samedi 2 mai 2015

Qu'est-ce qu'un Opérateur Vision / DIT ?

Il arrive parfois qu'on se souvienne avoir exercé une profession (Ingénieur de la Vision) pendant un certain temps, et lorsqu'on apprend, un beau matin, que certains anciens collègues partent à la retraite, on se dit qu'il est peut-être temps de regarder en arrière et de faire le bilan des transformations de la spécialité, en studio et sur les lieux de tournage.
On distingue habituellement entre les postes d'Ingénieur de la Vision et d'Opérateur Vision (ou D.I.T en anglais, pour Digital Imaging Technician). Le premier, se référant à un travail effectué pour l'essentiel en studio de télévision ou en car régie, se caractérise par l'étalonnage en direct de plusieurs caméras, et dans le jargon on appelle cela "raccorder" les caméras entre elles. Le travail de l'Ingénieur de la Vision est dérivé de celui du Chef d’équipements, ce qui était la dénomination habituelle du technicien responsable des équipements en salle technique à l'époque de l'ORTF. Depuis, les équipements en question se sont diversifiés, l'informatique est entrée en force dans les régies de production, et de nouvelles spécialités sont venues réduire le champ d'action des "équipements", les techniciens se trouvant dès lors cantonnés au réglage des caméras, et devenant plus spécifiquement des 'Ingénieurs de la Vision'.
Sur les lieux de tournage, en revanche, l'évolution vers le cinéma numérique a eu pour conséquence de poser la question de la définition du périmètre des compétences des Chefs opérateurs, dans la mesure où la complexité des normes en vidéo HD et la multiplication des réglages possibles sur une caméra leurs posaient de réels problèmes de compréhension en termes des possibilités d'une caméra, et aussi des questions d'adaptation lorsqu'on passait d'une caméra d'une certaine marque à une autre. Il est devenu notoire, depuis quelques années maintenant, que ce ne sont plus des problèmes de marque de pellicule ou de type d'optiques qui se posent, mais plutôt des questions qui touchent à l'image obtenue, en direct, sur le lieu du tournage, à mettre en relation avec une image virtuelle (si on peut dire) à composer en post-production, mais dont tous les paramètres techniques devraient déjà être posés pendant le tournage.
Jean-Charles Fouché avait bien posé les termes du problème en introduction à un petit livre lumineux, HD et D-Cinéma Comprendre la révolution RAW, paru en 2010 (déjà !) : "On a longtemps pensé que les technologies numériques allaient rendre les outils plus simples à utiliser : on se trompait, ils deviennent de plus en plus complexes, et il faut de plus en plus penser le film dans la globalité de son flux de fabrication (le fameux Workflow), de la captation à la diffusion, en passant par la post-production : une grande partie de la "sculpture" ou de la "peinture" de l'image est prise en charge en post-production, en complément du travail effectué en production via la lumière et les réglages de la caméra"
Cependant, les normes du cinéma numérique elles-mêmes ont demandé une adaptation des équipes et la mise en œuvre de nouvelles pratiques en tournage, car elles diffèrent des normes de la vidéo SD puis HD, telle qu'on la pratique dans un environnement dit "broadcast". On a bien compris désormais que le travail dans la norme DCI 4K, avec l'espace couleur X, Y, Z et une quantification minimale sur 12, voire 14 bits, ainsi qu'une image 24P étaient fondamentalement différents du "compromis" ITU REC.709, avec sa quantification sur 8 ou 10 bits et sa cadence 50i ou 25P. La question c'était donc ou bien produire rapidement un "positif" numérique prêt à diffuser, dans la norme "contrainte" du REC.709, ou produire pour la post-production, c'est à dire enregistrer une image en RAW, ou simili-RAW, ou encore en RAW compressé, en quelque sorte produire un "négatif" numérique qui sera ensuite traité dans le "laboratoire" de la post-production.
C'est évidemment cette deuxième solution qui a conduit à l'"émergence d'une nouvelle profession" (pour paraphraser le titre d'un article du regretté Alain Derobe, dans Sonovision-Digital), celle d'Opérateur Vision.
Les conditions d'exercice de cette profession sont, on l'aura compris, fondamentalement différentes de celles de l'Ingénieur de la Vision en régie vidéo. En effet, là où l'Ingénieur Vision doit délivrer une image polie, lumineuse et prête à consommer - si on peut dire -, l'Opérateur Vision doit chercher à enregistrer un flux le plus riche possible en informations, sous forme de fichiers qu'il faudra ensuite traiter en post-production. Autrement dit, il ne sera pas possible, sur les lieux du tournage, d'obtenir un retour image qui soit le plus proche possible du rendu final. Pour pallier à une situation qui pourrait ramener les équipes (directeur photo et réalisateur surtout) aux temps de la production en film, avant même la disponibilité du retour vidéo en assistance, on a donc pris l'habitude de délivrer en parallèle une image HD, qui permet de régler déjà certains paramètres lumière et colorimétrie. Et qui, d'autre part, contribue à rassurer les réalisateurs !
Il a donc bien fallu s'adapter à cette double contrainte et le rôle du D.I.T (Opérateur Vision) s'en est trouvé renforcé puisqu'il est devenu une sorte de super-technicien image sur le tournage de toute production nécessitant l'emploi d'outils propres au cinéma numérique et, de facto, le premier assistant technique du Chef Opérateur.  Cette technicité nécessite désormais l'utilisation on set de systèmes assez complexes et pas forcément faciles à transporter (voir schéma et références à la suite), mais surtout, on voit désormais réaliser pendant le tournage des réglages d'étalonnage qui permettent de sculpter l'image avant même la phase de post-production (ce qui peut paraitre en contradiction avec le schéma de flux de production que nous avions décrit plus haut, mais au cinéma, plus encore qu'en production télévision, ce sont les pratiques qui déterminent, en fin de compte, les usages).

Schéma de principe de la roulante d'un DIT pendant un tournage (Courtesy : AbelCine Technica)

On pourrait penser que le D.I.T a remplacé le premier assistant. Il n'en est rien, mais les tâches de ce dernier s'en sont trouvées modifiées, en particulier dans le registre de plus en  plus étendu des essais caméra. A côté des essais optiques traditionnels (tirage optique, auto-collimateur, mire de netteté), l'assistant doit désormais se charger de réglages de colorimétrie qui nécessitent l'utilisation de chartes Macbeth et d'oscilloscope-vecteurscope, le contrôle et le réglage des moniteurs HD et maintenant 4K, la configuration de la caméra pour le tournage, la vérification des accessoires avant le tournage. Pendant le tournage, l'assistant peut être amené à suppléer le D.I.T en effectuant, par exemple, le contrôle de l'exposition à l'oscilloscope et certains réglages sur la caméra qu'il est supposé connaitre parfaitement. On peut donc penser que les fonctions de D.I.T et de premier assistant se complètent, sans nécessairement se recouper, tout dépend bien sûr de l'importance du tournage et de la manière dont les tâches sont attribuées.
A lire : un  article particulièrement éclairant sur le site No Film School
Voir aussi ce commentaire sur le site de Ben Cain, Negative Spaces

mardi 21 avril 2015

Bernard Malamud, Barry Levinson et 'Le Meilleur'


Il aura fallu attendre 62 ans pour que soit enfin traduit en français un des classiques de la littérature américaine contemporaine, un roman qui, de leur propre aveu, a influencé la carrière et l'écriture d'écrivains majeurs tels que Don DeLillo, Michael Chabon et surtout Philip Roth.
En effet, Le Meilleur (The Natural) de Bernard Malamud, publié en 1952, est de ces œuvres qui portent en elles quelque chose qui ressemble à un condensé du rêve américain. On y trouve tout à la fois l'esprit de l'Amérique profonde, c'est à dire une sorte d'innocence personnifiée par ceux qui travaillent la terre, ceux qui au plus près de la nature pensent qu'en faisant de leur mieux ils contribuent à créer un monde meilleur, et a contrario, dans une sorte d'opposition de clair-obscur, les intérieurs et les rues baignés d'ombre et de lumières crues, caractéristiques des villes électriques du milieu du siècle dernier. Une opposition qui renvoie inévitablement à une certaine vision idéalisée d'un monde où les valeurs constitutives de l'Amérique des pionniers sont remplacées par le pouvoir de l'argent, concentré dans ces centres de décision opaques que sont devenues les villes du 20ème siècle.
Le livre, comme le film de Barry Levinson d'ailleurs, qui en reprend les thèmes essentiels, est une sorte de fable, ou de conte moral, qui montre comment au final la société ne laisse que peu de place à un homme seul, quel que soit son talent, pour accomplir le destin qu'il s'est fixé s'il n'a pas réussi d'une manière ou d'une autre à composer avec elle. C'est l'histoire de Roy Hobbs, batteur et lanceur prodigieux (deux spécialités du baseball, un sport dont il faudra maitriser quelques règles pour apprécier pleinement le roman) qui, stoppé dans sa trajectoire alors qu'il partait à la rencontre des plus grands clubs, effectue un retour improbable, 16 ans plus tard, à un âge où la plupart des joueurs prennent leur retraite. D'ailleurs, de Roy Hobbs on ne saura pas grand-chose dans le roman, en dehors de sa rencontre tragique avec Harriet Bird, à tel point que dans le film, c'est toute une biographie, ainsi qu'un amour de  jeunesse qui viendront étoffer son histoire, la rendant plus accessible et en tous cas plus conforme aux constructions narratives hollywoodiennes. On remarquera ainsi que le personnage d'Iris Gaines (Glenn Close) apparait dès le début, alors que dans le livre, la rencontre avec Hobbs ne se produit que bien plus tard, alors que celui-ci traverse une mauvaise passe dans sa carrière de "Wonderboy"... Iris apparait pour la première fois dans un stade et, lorsqu'elle se lève, Hobbs réussit sa frappe. Dans le roman cependant, Iris est vêtue d'une robe rouge, alors que dans le film elle porte une robe d'un blanc immaculé qui la distingue immédiatement des autres spectateurs, lorsque la lumière du soleil accroche ses cheveux et ses vêtements.
Le film est presque caricatural lorsqu'il montre l'opposition entre l'ombre - dans laquelle on ne rencontre pas autre chose que la corruption qui sévit dans cette société portée par l'argent et dans laquelle s'agitent des personnages douteux - et la lumière, personnifiée à la fois par la foudre, qui apparait à des moments clés de l'histoire, et les vêtements blancs d'une fiancée venue du pays, un amour de jeunesse retrouvé par hasard - mais s'agit-il vraiment d'un hasard? - dans les méandres de cette Babylone moderne. Il faut d'ailleurs souligner le travail de Caleb Deschanel, le chef opérateur qui signe là une photo toute en finesse, rendant parfaitement cette confrontation entre les deux mondes : les plages d'ombre qui paraissent souvent attirer le joueur prodige, dans une valse hésitation entre l'accomplissement d'un destin prodigieux et la tentation de l'oubli, et le blanc immaculé, lumineux, de la foudre et des vêtements de la femme retrouvée, distillant une vérité aveuglante, trop parfois pour celui qui, de son propre aveu ne cherche rien d'autre que la reconnaissance éphémère de la foule, aspiration prosaïque du jeune campagnard à "être le meilleur joueur de baseball de tous les temps".
L'ambivalence du personnage est d'ailleurs bien mieux rendue dans le roman de Malamud que dans le film où, malgré de louables efforts pour incarner un personnage assez fruste, Robert Redford ne peut faire autre chose que laisser éclater son physique olympien de beau gosse au charme taillé pour plaire à Hollywood. Ainsi, lorsque Roy Hobbs rencontre le Juge pour le première fois, il s'ensuit une âpre négociation autour du salaire du joueur, qui souhaite être payé désormais comme la vedette qu'il est en train de devenir, alors que dans le film, lorsque le Juge demande à Hobbs/Redford s'il est bien intéressé par l'argent, celui-ci répond "pas plus que ça", et montre une attitude de détachement et de rectitude morale qu'on ne trouve jamais dans le livre.
Au contraire, dans le roman de Malamud, Hobbs parait s'interroger sur son destin et sur sa place dans ce monde du sport et du spectacle sportif, loin de son Middle West natal. La réussite est quelque chose de fugace, tout comme la gloire accordée au champion. A peine auréolé, et la voilà qui disparait, insaisissable toujours, elle est de la matière dont sont faits les rêves  et lorsque survient l'inévitable baisse de forme du champion, alors avec elle viennent aussi les doutes :
"Qu'est-ce qui m'arrive ? se demandait-il avec irritation. Il n'était pas dans son assiette (il se demandait s'il couvait quelque chose). Il se sentait émoussé, sans fil, des crampes partout dans les doigts, les muscles, et les articulations, parcouru de spasmes. Il ne ressentait plus l'imminence du choc - cet instant où l'estomac s'emballe juste avant que le bois frappe la balle - et la morsure agréable qui lui parcourait les bras et les épaules lorsqu'il cognait à bras raccourcis. Même s'il avait largement de quoi s'occuper en défense, puisque les lanceurs des Knights se relâchaient, il lui manquait de courir vers les bases, de tourner autour d'elles à la vitesse d'un cheval échappé pendant que neuf types affolés tentaient de lui barrer la route. Et ce qui lui manquait davantage encore, c'était la joie féroce qui lui explosait les poumons quand il croisait le marbre et qu'on inscrivait un nouveau chiffre en face de son nom dans le livre des records. Tout un ensemble de plaisirs physiques et psychiques qui lui étaient refusés, et sans eux, il se sentait redevenir le Hobbs qu'il croyait pourtant mort et enterré." (p.163)
Et lorsque Iris apparait dans les tribunes, puis que commence leur relation, c'est comme une seconde chance qui est offerte à Hobbs, la possibilité de refermer enfin le livre sombre d'un destin qui le poursuit depuis sa rencontre fatale avec Harriet Bird, la femme en noir.
L'autre femme dans le roman, Memo (Kim Basinger dans le film) apparait toujours comme une personnification de ce qui menace Hobbs, dans ce monde où la tentation (le désir pour cette femme) menace de le détruire. Lorsque Memo apparait, Hobbs décline. Partagé entre Iris et Memo la fatale, Roy Hobbs ne pourra finalement accomplir son destin - dans le roman, alors que le film s'achève au contraire sur un triomphe. Etrange adaptation donc et qui refuse, pour des raisons évidentes de 'happy end' plus consensuel, de conduire jusqu'à son terme un récit où "l'obscurité mélancolique" dans laquelle se débat Hobbs, personnage poursuivi par une sorte de malédiction, que l'on pourrait appeler le "syndrome de la balle d'argent", finira par occulter son talent sans qu'il puisse y remédier.
Un livre admirable donc, et un film qui s'inscrit dans la grande saga de l'Amérique profonde que s'attachera par la suite à raconter Robert Redford dans des œuvres qui toutes participeront, à un degré ou un autre, à la construction d'un imaginaire empreint de nostalgie pour un monde disparu.