitait alors la plupart des inventeurs était celle du déplacement sans attaches et sans fourniture d’air depuis la surface. Fréminet songeait déjà à de nouvelles techniques, mais c’est un anglais, W. H. James qui déposera le premier un brevet de scaphandre autonome en 1825. Dans cet appareil, l’air pressurisé à trente atmosphères était contenu dans une brassière cylindrique que le plongeur portait autour de la taille. Un tuyau, manœuvré par un robinet, permettait à l’air de parvenir dans le casque du plongeur, et un autre tuyau, pour l’expiration, allait de la bouche du plongeur à une soupape située au sommet du casque. On ignore toutefois si ce système fut réellement construit et utilisé.
Il faudra toutefois attendre 1864, pour voir deux français proposer le premier système de respiration permettant de réaliser la plongée en scaphandre véritablement autonome. Il s’agit de Benoit Rouquayrol, ingénieur des Mines, et d’Auguste Denayrouse, lieutenant de vaisseau.
Rouquayrol, qui avait mis au point un appareil respiratoire pour les mineurs amenés à se déplacer et à travailler dans l’air vicié des galeries, avait réalisé un dispositif comportant un réservoir métallique renfermant de l’air comprimé et deux tuyaux, l’un pour l’aspiration et l’autre pour l’expiration. Le mineur régulait lui-même son aspiration au moyen d’une membrane commandant l’ouverture et la fermeture d’un clapet, à la manière du « détendeur à la demande » contemporain qui équipe les appareils autonomes de plongée. L’adaptation de ce régulateur, cette fois par Rouqeyrol et Denayrouse ensemble, va permettre l’autonomie presque complète du plongeur : l’air comprimé arrive toujours de la surface par un tuyau, jusqu’à un réservoir métallique de huit litres que le plongeur porte sur son dos. Claude Riffaud fait la description suivante du dispositif : « Sur ce réservoir était soudée une boite plate que les inventeurs appelaient la « casserole ». Les deux récipients étaient en communication par l’intermédiaire d’une valve à clapet que la pression de l’air du réservoir tenait normalement close… Le plongeur inspirait dans la casserole au moyen d’un tuyau souple, créant une dépression qui faisait s’abaisser la membrane et entrainait l’ouverture du clapet…. Lorsque la pression intérieure de la « casserole » égalait celle de l’eau qui appuyait sur la face externe de la membrane, le clapet se refermait. »[4] Par ailleurs, le plongeur pouvait s’affranchir de tout lien avec la surface, puisqu’il disposait d’un réservoir de trente litres d’air comprimé à trente atmosphères, ce qui pouvait lui permettre de passer environ vingt minutes par quinze mètres de fond. Malgré ce progrès et l’autonomie dont disposait désormais en théorie le plongeur, l’appareil n’eut pas le succès escompté par ses inventeurs. Les scaphandriers à casque classique et « pieds lourds » continuèrent d’être préférés à ces équipements légers dans tous les travaux sous-marins d’importance. Faut-il voir des raisons psychologiques, dans ce refus d’entrer en contact direct avec l’élément aquatique, comme l’avance Claude Riffaud ? Il faut noter, en effet, que dans cette version du premier scaphandre autonome, le plongeur ne disposait pas de lunettes de plongée, ni d’une combinaison susceptible de l’isoler du milieu marin, et que la précarité de sa situation au fond de la mer pouvait lui paraitre difficilement supportable. Les plongeurs de Vingt mille lieues sous les mers, équipés du scaphandre Rouqeyrol-Denayrouse pouvaient donc, malgré tout, paraitre un peu en avance sur leur temps.
Par la suite, les travaux de Paul Bert et de John-Scott Haldane permettront des avancées importantes dans la physiologie de l’homme soumis à des variations de la pression barométrique. Paul Bert, en particulier, a élucidé le problème des accidents qui surviennent lors de la remontée rapide des scaphandriers. Dans ce cas, en effet, l’azote de l’air dissous dans l’organisme se libère sous forme de bulles dans le sang et peut provoquer des embolies parfois mortelles. Le physiologiste recommande donc de remonter lentement et graduellement, et dans le cas où un accident surviendrait, il préconise d'enfermer immédiatement le plongeur dans un caisson et de recommencer le processus de décompression[5]. De son côté, John-Scott Haldane mettra au point la première table de décompression par paliers et, à partir de 1907, la plupart des marines militaires adopteront ces tables qui marquent, en quelque sorte, les débuts de la plongée moderne.
C’est seulement au cours des années 1920, cependant, que l’on verra apparaitre les premiers scaphandres autonomes vraiment aboutis : c’est en 1926, en effet, qu’Yves Le Prieur, un officier de marine, et Maurice Fernez, ingénieur et industriel de son état, vont mettre au point un appareil respiratoire autonome. Celui-ci se compose d’une bouteille d’air comprimé de trois litres à la pression de 150 kg/cm² et d’un détendeur d’où part un tuyau souple aboutissant à un embout que le plongeur tient entre les dents. [Commentaire de FM : Le scaphandre Le Prieur est fait d’une bouteille Michelin surmontée d’un robinet avec détendeur conçu pour gonfler les pneus des voitures. Le Prieur a eu l’idée géniale de l’utiliser sous l’eau. Son défaut principal est de fonctionner en fuite d’air continu ]
L’appareil pèse dix kilos et l’autonomie est de dix minutes par sept mètres de fond. Le scaphandre autonome Fernez-Le Prieur est breveté en 1926. A partir de cette date les progrès sont rapides et en 1937, lors de l’Exposition universelle, le public découvre « l’aquarium humain » du Trocadéro, avec ses « cyclistes-scaphandriers pédalant sur des bécanes à roues de plomb… [Et] Le Prieur lui-même, capitaine de vaisseau de son état, planté tout droit sur le fond de l’aquarium la tête surmontée d’un panache de bulles, pareil au gardien d’un étrange royaume imaginé par un Jules Verne touché par le surréalisme. »[6]
Si Le Prieur et Fernez ont conçu et réalisé le premier équipement de plongée autonome digne de ce nom, c’est cependant l’entrée en scène de Jacques-Yves Cousteau et de son équipe qui marquera les débuts véritables du cinéma subaquatique moderne. On peut dès lors identifier trois éléments qui fondent le « système Cousteau » et qui, à travers lui, vont constituer l’ossature de toute entreprise de production de cinéma subaquatique :
-          Les équipements de plongée et de tournage ;
-          L’équipe support, à terre et sur le navire associé ;
-          L’environnement institutionnel auquel sera adossée l’entreprise : producteurs, centres de recherche publics ou privés, investisseurs publics et privés, plus tard ONG diverses…

b.      En dehors de ce système de production, novateur pour l’époque, il est essentiel de considérer la production de films de cinéma au regard du contexte culturel d’une époque. Ce qui vaut pour la fiction vaut aussi pour le documentaire de création et les reportages, quelle que soit la mise en forme adoptée : structure narrative, techniques de tournage, montage et post-production… En ce sens, les films ayant pour cadre l’environnement sous-marin ne font pas exception à la règle et reflètent les idées et les rapports sociaux de leur époque, médiatisés par des images. Dans le cas de l’océanographie, et plus particulièrement celui de l’exploration sous-marine, on peut voir celle-ci se dérouler dans un contexte plus général d’exploitation des ressources marines – particulièrement au cours de la première période Cousteau, de 1945 et jusqu’au milieu des années 1960. Nicole Starosielski situe les films de cette période comme étant le reflet de tendances culturelles plus générales qui voyaient l’océan comme un lieu qu’il fallait « domestiquer » et adapter à une certaine catégorie d’habitants ou de spectateurs, ici en l’occurrence « la famille de l’américain blanc » : le monde sous-marin ne devait plus être représenté comme un dangereux environnement peuplé d’Etres menaçants (« Ethnic Other ») mais devait devenir une région débarrassée de tout conflit potentiel et habitée seulement par des animaux fabuleux.  En ce sens, la « technologie familiale » de la télévision ne pouvait que contribuer à renforcer et à diffuser cet aspect rassurant[7].
 [Commentaire de FM : D’accord avec ce point de vue pour la série de télévision à partir de 1967 mais avant la série télé, donc entre 1942 et 1967, Cousteau a pour motivation première la science et la technique, même s’il fait des films à destination d’un public]
L’autre aspect remarquable de cette période est celui qui rattache Cousteau (et un autre explorateur et cinéaste subaquatique célèbre, Hans Hass) à la popularisation des mers tropicales comme un espace de science postcoloniale, particulièrement apte à nourrir l’imaginaire européen et américain de l’époque. Dans cet ordre d’idées, il est possible de lier la représentation du paysage tropical subaquatique à la tradition des films ethnographiques, et les pratiques à bord des navires pourraient être rapprochées des aventures de pirates, c’est du moins l’hypothèse avancée par Franziska Torma[8]. Nous nous attacherons à développer ces aspects à la suite, puis à les mettre en relation avec la manière dont ces conceptions ont évolué au regard de la problématique écologique d’une part, et du commerce aquariophile et spectaculaire tel qu’on le trouve dans les parcs d’attraction et les grands aquariums de l’autre. Il convient cependant de resituer l’aventure Cousteau dans l’époque qui voit se former l’équipe de la Calypso, les premières explorations et la production du Monde du Silence, le film qui va lancer réellement le cinéma subaquatique.
L’aventure du Commandant Cousteau commence véritablement en juin1943, avec une première plongée en mer réalisée près de Bandol, équipé du scaphandre mis au point par l’ingénieur Emile Gagnan. [ Commentaire de FM : pas d’accord avec cette phrase ] A l’époque Gagnan, employé par la société Air Liquide à Paris, ne songeait  pas à la plongée, mais plutôt à l’alimentation de moteurs au gaz, car l’occupant allemand réquisitionnait toute l’essence et la pénurie de carburant obligeait les constructeurs à chercher à développer l’utilisation d’autres sources d’énergie. Gagnan, qui avait obtenu un régulateur Rouquayrol-Denayrouse (dont le brevet datait de 1864), adapta cet appareil à l’alimentation des moteurs fonctionnant au gaz, et déposa un brevet pour un détendeur qui était une miniaturisation de celui de Rouquayrol et Denayrouse. [ Commentaire de FM : Rien ne permet de dire que Gagnan connaissait le scaphandre Rouquayrol Denayrouze. Il a mis au point un détendeur à membrane sans imaginer du tout une application subaquatique ] Cousteau rencontra Gagnan et les deux hommes réussirent à adapter cet appareil à la plongée sous-marine. Le brevet du scaphandre fut déposé en 1945 sous le nom de CG45, pour « Cousteau-Gagnan 1945 ». [Commentaire de FM : Ce détendeur apporte une considérable évolution du scaphandre Le Prieur au sens où il envoie de l’air au plongeur « à la demande » et « à la pression ambiante », ce que faisait déjà le scaphandre Rouquayrol Denayrouze, mais sans en atteindre le confort de respiration, ni durée d’autonomie, ni l’aisance d’évolution offerts par le Cousteau-Gagnan, et ce jusqu’à des profondeurs de 100 mètres et plus. ] En 1946, Air Liquide créera une filiale appelée La Spirotechnique, dédiée à la fabrication et à la commercialisation de l’appareil et des accessoires de plongée. Le nom d’Aqualung (« poumon aquatique ») sera alors réservé aux modèles destinés à l’exportation vers le Canada et les Etats-Unis, et désignera l’ensemble régulateur, bouteille, mécanisme de réserve et harnais. La guerre terminée, Cousteau et ses premiers compagnons – Tailliez, Dumas – réussissent à convaincre l’Etat-Major de la Marine Nationale de l’intérêt de leurs recherches autour de la plongée en scaphandre autonome. Le GRS (Groupe de recherches sous-marines) est créé en 1946. Ses missions étaient évidemment d’ordre militaire, et l’équipe d’origine était elle-même issue des rangs des forces navales. [Commentaire de FM : Mais pour être totalement complet, on ne peut passer sous silence le scaphandre autonome mis au point par Georges Commeinhes. Ce dernier avait mis au point différents appareils avec bouteille d’air comprimé pour permettre d’accéder à des atmosphères enfumées, utilisable par les pompiers. En 1942, il mit au point une version amphibie, le GC42, pour « Georges Commeinhes 1942 », Ce détendeur offre les mêmes évolutions que le système Cousteau-Gagnan, à savoir un système « à la demande » et « à la pression ambiante ». Engagé dans la 2ème Division de Blindés française, Commeinhes est tué en 1943 aux commandes de son char. Il faut sans doute y voir là les raisons de la très faible diffusion de son appareil. Nul doute que la compétition entre les appareils Cousteau et Commeinhes aurait été autre sans la disparition précoce de son inventeur. ]


La France cependant partait de très loin, en comparaison des autres grandes nations ayant participé à la Seconde guerre mondiale. Les pays anglo-saxons, en particulier, disposaient d’une expérience opérationnelle de la plongée en eaux profondes et de la respiration en atmosphère comprimée. En France, on en était resté à peu près au même point depuis les travaux de Paul Bert concernant la tolérance de l’organisme à l’air sous pression. John Scott Haldane était allé plus loin et avait, dès 1896, calculé des tables de décompression qui permettaient d’évaluer le temps de remontée depuis une profondeur maximale de soixante mètres. Dès lors, à partir de 1946, les programmes du GERS[9] (successeur du GRS) vont consister à développer des équipements modernes, des scaphandres autonomes pour commencer, et à entrainer les plongeurs de la Marine nationale. C’est de cette période, entre 1950 et 1955, que sont apparus les systèmes à oxygène et mélange (azote-oxygène) qui préfigurent ceux qui sont utilisés aujourd’hui.
Cousteau, cependant, pense déjà donner à ses activités une orientation plus en rapport avec les tendances culturelles de l’époque. C’est une période au cours de laquelle vont se développer l’attirance pour les loisirs du bord de mer, dans un premier temps, puis à mesure que la situation économique de l’Europe s’améliore, les sports nouveaux liés à la « plongée sous-marine de loisir ». Mais voici que la mer, tout autant qu’à l’époque des voyages extraordinaires de Jules Verne, des récits terrifiants des marins de l’Alecton et du Nantucket, continue à nourrir l’imagination des contemporains des plongeurs des années 1950. La mer demeure un monde à part, et ceux qui en affrontent les mystères prennent part à une sorte de rite initiatique, où la mise en danger de soi est la condition ultime du changement d’état et de la métamorphose. Ce que Philippe Diolé écrivait déjà, en 1951 : « Certes les plongeurs connaissent l’aventure. Ce n’est pas celle que les terriens leur prêtent. La grande, la merveilleuse aventure, c’est de vivre là où ne venaient que les noyés et d’y vivre paisiblement, bourgeoisement, sans danger. »[10]
Cousteau et ses compagnons trouvent leur place dans un moment où la reconstruction des sociétés européennes coïncide avec le développement de modes de vie consuméristes qui mettent l’accent sur une vision hédoniste du monde, les loisirs, le pacifisme et la libération des mœurs. Ce rêve d’un monde libéré des entraves de la vie quotidienne, c’est celui que vivront, à travers les films de Cousteau, de Hass et de bien d’autres, les spectateurs qui n’ont bien souvent pas les moyens de se lancer sur leurs traces. Pour Vianney Mascrey, le rôle de Cousteau dans cette aventure serait celui d’un passeur : « […] si Cousteau marque dans les années 60, l’évolution de l’aventure sous-marine, c’est autant dans sa capacité à transformer les représentations de l’exploitation des fonds marins que dans celle d’un remarquable (et bien entouré…) inventeur. L’invention du loisir sous-marin doit tout autant au Commandant Le Prieur qui en construit les fondations dans les années 30. Mais pour beaucoup, Jacques-Yves Cousteau reste le père de la plongée moderne. D’une part, parce qu’on lui attribue la paternité avec l’ingénieur Emile Gagnan, du détendeur permettant de respirer de l’air comprimé… D’autre part, parce qu’il a fait entrer l’univers sous-marin dans les foyers, d’abord par le cinéma puis ensuite par la télévision au travers des aventures de la Calypso. »[11]
C’est ainsi qu’à travers l’équipée de Cousteau on voit se mettre en place un schéma socio-économique original qui va se diffuser dans l’ensemble du secteur, intéressé à la fois par la représentation des mondes maritimes en général et leur utilisation à des fins scientifiques :
-          Une équipe constituée à la fois de plongeurs, de techniciens et de scientifiques ;
-    Un projet articulé autour de l’exploration d’un milieu et de sa représentation cinématographique ;
-          Des financements provenant de capitaux publics et privés et l’exploitation des films dans le circuit commercial et/ou institutionnel ;
-          Un dispositif unique comprenant : un navire équipé comme un laboratoire flottant, du matériel de tournage adapté aux conditions du milieu dans lequel vont se dérouler les prises de vues ; des hommes d’équipage aux compétences diverses et appelés parfois à faire preuve d’une réelle polyvalence : ce que l’aventure sous-marine implique, dans ces années-là, c’est qu’on ne peut être simplement un scientifique ou un aventurier, un matelot ou un cinéaste appelé à travailler dans un tel contexte. Si Cousteau (tout comme Hans Hass) dispose d’une solide formation scientifique, c’est aussi un militaire qui revendiquera toujours ce statut – en témoigne le fait qu’on continuera à l’appeler « Commandant » tout au long de sa carrière – et le cas échéant un opérateur de prise de vues. On voit ce schéma se perpétuer jusqu’à nos jours, et il est fréquent que des biologistes travaillant au fond des mers soient amenés à manipuler des dispositifs complexes du type sous-marins de poche ou caméras robotisées. [Commentaire de FM : (Je ne suis pas de cet avis. Au GRS, la démarche de Cousteau, comme celle de Tailliez, était bien peu militaire, orientée vers le cinéma, la découverte, l’exploration, l’archéologie, la science. , ce qui leur a d’ailleurs été reproché par certains et qui leur vaudra beaucoup de critiques au sein de la Marine, par les plus militaires. Il est vrai que Cousteau n’a jamais cherché à renier ce statut de militaire pour autant. Le fait de passer pour un officier de Marine lui apportait ce supplément de respectabilité dans une France encore pétrie de traditions institutionnelles. Nul doute qu’il avait appris à commander les hommes en tant qu’officier mais il le faisait de façon si peu militaire).]
Ces conditions, énumérées ci-dessus, préfigurent la mise en place d’un système de production original qu’on verra se reproduire à chaque fois qu’un explorateur et son équipe, ayant conçus à la base un système (ou un équipement innovant) vont tenter d’exploiter ce modèle. Pour cela ils s’attacheront à faire connaitre leurs idées et l’originalité de leur système, en procédant de la même manière que le feraient des publicitaires avisés ou des sportifs professionnels : la recherche de mécènes – ou de « sponsors » dirions-nous aujourd’hui –  deviendra un élément central pour la préfiguration du projet.
Dans le cas de Cousteau, c’est la rencontre avec Thomas Loel Guinness, politicien britannique, mais aussi homme d’affaires avisé et amateur de sport nautique, qui va ouvrir la porte à la réalisation du projet. Guinness achète la Calypso et fait réaliser les travaux de transformation de cet ancien ferry pour en faire un navire océanographique. C’est ainsi que commence, en 1951, l’aventure du seul navire français à l’époque conçu pour l’océanographie et le cinéma.[Commentaire de FM : (le budget initial de Guinness n’a certes pas suffi à transformer le bateau. Voir « Frédéric Dumas Fils de Poséidon » pour avoir tous les détails de la construction et de l’entreprise naissante)]
L’objectif des premières missions est multiple : elles vont de l’observation des peuplements biologiques et du comportement des animaux marins à l’étude morphologique des récifs de coraux et des structures géologiques. Des scientifiques de renom vont intégrer l’équipe dès la première mission : ce seront, entre autres, Pierre Drach, professeur de biologie à La Sorbonne, Gustave Cherbonnier du Muséum d’Histoire Naturelle, Claude Lévy, de la station marine de Roscoff ou Haroun Tazieff, qu’on ne présente déjà plus.
Les missions se succèdent, au début des années 1950, et elles donnent lieu la plupart du temps à de multiples innovations technologiques dans le domaine de la prise de vues. En 1953, Louis Malle, alors encore à l’IDHEC, est intégré à l’équipe et les premières images de ce qui deviendra par la suite Le Monde du Silence sont tournées sous sa direction – bien que Cousteau soit officiellement co-réalisateur du film. [Commentaire de FM : Tout cela est aussi décrit en détail dans « Fils de Poséidon ». La part prise par Frédéric Dumas dans cette réalisation est d’ailleurs tout à fait significative et sous-estimée. Pour Louis Malle il a toujours été clair que c’était le film de Cousteau. Il était d’ailleurs en désaccord avec certaines orientations prises pendant le tournage ainsi qu’au montage. Pour moi le rôle de Malle a sans doute davantage été celui d’un chef opérateur très influent plus que d’un réalisateur. Ce qui change totalement la vision qu’on peut avoir de Cousteau. Plus qu’un « producteur » qui s’octroie le mérite de la co-réalisation, il s’agit selon mes recherches et mes éléments d’archives, d’un réalisateur qui met en avant son chef opérateur. Cela reste ma thèse, mais j’ai de nombreuses preuves à l’appui. C’est exactement comme pour le détendeur Cousteau-Gagnan. Il y a toujours une sorte d’impossibilité à attribuer à Cousteau ses vrais mérites, pour une raison qui m’échappe. Lorsqu’on parle du Fernez-Le Prieur, on ne dit pas « Le Prieur a adopté le système Fernez ». Lorsqu’on parle du Rouquayrol-Denayrouze, on ne dit pas « le Denayrouze que Rouquayrol a fait connaître »… Or, toujours, pour Cousteau, on semble penser que cet homme a trop de mérites sur le dos pour qu’il puisse en être le véritable récipiendaire. Or les faits sont là. Indiscutables dès lors qu’on avance des éléments de preuve.  Réponse : Concernant cette question des multiples attributions et casquettes du commandant, il est évident qu'on ne peut pas être partout à la fois. Reconnaitre qu'il n'est pas un cinéaste de métier n'enlève rien aux mérites du personnage et, d'autre part, la carrière de Louis Malle n'est pas exactement celle d'un bricoleur d'images... Je m'arrête là parce que je n'avais pas l'intention d'entreprendre dans ce texte une discussion sur les mérites comparés de Malle et de Cousteau en tant que cinéastes. D'autre part, toucher à la statue du commandeur n'est pas exactement la faire tomber de son piédestal...]

Pour Cousteau, qui voit grand, il faut que ce film soit tourné en 35mm et en couleurs, ce qui implique l’utilisation de caméras de cinéma grand format. On échappera au cinémascope du fait de l’impossibilité d’employer des objectifs à courte focale dans le caisson qui devait abriter la caméra équipée d’un anamorphoseur. [Commentaire de FM: Il y a pourtant bien eu une caméra cinémascope Hypergonar mise en caisson et utilisée sur le tournage pendant les premières semaines, mais elle s’est avérée bien trop capricieuse à faire marcher puis abandonnée en cours de tournage. Il y a eu des centaines de mètres de pellicule impressionnés avec cette caméra (Voir « Fils de Poséidon ») ] Pour plus de précisions, on peut suivre ici la description donnée par Franck Machu : « Les caméras mises au point sont basées sur le modèle Eyemo, caméra professionnelle portative 35mm de la marque Bell et Howell. Elles n’en reprennent que le mécanisme d’obturation, le porte-objectif, le mécanisme de griffe d’entrainement et le couloir. Elles en conservent également le petit moteur électrique alimenté par une batterie de 6 volts qui entraine le mécanisme. »[12] Les caissons en PVC – originalité pour l’époque – sont munis d’un hublot frontal qui peut être de forme sphérique, pour les objectifs à très courte focale (grand-angle) ou plan pour les longues focales (téléobjectif). On remarquera qu’un hublot sphérique rétablit les proportions des objets et évite les déformations d’un dioptre plan. Derrière l’objectif, on ajoute une lentille correctrice qui compense les aberrations du hublot sphérique. On choisit des films sur émulsion Eastmancolor, plus sensible que le Kodachrome, mais qui oblige tout de même à travailler avec un diaphragme ouvert au maximum. La règle est alors de n’utiliser que des objectifs à très courte focale, afin d’augmenter la profondeur de champ et d’éviter d’avoir à se préoccuper de la mise au point. Pour cela, les caméras sont dotées d’objectifs Cooke de 18mm, disposant d’une ouverture maximale de f/1,7 (un record à l’époque) ou Angénieux de 18,5mm. L’apport de lumière additionnelle demeure cependant indispensable, ne serait-ce que pour restituer les couleurs, dans un environnement où c’est le bleu qui domine. [Commentaire de FM : (De nombreuses scènes du Monde du Silence sont tournées sans apport de lumière, en dépit d’une pellicule dont la sensibilité était de 10 ASA. Illustration la plus significative : toute la séquence de plongée sur l’épave du Thistlegorm, hormis les plans filmés à l’intérieur de l’épave) ] On utilise pour cela des lampes au tungstène, montées dans des caissons étanches, et dont le rendu colorimétrique plus « chaud » (c’est-à-dire avec une dominante rougeâtre) s’équilibre avec la dominante bleue des fonds marins et restitue des couleurs proches de celles que l'œil humain perçoit à la lumière du jour.
Le tournage du Monde du Silence commence en 1955, et il va durer plusieurs mois, emmenant Cousteau et son équipage à travers la Mer Rouge et l’Océan Indien. Le montage des quinze mille mètres de pellicule ramenés par l’équipe permettra de présenter le film à Cannes, l’année suivante, avec le succès que l’on connait. La vision du monde et de la nature que donne à voir ce film – et tous ceux qui l’ont précédé – reste cependant représentative, selon Franziska Torma, d’une « réinvention » occidentale des tropiques comme un espace imaginaire structurant des visions coloniales et postcoloniales des sciences de l’homme et de la nature, nommément l’océanographie et l’ethnographie. C’est ainsi que des personnages tels que Cousteau ou Hass peuvent être considérés comme des figures de transition de l’âge colonial à l’âge postcolonial.

L’évolution du regard que le monde occidental porte à l’environnement, et en particulier la diffusion de la contestation du modèle culturel dominant, vont entraîner l’évolution, puis l’adaptation au discours écologique qui commence à prendre forme à la fin des années 1960. C’est ainsi que, progressivement, on verra apparaitre une thématique écologique dans « l’aventure Cousteau ». On peut ici effectuer une comparaison aisée entre ce qui est montré dans Le Monde du Silence, et l’inflexion marquée vers des thèmes relatifs à la protection de la Nature, puis de la faune et de la flore sous-marines à partir du début des années 1980. [ Commentaire de FM : Parce qu’aussi l’œuvre de Cousteau s’est inscrite suffisamment dans la durée pour percevoir les changements causés par l’homme sur son environnement. Ils ont découvert un monde intact et l’ont vu changer de leur vivant. Je vois plus en Cousteau, et je ne suis pas le seul, un précurseur qui a senti très tôt les bouleversements, qu’un homme qui a suivi son époque en adaptant son discours à un discours ambiant. Ce qui n’empêche pas que votre phrase suivante est vraie. ] Progressivement Cousteau et Hass vont apparaitre comme des défenseurs de l’environnement, alors même que la production de leurs films a fait beaucoup  de dégâts dans ce monde subaquatique dont ils se plaisaient à montrer la beauté et la pureté. Cette histoire du « paradis perdu » n’est sans doute qu’une façon d’adapter l’imaginaire des contrées lointaines dans la culture du monde occidental et de domestiquer leur « altérité »[13].
Les voyages de Cousteau, et de son alter ego Hans Hass, et leur relation filmée s’inscrivent dans la tradition des récits de voyages des écrivains et explorateurs qui, à partir du 18ème siècle feront émerger les tropiques comme un espace à découvrir et à conquérir dans la conscience européenne. Leur contribution, cependant, a permis à un large public de prendre conscience de la réalité et aussi de la fragilité d’un monde, au-delà des récits fantasmés sur les périls et les mystères des fonds marins.


[1] Marie-Sophie Corcy, « L’évolution des techniques photographiques de prise de vue (1839-1920). Mise en évidence d’un système sociotechnique », Documents pour l’histoire des techniques, n°17, juin 2009.
[2] Bertrand Gille, « La notion de ‘système technique’ », Technique et Culture, 1 : 8-18, 1979.
[3] Les développements qui suivent sont inspirés du livre de Claude Riffaud, La Grande aventure des hommes sous la mer, Albin Michel, 1988.
[4] C. Riffaud, op. cit. p. 159
[5] On assiste à un tel évènement (rejoué pour la caméra) dans Le Monde du silence, réalisé par Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau (1956).
[6] Ibid, p. 233
[7] N. Starosielski, op. cit. p. 159.
[8] Franziska Torma, « Explorer les Sept Mers : vers un concept océanique et postcolonial de la tropicalité », Revue d’anthropologie des connaissances, 2012/3 (Vol. 6, n°3), p. 603-624.
[9] Groupe d’études et de recherches sous-marines.
[10] Philippe Diolé, L’aventure sous-marine, Albin Michel, Paris, 1951, p. 11-12.
[11] Mascret Vianney, op. cit. p. 5.
[12] Franck Machu, Cousteau. Vingt mille rêves sous les mers, Ed. du Rocher, 2010, p. 77.
[13] F. Torma, ibid.

mercredi 13 septembre 2017

Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?



Qui d’autre que Jules Verne exprimera mieux la fascination pour l’imaginaire sous-marin qui a saisi ses contemporains ? Un imaginaire teinté d’optimisme scientiste et de fantastique technologique, avec la conviction désormais que ces connaissances nouvelles permettront de lever le voile étendu sur les océans, et de révéler enfin l’ultime secret de la planète. Vingt Mille Lieues sous les Mers (1870), peut-être l’œuvre la plus connue de Jules Verne, commence par la relation d’un étrange évènement : la découverte d’une créature gigantesque, bien plus grande et plus rapide qu’une baleine. Cette créature qui apparait et disparait au fond des mers semble insaisissable, tant les profondeurs de l’océan demeurent une contrée inconnue et lointaine, abritant bien des secrets. Cette mer, écrit Natasha Adamovsky, qui est en réalité le personnage principal du roman, un imaginarium d’abysses infinis et de contrées obscures et lointaines[1].
Pierre Aronnax, l’un des personnages du roman de Jules Verne – et pas n’importe lequel, puisqu’il incarne l’homme de science rationnel, tel qu’on peut l’imaginer à l’époque – ne dit pas autre chose lorsqu’il est « mis en demeure » par l’opinion publique de trouver une solution au mystère, ou du moins d’exprimer une opinion : « Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ? On saurait à peine le conjecturer. »[2]
En réalité, Verne ne fait qu’exprimer, à la manière de l’écrivain populaire qu’il est, la fascination de ses contemporains pour cet immense mystère, alors qu’il semble bien que, dès le début du 19ème siècle, une attention particulière dirige le regard des écrivains et des poètes, et non plus seulement des scientifiques, vers les profondeurs des mers. Car il semble bien que l’océan est aussi, et peut-être avant tout, un espace symbolique, dans lequel les visions d’êtres extraordinaires surgissent, portés par les vagues. Comme le souligne N. Adamovsky, « Verne a formulé un motif qui court à travers tout le 19ème siècle : une plongée dans la préhistoire pour retrouver dans l’exploration des profondeurs  une identité autrefois perdue» (diving into prehistory to draw forth one’s own identity from the depths)[3]. La mer est devenue un « réservoir de symboles » qui s’inscrira plus tard dans la découverte de l’inconscient. Tout au long du siècle, l’océan sera le meilleur représentant de la Nature, et le véhicule le plus abouti de son potentiel imaginaire. De Melville (Moby Dick, 1851) à Flaubert (La Tentation de Saint-Antoine, 1874), sans oublier Victor Hugo (Les Travailleurs de la Mer, 1866), toutes ces œuvres présentent la mer « comme la forme matérialisée de l’abondance, le lieu où la vie apparait, en même temps que la Totalité ineffable, inaccessible à la compréhension humaine »[4].
Dans l’édition Hetzel de 1869 du roman de Jules Verne, le dessinateur Alphonse de Neuville a su donner à l’imagination de ses contemporains une forme vraisemblable, matérialisée par l’instauration d’un point de vue, celui de spectateurs en arrêt devant le spectacle offert par un aquarium géant – ces spectateurs étant, en l’occurrence, Aronnax et ses deux compagnons, tous trois prisonniers du Capitaine Nemo. Comme dans une salle de spectacle moderne, les lumières s’éteignent, l’obscurité se fait pour laisser place à la féerie du monde subaquatique : « […] l’obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une impression douloureuse, analogue à celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres à la plus éclatante lumière.
Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eût dit que des panneaux se manœuvraient sur les flancs du Nautilus.
« C’est la fin de la fin ! dit Ned Land.
– Ordre des Hydroméduses ! murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la mer. Je frémis, d’abord, à la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résistance presque infinie.
La mer était distinctement visible dans un rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dégradations successives jusqu’aux couches inférieures et supérieures de l’Océan !
[…] Mais, dans ce milieu liquide que parcourait le Nautilus, l’éclat électrique se produisait au sein même des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, mais de la lumière liquide. […] De chaque côté, j’avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitre d’un immense aquarium.
[…] Pendant deux heures, toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marqué d’une double raie noire, le gobie éléotre à caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description…
[…] Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beauté de leurs formes.
[…] Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle se refermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai encore, jusqu’au moment où mes regards se fixèrent sur les instruments suspendus aux parois. »[5]
A travers le hublot dessiné par Neuville, apparait pour la première fois à ces spectateurs improbables, une représentation d’un univers sous-marin tel qu’on pouvait l’imaginer à l’époque. Ce que donne à voir cette peinture imaginaire de l’univers subaquatique, alors encore largement ignoré, c’est la présence d’un monde qui semble désormais à portée des humains, pour peu que l’on sache se doter des techniques qui permettront, un jour, d’en conduire l’exploration. L’imagination de l’auteur n’est pas en avance sur son époque. Elle précède simplement, plus qu’elle ne les annonce, la mise en œuvre effective des techniques qui vont, d’une part permettre d’amorcer cette exploration et, d’autre part, d’en relater les étapes à l’aide des moyens de représentation mécaniques qui apparaissent alors. Conjonction achevée de la science et de la technique, qui  sont annoncées déjà dans l’imagination d’un auteur ; et cela bien que Verne ne parle pas de photographie et encore moins de cinématographe, tout en s’inscrivant cependant dans la grande vogue des systèmes de spectacles optiques, très populaires à l’époque, tels que dioramas, panoramas, lanternes magiques…[6]
Verne présente ce monde sous-marin à la fois comme une fantasmagorie et un énorme livre de biologie qui permettraient, en même temps que la découverte de la mer, d’en élaborer une taxonomie très exacte. Une fantasmagorie ce sera, d’après les différentes significations étymologiques du terme : la projection dans l’obscurité de figures lumineuses animées simulant des apparitions surnaturelles, et selon la définition qu’en donne Henri de Graffigny, « la fantasmagorie (…) utilisait la lanterne magique, mais en lui adjoignant divers artifices propres à frapper (…) l’imagination des assistants par l’apparition des fantômes. »[7] Ce sera encore une apparition surnaturelle, un phénomène extraordinaire, ou bien un spectacle enchanteur et quasiment irréel : « fantasmagorie du soir » selon Pierre Loti dans Ramuntcho, ou « fantasmagorie de brume » décrite par Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes. On voit bien ici, et tout au long de l’œuvre de Jules Verne, l’omniprésence de cette vision fantasmée d’un réel hors de portée et, dans le même temps, la croyance inébranlable que le pouvoir de la science et de la technique puisse un jour rendre possible ce qui reste alors du domaine de l’imaginaire.
Les références, dont l’autorité est invoquée par Pierre Aronnax dans le roman, ne sont d’ailleurs pas toutes imaginées. Le savant Erhemberg, dont il est question dans le passage cité plus haut, n’est autre que Christian Gottfried Ehrenberg, un chercheur qui avait avancé l’idée, en 1835, que l’illumination des fonds marins provenait d’une multitude d’infusoires – qui sont de minuscules poissons disposant de capacités bioluminescentes[8]. La plupart du temps d’ailleurs, Jules Verne utilise des termes scientifiques et manipule avec aisance le jargon habituel des manuels et des revues scientifiques.
Par ailleurs, Verne ne cesse de juxtaposer les élans enthousiastes d’Aronnax et la manie classificatrice de Conseil, comme s’il fallait, d’une manière ou d’une autre ramener cet indicible étonnement à des catégories opératoires, ce que ne cesse de faire en réalité l’époque, opposant l’enthousiasme du néophyte au rationalisme méthodique du savant. Mais dans le registre de la littérature océanographique de l’époque, on en est encore à défricher les merveilles d’une science toute neuve.
Cet océan, qui apparait alors comme une vaste énigme, ne peut être circonscrit dans un cadre épistémologique restreint. La multiplication des initiatives, pour cataloguer et décrire cet environnement paradisiaque, ne cesse d’osciller entre positivisme scientifique et l’émerveillement du profane. A travers le large hublot du Nautilus ou les masques en verre de leurs combinaisons de plongée, les compagnons de voyage du Capitaine Nemo sont les véritables spectateurs d’une terre des merveilles sous-marine. Dans le processus, écrit Natasha Adamovsky, « le Nautilus apparait tour à tour comme un merveilleux théâtre en mouvement, un musée immergé d’histoire naturelle, un cabinet de curiosités et une féerie scientifique – une scène de science-fiction, en même temps qu’un rêve devenu réalité technologique. A travers les hublots circulaires de cette ‘merveille technologique’, les personnages contemplent les ‘merveilles de la mer’ comme s’ils assistaient à l’une des expositions universelles qui étaient si populaires à l’époque. »[9]
Cette impression n’est pas fortuite, souligne encore N. Adamovsky. En effet, Jules Verne a écrit la première partie de son roman à bord d’un navire, lors de son retour en France en 1867. A Paris commençait alors l’Exposition universelle, et Verne y découvre toutes les  merveilles technologiques dont il aura besoin pour ses voyages imaginaires au fond des océans : les projecteurs et les moteurs électriques, un scaphandre autonome, pour la conception duquel Benoît Rouquayrol et Auguste Denayrouze recevront une médaille d’or et, plus spectaculaire encore, d’énormes aquariums, conçus par Caumes et Bétancourt dans le jardin réservé de l’Exposition, et dont le plus grand ressemble à une gigantesque chambre en verre, aux murs et au plafond transparents. Confrontés au spectacle de cette enceinte nimbée d’une lumière diffuse, les visiteurs avaient l’impression d’errer dans un manoir aux dimensions impressionnantes, posé sur le fond de l’océan.
Il est remarquable, on l’aura noté, que Jules Verne dans un souci d’exactitude concernant l’incorporation dans ses ouvrages d’éléments techniques et scientifiques, se soit constamment tenu informé des rapports envoyés par le HMS Lightning et que, par ailleurs, il ait lu les ouvrages de vulgarisation les plus connus, tels que Les mystères des grands fonds Sous-marins, de Henry Milne-Edward (1867), ou Les Mystères de l’Océan, d’Arthur Mangin (1864). En 1868, il visite l’exposition maritime du Havre pour y admirer un aquarium conçu sur le modèle de la caverne de Fingal, qui se trouve sur une ile des Hébrides intérieures.
En fait, le Nautilus est une machine à l’intérieur de laquelle on trouve deux éléments susceptibles de permettre une représentation d’un monde sous-marin qui, par définition, est inaccessible à nos sens : l’aquarium et le scaphandre autonome. C’est grâce à ces artefacts que l’œil humain acquiert la capacité d’accéder à la vision d’un milieu qui, autrement lui resterait complètement inconnu. Les panneaux du salon sous-marin font penser aux vitres d’un aquarium, à travers lesquelles on peut regarder un monde sans y pénétrer, une « simulation d’immersion », où le Nautilus apparait comme un lieu symbolique dans lequel la mer est représentée en tant qu’espace à connaitre et à explorer : « Verne démontre que tous les récits et les représentations de la mer et de ses habitants sont influencés par les outils et les instruments utilisés pour l’observation et la recherche […] Qui plus est, les études conduites par Nemo et Aronnax correspondent à un changement de paradigme scientifique, qui rend possible l’expérience du Nautilus et de ‘l’aquarium océanique’ en déplaçant l’attention de la classification de spécimens morts à l’étude d’espèces vivant dans leur environnement propre […] dans le processus, le monde océanique pénètre de plein pied dans les discours contemporains sur le savoir, la technologie et les arts dans leurs différentes formes. »[10]
La principale différence entre aquariums et scaphandres réside cependant dans le fait que, si les premiers sont devenus omniprésents dans une civilisation des loisirs qui connait alors ses premiers développements, les seconds en revanche, qui nécessitent une immersion physique, demeurent réservés à un nombre restreint de pratiquants. Il n’en reste pas moins que, même si Jules Verne n’a jamais entrevu la possibilité d’enregistrer des images réalistes de cet univers, le spectacle offert par cette fenêtre sous la mer en annonce d’autres, relayés cette fois par les inventeurs et utilisateurs des dispositifs de captation et de reproduction mécanique des images. En tant que telle, l’utopie technologique décrite par Jules Verne prend sa place dans la formation de la culture visuelle de la fin du 19ème siècle.
C’est ainsi que, lorsque le cinéaste Stuart Paton (1883-1944) utilise la ‘Photosphère’, le submersible permettant l’immersion en pleine mer mis au point par John Ernest Williamson (1881-1966), et adapte le roman de Jules Verne en 1916, c’est ce dispositif qui devient la norme lorsqu’il s’agit de photographier ou de filmer sous la mer. Dès lors, prendre des vues à travers des hublots immergés devient une composante de la rhétorique visuelle du film documentaire ou de fiction des premiers temps. Les méthodes de recherche en biologie marine vont adopter les mêmes formes de représentation : d’un côté l’utilisation de moyens techniques qui permettent au regard de pénétrer un monde étranger à l’expérience humaine ; de l’autre, la constitution d’un répertoire d’images, dont la saisie est associée à la métaphore de la fenêtre comme symbole de la séparation et du passage d’un univers à un autre.
Photo extraite d'un film de Karel Zeman, Le monde fabuleux de Jules Verne (1958)
Le motif éminemment cinématique du cadre dans le cadre, ou la vision à travers des éléments qui magnifient l’effet perspectif, font partie de la mise en scène imaginée par Jules Verne et son illustrateur principal, Neuville, à travers le hublot devenu métaphoriquement l’objectif photographique qui permet d’accéder à cette vision du monde sous-marin. Par voie de conséquence, cette scène peut être alternativement regardée comme on regarde un écran, une vitrine, un cadre ou encore l’espace révélé par la fenêtre. C’est déjà à travers une vision ‘cadrée’ du monde que l’immense hublot du Nautilus laisse apercevoir les profondeurs de l’océan. On est encore dans la vision perspective instituée depuis le Quattrocento, mais déjà le spectacle n’est plus immobile, et les formes de vie fantastiques qui s’offrent à la vue des voyageurs semblent attendre un nouveau mode d’inscription et de représentation du réel. Cette vision du monde subaquatique est à la fois le paradigme de la séparation insurmontable entre l’humanité et l’océan et « un moyen pour subvertir cette frontière à l’aide de l’expérience esthétique : le lieu d’une aspiration et d’une recherche tout à la fois. »[11] Il faudra noter aussi un changement de perspective lorsque les premiers films seront tournés sous la mer. La représentation du monde subaquatique par Jules Verne et Neuville, et les vues sous-marines réalisées par le couple Paton/Williamson, sont celles d’observateurs postés dans un espace protégé, à l’intérieur d’une nacelle ou d’un sous-marin. Cependant, dans le cours du vingtième siècle, avec les premiers scaphandres autonomes et les caissons étanches pour appareils photographiques et caméras de cinéma, il devient possible d’aller filmer directement dans l’environnement sous-marin  et, à ce stade, on peut estimer que commence réellement la représentation filmique des fonds marins et leur exploration par des équipes qui entendent utiliser ces moyens techniques à des fins scientifiques ou pour élaborer un nouveau genre de cinéma documentaire. La fiction ne sera d’ailleurs pas en reste, puisque Jules Verne sera encore convoqué par Hollywood, pour le « remake » de Vingt mille lieues sous les mers réalisé par Richard Fleischer et produit par Disney en 1954, et que des réalisateurs tels que James Cameron ou Steven Spielberg vont assoir plus tard leur réputation sur un genre mêlant la science-fiction, le fantastique et le film d’horreur…

Il convient, cependant, de revenir aux débuts de l’aventure, pour tenter de comprendre l’intérêt des contemporains pour l’exploration subaquatique, et l’impulsion qui est donnée à l’époque aux recherches portant sur l’invention de systèmes permettant de se déplacer sous l’eau puis, presque en même temps, le développement d’appareils de prise de vues capables de fournir une vision documentaire de ces mondes sous-marins.

(A suivre)

[1] Natasha Adamovsky, « The Mysterious Science of the Sea, 1775–1943 (Hardback) - Routledge », p. 74.
[2] Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les Mers, Hetzel Paris, 1869, p. 10.
[3] N. Adamovsky, op. cit. p. 76.
[4] Ibid p. 76.
[5] Jules Verne, op. cit. p. 103.
[6] Erkki Huhtamo a effectué de nombreuses recherches sur le sujet : voir https://mitpress.mit.edu/blog/qa-erkki-huhtamo
[7] Henri de Graffigny, Cours de cinématographie, 1923, p. 8. [Henri de Graffigny, pseudonyme de Raoul Marquis, écrivain et vulgarisateur des sciences et des techniques, a vécu de 1863 à 1934]
[8] Voir les descriptions de ces phénomènes par Arthur Mangin dans Les Mystères de l’Océan, 1864, p. 160 et suivantes.
[9] . N. Adamovsky, op. cit. p. 79.
[10] N. Adamovsky, op. cit. p. 80.
[11] N. Adamovsky, op. cit. p. 82.