mercredi 22 octobre 2014

Une femme disparait : à propos d'un thème récurrent dans le cinéma et la littérature en Amérique

Avec ce simple clin d’œil au film éponyme d'Alfred Hitchcock, nous entendons montrer que, bien que ce thème de la disparition mystérieuse, plus ou moins résolue, parcourt de bout en bout la littérature et les adaptations cinématographiques réalisées à Hollywood, il y a une indéniable originalité dans son traitement actuel par des auteurs tels que Gillian Flynn (Gone girl), Laura Kasischke (White Bird in a Blizzard) et Gwendolen Gross (When she was gone). Les deux premiers titres ont donné lieu à des adaptations cinématographiques qui - hasard ? - sortent en même temps.
Gone Girl, réalisé par David Fincher, a la taille requise pour un blockbuster et, d'ailleurs, il était en tête du box-office américain jusqu'à l'arrivée du dernier film du tandem Pitt-Ayer, Fury. White Bird, réalisé par Gregg Araki, a une taille plus modeste et ne semble pas prétendre à une place dans le carré gagnant du loto hollywoodien. Gregg Araki a, de toutes façons, plutôt une réputation indie qui n'a jamais été démentie par ses précédentes réalisations. Spécialiste du film "queer", il s'attaque cette fois à un genre assez différent avec cette adaptation du deuxième roman de Laura Kasischke, publié en 1999.
Dans ces deux films, au contenu très différent mais qui, tous deux explorent le même thématique de la disparition brusque et inexpliquée d'un personnage, les structures narratives qui se mettent en place disposent de repères sensiblement identiques mais, alors que chez Fincher c'est le côté machiavélique et pour tout dire "roublard" du scénario qui permet à la mise en scène (virtuose) de tenir le film sur un fil et le spectateur en haleine, en attente du prochain coup de théâtre qu'il sait inévitable, chez Araki, au contraire il n'y a aucune prétention à vouloir conduire le spectateur vers une explication ni à l'induire en erreur. Au fond, pourrait-on dire, tout était là depuis le début et il suffisait de se donner la peine de regarder pour comprendre les signes que le réalisateur sème tout au long du film, à commencer par la scène (récurrente) dans le blizzard...
Bien sûr, il y a chez Araki le thème de la femme frustrée, perdue dans un univers en décomposition. Mais il est remarquable que cette femme soit toujours évoquée par sa fille, à travers des flashbacks qui au fond n'expliquent pas grand-chose car, on le comprendra avant de le savoir à  coup sûr, les pistes qu'ils donnent sont toutes biaisées en quelque sorte, car il manque toujours l'élément qui permettrait d'effectuer une véritable traversée des apparences.
Gone girl, en revanche, met en scène l'écrasement d'un homme ordinaire confronté à la toute puissance de la rumeur. Et, à travers elle c'est la domination sans partage du système des médias et leur capacité à faire ou à défaire une histoire, qui deviennent en fait le véritable sujet du film.
Car, au fond, on se moque bien de savoir qui est coupable et si même coupable il y a. Dans cette histoire qui devient petit à petit la relation et la mise en exergue délirantes d'un non-évènement, sorte de storytelling où on comprend que les personnages ne sont pas ce qu'ils paraissent être - jusqu'au coup de théâtre qui survient à peu près à la moitié du film - un retournement change définitivement le regard que le spectateur pouvait porter sur les principaux personnages.
Les deux films développent, on l'a dit, un même schéma narratif autour de fréquents recours aux flashbacks, une technique que n'a jamais abandonnée Hollywood - et le cinéma américain en général. Ceci a contrario du cinéma français d'ailleurs, qui peine à se sortir d'un réalisme de façade qui a fini par contaminer ses choix esthétiques les plus fondamentaux.
On pourra toujours comparer, à titre d'exemple, la mise en place de l'image dans le film de Gregg Araki - composition rigoureuse dans laquelle chaque cadre est porteur de sens, nous donne une indication supplémentaire pour démêler l'écheveau de la narration - avec les plans fébriles, filmés par des caméras tenues à bout de bras, de bon nombre de films français, qui limitent leur champ sémantique à la recherche de gros plans de visages, évitant de la sorte toute tentative ou possibilité de réflexion sur le sens même de ces images. En évacuant le décor et la difficulté représentée par une réflexion sur le cadre et les paramètres de la composition, ce cinéma du close-up perpétuel vide l'image de toute possibilité d'interprétation formelle en ne donnant à voir que la façade des visages, qui est en même temps une fermeture. Car ce n'est pas la valeur d'un cadre qui lui donne sa force expressive mais sa composition, l'agencement des éléments qu'il contient, les relations qu'ils expriment et qui sont autant d'indicateurs qui pointent vers d'autres éléments de l'histoire, d'autres interprétations possibles que laisse entrevoir la narration.
C'est, selon nous, un travail figuratif et narratif qui doit s'exprimer dans le travail du cadre au cinéma. Cette obligation de faire du sens à partir de l'image n'a pas changé depuis les débuts du cinéma à vocation narrative, c'est à dire depuis les films de Murnau et Eisenstein, depuis ceux de Bergman et de Jacques Tati, de Stanley Kubrick et de bien d'autres encore. Elle reste l'apanage de quelques cinéastes qui pensent qu'au delà des mots et de l'interprétation littérale, l'image peut véhiculer un sens supplémentaire capable de nous éclairer sur ce qui se met en place dans le déroulement de l'histoire sans qu'il soit nécessaire de tout dire et de tout montrer. Gregg Araki fait partie de ceux-là.
La disparition d'une femme agirait en quelque sorte comme une métaphore désignant une société américaine dans laquelle n'ont plus cours certaines représentations du couple et de la famille - mari et femme, amour filial et solidarité entre les générations - remplacées par la solitude, la violence sexuelle et l'impossibilité de communiquer entre les membres de la famille. Mais alors, se demande-t-on, pourquoi ces familles survivent ? 
C'est aussi la question que semble poser un autre livre, celui de Gwendolen Gross (When She Was Gone), dans lequel cette déconstruction se poursuit en confrontant le vécu de plusieurs familles de la classe moyenne, banlieusarde, après la disparition d'une adolescente sans histoire. C'est ce moment - celui de la disparition et juste après - qui sert de catalyseur à la transformation des relations entre des personnages qu'au fond rien ne prédisposait à se rencontrer, alors même qu'ils se côtoyaient quotidiennement. L'étanchéité des parois de ce système, où l'on vit côte à côte, dans des maisons proches les unes des autres sans jamais se rencontrer, va finir par se fissurer lorsque la jeune fille disparait. Plusieurs histoires sont alors confrontées alors qu'elles se déroulent simultanément, et comme l'adolescente apparait, d'une manière ou d'une autre, dans chacune d'elles, c'est une remise en question de la place de chacun des protagonistes qui a lieu, dans ce qui finira par s'avérer être un non-évènement...
Ce genre de storytelling de la classe moyenne américaine semble être devenu un genre littéraire bien établi, et dont les codes et les thèmes n'ont pas tardé à être récupérés par Hollywood. Une récupération qui ne date pas d'hier d'ailleurs, et que l'on pourrait faire remonter sans doute aux années 1960, avec par exemple le "Lauréat" (The Graduate) de Mike Nichols, film qui fit son petit scandale à l'époque et qui démarra la carrière de Dustin Hoffman. Cette thématique développée autour de la disparition d'une femme a cependant quelque chose d'intrigant - ne serait-ce aussi que parce que ce thème n'a jamais été repris dans le cinéma français - dans la mesure où elle semble participer à la création d'un sous-genre à l'intérieur même de la grande saga familiale américaine.
La disparition des femmes - leur enlèvement ? - était tout de même bien présente dans la culture populaire américaine, qui a toujours consacré une place de choix aux récits véhiculés par les colons partis à la "conquête de l'Ouest" américain au 19ème siècle. Le film de John Ford "La Prisonnière du désert" (The Searchers, 1956) nous montre ainsi, à travers le périple de deux hommes partis à la recherche d'une petite fille enlevée par les Commanches et qu'ils retrouvent des années plus tard, alors qu'elle est devenue la squaw d'un chef indien, comment se transforme progressivement le regard que des hommes portent envers ceux issus d'une culture différente. L'intérêt du film c'est qu'il met un terme à la saga des pionniers en nous montrant le délitement progressif d'un mythe fondateur, véhiculé par la littérature populaire et le cinéma américains, celui de l'étanchéité des cultures et de la supériorité morale des envahisseurs sur les autochtones.



Un article intéressant d'Amanda Klein, paru dans Avidly, le magazine web du Los Angeles Review of Books du 21 octobre 2014 : sous le titre "L'insupportable blancheur des filles disparues" (c'est moi qui traduit), l'auteur met en avant le fait qu'à Hollywood - et dans les médias américains en général - les "disparues" ne sont intéressantes que lorsqu'il s'agit de femmes blanches. Dans le grand emballage narratif des personnes disparues ("the great missing persons narratives"), de Picnic at Hanging Rock (1975) à The Big Lebowski (1998), tout l'édifice repose sur la recherche de femmes blanches disparues. Et au fond, dans les reconstitutions de salles de conférences de presse, bondées de journalistes, de parents éplorés et d'amis plus ou moins réels, tout tourne autour d'une seule et même question : où se trouvent les femmes blanches ? Où sont-elles parties ?
Dans le film de David Fincher, le plan diabolique d'Amazing Amy, qui consiste à se kidnapper elle-même, fonctionne car elle sait qu'avec ses cheveux blonds et son journal intime avec lequel elle voudrait se donner une allure d'adolescente attardée, son absence même compte plus que sa présence. Et, comme l'écrit Amanda Klein, "sa disparition est une menace pour l'Amérique elle-même. Car après tout, si nous ne pouvons même pas retrouver la trace de nos femmes blanches, alors de quoi sommes-nous capables ? Nick Dunne, avec son allure de sac de pommes de terre et son tee shirt fripé, n'est même pas capable de protéger sa femme blanche, ce qui lui vaut le mépris du public" (celui qui regarde Fox News assurément, mais pas seulement).
Effectivement, dans l'Amérique d'Obama comme dans celle des pionniers de la conquête de l'Ouest, le prix d'une femme blanche demeure sensiblement plus élevé que celui d'une femme de couleur...
Enfin, et pour ceux qu'un travail d'analyse approfondi intéresse, signalons celle que David Bordwell consacre au film de Fincher et qu'il vient de publier sur son blog commun avec Kristin Thompson, Observations on film art.

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