mercredi 17 avril 2024

Imagination scientifique et représentations des animaux marins au cinéma (1ère partie)

 


Il est généralement admis qu’une histoire des représentations du monde sous-marin au cinéma reste à faire. Depuis quelques années, différents travaux ont mis l’accent, cependant, sur tel ou tel aspect spécifique qu’il s’agisse d’exploration, de pêche ou d’aventures sous-marines.

Au chapitre des explorateurs, on connait bien sûr les aventures du Commandant Cousteau et de ses épigones, celles de Hans Hass aussi, moins connu en France mais très populaire dans le monde germanique… une littérature abondante existe qui, par sa variété a contribué à circonscrire et décrire le genre du cinéma sous la mer, mélange de récits d’aventures, d’exploration et de vulgarisation scientifique dans le meilleur des cas.

 

La télévision et de nombreuses innovations concernant les techniques de plongée et de prise de vues sous-marines ont contribué à installer les représentations du monde sous-marin parmi le public. Ces films ont d’abord été appréciés pour leurs qualités documentaires, bien que fictions et adaptations d’œuvres littéraires aient été tournées dès les débuts du cinéma.

Bien qu’opérant dans des registres différents, on a toujours assisté à une dramatisation du récit documentaire, cela depuis les premières aventures sous-marines de John-Ernest Williamson et jusqu’aux expéditions de Hans Hass et Cousteau.

Alors que certains thèmes et certaines techniques narratives se rejoignent, le film documentaire met toujours en avant un principe de réalité dont la fiction s’éloigne avec plus de facilité. Au cours des années 1960 – 1970, cependant, émerge une demande de la part des producteurs et des diffuseurs pour un cinéma documentaire à l’intérieur duquel seront intégrés les codes de la fiction : en d’autres termes rendre plus acceptable, et plus à la portée des classes moyennes, une interprétation du monde naturel qui ne relève plus de la seule démonstration scientifique. On voit alors se développer des productions qui consistent en un mélange de science et de storytelling, le discours à coloration scientifique servant de caution aux cinéastes et à leurs producteurs.

 

Ce monde, dont la proximité avec la nature semblait évidente pour le voyageur occidental et dont les habitants humains étaient la figure racialisée de l’étranger dans l’imaginaire colonial, s’est avéré être un pourvoyeur inépuisable de spectacle et de sensations. Le personnage de l’explorateur, ce nouvel aventurier, s’est imposé, dès les débuts de l’ère industrielle, dans les récits de voyage puis dans les premiers films du début du 20ème siècle. Il permet de dessiner les contours d’un nouveau rapport à la nature : « L’aventurier du deuxième tiers du 20ème siècle élabore une éthique de la nature (…) Dans un espace dans lequel le récit d’aventures du milieu du siècle révèle le souci de lutter à armes égales avec la nature, deux comportements typiques se dessinent : l’aventure conquérante, qui exprime une activité rationnelle finalisée (…) l’aventure hédoniste, pendant laquelle il oublie momentanément le terme lointain de son projet et savoure au présent l’ambivalence de ses sentiments. Dans le premier cas, la quête de l’exploit l’emporte. Dans le second, c’est l’expérience sensible qui prévaut. »[1]

 

Dans les séries et les films documentaires qui sont produits dès le milieu des années 1940, la représentation de l’océan se fait toujours à partir de l’expérience de ces nouveaux explorateurs, ayant eux-mêmes souvent mis en scène leurs aventures marines.

Au cours des décennies de l’immédiat après-guerre, l’introduction de la télévision dans les foyers des classes moyennes entraine un nouveau rapport à l’image en mouvement et à la temporalité induite par le nouveau média : désormais il n’est plus besoin de se déplacer pour profiter d’un spectacle à domicile, qui plus est gratuit. A partir de cette époque, et progressivement, le rôle de la télévision va devenir central pour la diffusion des connaissances concernant le monde marin. De nombreuses productions sont dédiées à la représentation de la mer et des espèces marines mais, plus encore, la télévision fait apparaitre un nouveau type de médiation, grâce à des rendez-vous réguliers avec des personnages qui s’invitent dans le salon familial. Le média électronique, par son ubiquité et sa présence quotidienne au sein des foyers, va cristalliser une représentation du monde sous-marin conforme à l’imaginaire post-colonial de l’époque et façonner la figure de l’explorateur aux prises avec la Nature. Ce personnage, apparu au mitan du 19ème siècle, est un fidèle représentant des empires coloniaux en formation et de la suprématie culturelle de l’Occident. Au tournant des années 1950, il va quitter la saharienne et le casque colonial pour revêtir la combinaison de plongée et se munir de la désormais incontournable caméra sous-marine. Cette dernière devient l’instrument indispensable de la mise en scène de ses aventures et elle va lui permettre de raconter une histoire des profondeurs.

 

Pour rendre cette histoire vraisemblable, il fallait donc qu’apparaissent de nouveaux personnages et que leurs aventures, racontées en épisodes, puissent permettre ce moment d’évasion devant le poste de télévision. Dans ce monde où la réalité de la vie dans l’océan était inconnue du plus grand nombre et où la plongée sous-marine était encore de l’ordre de l’exploit, l’idée de la représentation d’une lutte, d’une sorte de conflit territorial opposant l’homme et les habitants du monde sous-marin, contenait les éléments de tension nécessaires à l’élaboration d’un tel spectacle : « Ocean exploitation films featured a kind of territorial struggle : conflict between man and aquatic creatures. Hunting was a significant narrative trope in the documentary films of  both Cousteau and Hass. Following the cultural conception of the ocean in this period, these films depicted the sea as a vast terrain of resources. (…)

Regardless of their subject, the language of battle and hunting pervaded the reception of almost all underwater documentaries. (…) To effectively publicize The Silent World (1956), marketers used ads such as « Adventurers battle blood-mad monsters » and « SEE bare-skinned divers fight man-eating sharks in the Indian Ocean » »[2].

 

La ‘chasse’ sous-marine pouvait constituer l’élément central dans les films de fiction de l’époque. Le monstre pouvait alors apparaitre comme relevant d’une aberration de la nature, une survivance d’une époque antérieure, rappelée du cœur de l’océan par les expériences humaines les plus destructrices (Godzilla) ou parce que des humains, des savants ou des aventuriers, ont envahi son territoire (L’étrange créature du Lac Noir). La figure du monstre, inquiétante par son étrangeté et le danger qu’elle pouvait représenter pour l’ordre établi par l’espèce humaine, était porteuse d’une sorte d’altérité radicale, alors qu’à l’écran on pouvait voir un personnage oscillant entre la terreur qu’il inspire et une apparence grotesque. Patrick Gonder, cité par N. Starosielski, décrit L’étrange créature du Lac Noir (Jack Arnold, 1954) de la manière suivante : « the Creature is a symbol of miscegeneration, a tragic mutation who does not fit into either world ; his oversize lips are meant to be fish-like, but they also match the racist stereotype of African-American physiognomy. »[3]

Une mutation tragique, sans doute, mais qui au-delà du stéréotype nous renvoie à la possibilité troublante d’une hybridité, d’une parenté possible avec un être qui n’est pas seulement un vestige, mais représenterait « l’émergence d’une pseudo-figure humaine depuis une déviation zoologique antécédente : les poissons »[4]. Trouble manifeste devant un être ouvertement sexué et faisant le choix de s’approprier une femelle humaine (comme le faisait d’ailleurs, vingt ans auparavant, le grand singe de Cooper et Schoedsack).

 

 Je voudrais avancer l’idée suivant laquelle une histoire des explorations maritimes à l’époque contemporaine, telle que peut la raconter le cinéma, ne peut se faire sans y intégrer aussi une histoire, même partielle et nécessairement incomplète, des relations entre humains et animaux marins. De manière plus spécifique, il s’agit de montrer comment ont pu évoluer les représentations des grands animaux marins à l’écran. De quelle façon ces représentations témoignent d’une certaine réalité du monde naturel d’une part, et sont inscrites dans une vision mythologisée du monde animal d’autre part. Qu’il s’agisse d’animaux réels (la baleine, le requin) ou imaginaires (le Kraken, Godzilla…) il convient de montrer dans quelle mesure la réalité et le mythe se croisent ou se rencontrent, à travers les codes du film de genre, d’un certain type de documentaire animalier, et leur réinterprétation des données de la Science.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est à travers le prisme de la rencontre entre humains et animaux marins qu’une telle histoire peut être envisagée, dont l’une des composantes serait les conséquences qu’une telle rencontre a pu avoir sur la manière dont sont perçus, approchés ou seulement imaginés les grands animaux marins.

Importe-t-il que de telles rencontres aient eu lieu réellement ou seulement dans le cadre de constructions fictionnelles ? Il faut considérer que la rencontre avec les ‘monstres marins’, puisque tel était leur qualificatif jusqu’à une époque relativement récente, a été racontée au moins depuis le haut moyen-âge. Les mappaemundi les plus importantes comprennent des illustrations de créatures et de monstres marins[5].

 

La littérature du Moyen-Âge et de la Renaissance concernant voyages, explorations et rencontres avec des animaux est importante. Leur représentation dans des bestiaires[6], sur des fresques ou des cartes marines a généré une partie importante de l’iconographie.

 Dans les documents médiévaux, en effet, les animaux tiennent une place de choix.  Quel que soit le type de document, « textes et images, bien sûr, mais aussi matériaux archéologiques, rituels et codes sociaux, héraldique, toponymie et anthroponymie, folklore, proverbes, chansons, jurons : quel que soit le terrain documentaire sur lequel il s’aventure, l’historien médiéviste ne peut pas ne pas rencontrer l’animal. »[7]

 

L’homme occidental part de loin dans son rapport à la mer : « sa culture maritime est quasi inexistante et il baigne dans un imaginaire spirituel peu engageant vis-à-vis des océans. »[8]

Les bestiaires médiévaux sont peuplés de monstres marins qui peuvent, comme dans la mythologie germanique, prendre l’apparence de Jörmungandr, le serpent marin qui entoure la terre et qui déclenche un raz de marée général lors du jugement dernier. « Il n’est cependant qu’un des nombreux exemples du monstrueux qui envahit les rêveries ou cauchemars médiévaux. Les baleines, les rorquals sont les monstres par excellence, avalant Jonas, se présentant sous les traits du Léviathan, et qui parsèment à qui mieux mieux les cartes du Moyen-Age comme de la Renaissance. »[9]

Il n’est donc pas étonnant que, durant des siècles, des mythes tenaces aient enveloppé le monde des profondeurs et, singulièrement ses habitants les plus impressionnants, qu’il s’agisse ou non de prédateurs. Cette peur était tout à fait réelle lorsque les premiers navigateurs rencontraient baleines et cachalots. Leur taille explique sans doute la défiance à leur égard et les mythes véhiculés au cours des siècles, alors que plus tard, lorsque le besoin de certaines ressources apparait, cette taille ne leur sera d’aucun secours face à l’acharnement des campagnes baleinières

La pêche baleinière est centrale pour le développement économique de certaines régions côtières de l’Atlantique au 19ème siècle. La chasse à la baleine a pu apparaitre alors comme un ferment de cohésion sociale et d’identité des communautés de pêcheurs de la côte Est des Etats-Unis, ou chez ceux des Açores.

Le cachalot et la lutte des hommes pour leur survie dans leur confrontation avec cet animal deviennent un archétype de la relation à l’océan des sociétés du 19ème siècle, au moment où la pêche s’industrialise et où le statut même des pêcheurs est en train de changer. Des transformations du mode de production, avec l’utilisation du pétrole qui rend obsolète celle de « l’huile de baleine », vont signer la fin progressive des baleiniers nord-américains, alors que des innovations technologiques, comme celle du canon lance-harpon, marquent au contraire le début des grandes campagnes baleinières en Mer du Nord[10].

Cette importance économique et sa représentation en littérature ne donnent cependant que peu de films qui lui seront consacrés : documentaires, pour la plupart, et les deux versions de Moby Dick. Celle, éponyme, de John Huston et celle de Ron Howard, centrée sur l’aventure (malheureuse) du baleinier Essex et sa rencontre avec la baleine blanche.

Entre fictions et documentaires animaliers, la représentation des animaux marins au cinéma balance entre la vision d’un monde dans lequel tour à tour l’animal peut sembler proche et amical ou lointain et menaçant.

Que signifient ces représentations pour le chercheur en sciences sociales ? Que peuvent-elles nous dire sur notre rapport aux animaux marins ?

D’une manière ou d’une autre nous les consommons, et pour la majorité des humains il ne peut être question de renoncer à un mode de vie qui, pour certaines raisons morales, implique la négation de l’existence d’une conscience animale. Par ailleurs, on a vu évoluer les représentations au cinéma des relations entre humains et animaux marins. Une question semble en effet revenir dans la plupart de ces films : elle concerne la possibilité d’établir un jour une communication avec eux. Altérité radicale de ce monde ? Des voies de communication sont-elles possibles à mesure que les recherches en éthologie progressent ? Le cinéma, dans ses variantes documentaire et fiction, s’est attaché à explorer ces questions et les représentations ambivalentes qu’il en donne méritent d’être interrogées.

 

L’exposé sera organisé en 5 parties, allant du développement du narratif de la science de la mer au 19ème siècle, de la représentation des animaux marins par les scientifiques de l’époque, aux incarnations actuelles dans les productions à grand spectacle permises par les technologies du cinéma et de l’informatique. On interrogera également les représentations changeantes de la relation des humains aux animaux marins et ce que pourrait être sa place dans un cinéma animalier qui ne se contenterait plus de montrer une nature sauvage idéalisée.

1.      Science, récits d’aventures et culture océanique au 19ème siècle et au début du 20ème siècle : une science des profondeurs sous-marines et des environnements marins prend forme. C’est l’époque des voyages de circumnavigation et des tentatives de sonder les fonds marins[11].

Jules Michelet, Victor Hugo, produisent des œuvres dans lesquelles la mer est au centre du récit, tant du point de vue historique que pour ce qui est des rapports des humains au monde marin… De nombreuses représentations, dans lesquelles des géants des mers peuplent les profondeurs, se retrouvent dans la presse populaire.

Cependant, cette époque est aussi celle de l’apparition d’une science de la mer, plus tard de la biologie marine. Un public féru de science visite les premiers grands aquariums. La littérature n’est pas en reste : la science a sa place dans les récits de Jules Verne et une forme de vulgarisation scientifique apparait dans de nombreuses publications (Arthur Mangin, Armand Landrin, etc.). Une représentation scientifique de l’univers sous-marin et de ses habitants prend forme. La science prend le pas sur le mythe.

Cette période, pré-cinématographique, est celle d’une découverte des populations marines dans les premiers aquariums : le zoo de Londres, en 1853, l’Exposition Universelle à Paris, en 1867, permettent de découvrir de véritables créatures marines mises en scène dans ce qui ressemble à leur environnement naturel : « Curators starting with Gosse arranged aquariums with one eye on keeping animals alive and the other on attraction, drawing inspiration notably from the decorative arts. In containing real marine creatures arranged to tempt the imagination,the aquarium is an exhibition form at  the threshold where biology meets fantasy, and in this way, it belongs to the same lineage as underwater cinema which… also troubles the documentary/imaginative divide. »[12]

Les représentations graphiques des espèces sous-marines et de la vie dans les abysses apparaissent dans de nombreuses publications : c’est le cas des reproductions réalisées par Ernst Haeckel à la suite de l’expédition du Challenger (1872 – 1876)[13]

Cette époque voit aussi les premières photographies sous-marines, réalisées par des plongeurs en scaphandre ‘pieds lourds’. Le biologiste Louis Boutan fait figure de pionnier avec son appareil de photographie sous-marine et les premières ‘vues’ réalisées dans les fonds marins non loin de la station marine de Banyuls-sur-mer[14].

 

2.      Le film scientifique et l’animal marin : film de science ou récit d’aventures ?

L’animal marin entre deux perspectives : de l’animal mythique à l’animal vu par la science. Le film scientifique et, avant lui, les expériences de Marey sur la représentation du mouvement animal[15], particulièrement celui des animaux marins, servent de matrice à partir de laquelle émerge un cinéma consacré à la représentation des espèces sous-marines.

Jean Painlevé occupera une place centrale dans l’émergence d’un cinéma dans lequel les sujets filmés ne sont plus seulement considérés comme insérés dans une série d’expériences reproductibles et enregistrées par la caméra, mais comme des acteurs à part entière. Comme le souligne Roxane Hamery, c’est le moment où « des vedettes aquatiques envahissent les salles obscures »[16].

Jean Painlevé occupe une place particulière dans l’avènement du cinéma animalier. Filmant presque toujours en aquarium, malgré ses liens avec Yves Le Prieur, « il rassemble toute une faune d’êtres à l’aspect inquiétant, à la réputation douteuse et aux mœurs obscures : la pieuvre molle et gluante, la minuscule daphnie parthénogénétique ou les oursins dont l’apparence simple et primitive dissimule une structure extrêmement complexe. »[17]

La proximité de Painlevé avec les avant-gardes de l’époque, les surréalistes en particulier, a certainement influencé son style et ses constructions narratives bien que, tout au long de sa carrière il insiste sur l’importance du cinéma scientifique dont les thèmes et les perspectives rejoignent les questions d’éducation et de vulgarisation scientifique et donc de progrès social[18].

 

3.      Explorateurs et cinéastes : les premiers aventuriers d’un genre nouveau, l’exploration sous-marine, vont rapidement réaliser les possibilités offertes par le cinéma. Ce nouvel outil va permettre de documenter un monde encore largement inconnu pour le public des classes moyennes du monde occidental. Les premiers cinéastes et plongeurs restent cependant tributaires des présupposés culturels du monde occidental et des relations de pouvoir existant entre eux et les habitants des rivages au large desquels se déroulent leurs premières aventures. Ils ne manquent pas de se mettre en scène, de rejouer leur confrontation avec les monstres marins, tout en ignorant les réalités culturelles et sociales des populations humaines rencontrées.

Le cinéma devient alors un élément essentiel pour raconter des aventures d’un genre nouveau, qui demeure cependant tributaire d’une culture et de représentations coloniales[19].

Les animaux marins sont les objets de la chasse et de la pêche : les explorations sous-marines de Hans Hass sont d’abord celles d’un « chasseur sous-marin »[20]. Il est rejoint en cela par Bernard Gorsky et ses compagnons de l’expédition Moana[21]. Cousteau et son équipage n’ont eux-mêmes que peu de considérations pour les animaux marins qu’ils croisent. Certaines scènes du Monde du Silence sont édifiantes[22]

La chasse et la confrontation avec des « monstres marins » demeurent, jusqu’au début des années 1970, les vecteurs les plus susceptibles de susciter l’intérêt des spectateurs de cinéma et des téléspectateurs pour le spectacle sous-marin. La caméra est alors devenue l’œil sous-marin par excellence, celui capable de transporter virtuellement dans un monde étranger à nos sens et dans lequel évoluent des créatures à la fois merveilleuses et dangereuses.

Les objectifs affichés des expéditions de Cousteau et de bien d’autres « explorateurs » évoluent  dans un contexte où émerge l’appétit des classes moyennes occidentales pour un certain type de loisirs télévisuels, à mi-chemin de la vulgarisation scientifique et du reportage à sensation : « It was probably inevitable that as wildlife films began to carve out a larger slice of the television pie in the 1980s and 1990s they began to attract the attention of those eager to expose their contradictions.While academicians averted their gaze, critics and journalists began to look closely at wildlife films—so too did environmentalists, broadcast industry watchers, and investors. What they saw were films balanced precariously on a tightrope between two poles: science and storytelling. Wildlife films often included accurate scientific information, but were nevertheless highly cinematic in their treatment of it, in their use of techniques of classical narrative cinema that did not so much illustrate facts as to dramatize them. »[23]

 

C’est à cette époque cependant que s’effectue le tournant écologique pour les deux représentants les plus connus de ce courant cinématographique, Hans Hass et Cousteau. Abandon par conséquent de la chasse et des aventures sous-marines. La conscience écologique et la nécessité de protéger des écosystèmes marins en voie de destruction deviennent le leitmotiv et l’objet de leurs actions. Ces actions sont au centre de séries de films produits par l’équipe de Cousteau et diffusés aux Etats-Unis et au Royaume-Uni de 1968 à 1976.

Que représentent les actions de ces personnages, alors convertis à l’écologie, dans l’espace médiatique au début des années 1970 ? Selon Janine Marchessault, les films de Cousteau, à commencer par le Monde du Silence (1956), « helped to introduce a technological humanism and an environmental ethos that, while pointing toward the future of the planet, revealed the earth’s previously undisturbed and unseen depths in ways both utopian and imperial. »[24]

Les explorations de Hass et de Cousteau ont permis de multiples innovations technologiques dans le domaine du cinéma sous-marin, avant même d’accéder à une meilleure compréhension de la vie des espèces marines. Ces recherches n’étaient pas désintéressées et, au moins pour Cousteau, elles avaient été financées à leurs débuts par des entreprises telles que la British Petroleum (BP) et la National Geographic Society. Il faut dire aussi que la famille de Simone Cousteau, née Melchior, avait beaucoup aidé au début et particulièrement au moment de l’achat de la Calypso.

De fait, les aventures très médiatisées de ces nouveaux explorateurs s’inscrivent à la fois dans des environnements manufacturés, à haute densité technologique – les appareils de plongée, les caméras, les instruments de navigation – et dans des environnements organiques – l’océan, la terre, les étoiles. Comment ces environnements interagissent et quelles sont les conséquences de leur action sur les écosystèmes marins ? Ce sont des questions qui apparaissent à mesure que les études sur les représentations du monde sous-marin sont plus nombreuses, et il faudra tenter d’y répondre en prenant en compte leur inscription dans le champ des sciences sociales et des études cinématographiques.

 

Avec le développement des loisirs télévisuels, l’appétit pour des récits mettant en scène la rencontre (réelle ou imaginée) entre humains et animaux marins donne ainsi naissance à un genre particulier, à mi-chemin du documentaire et de la fiction, dont les techniques narratives et la sophistication des équipements utilisés interroge désormais les modalités d’une rencontre entre humains et animaux marins.

 

4.      En parallèle se développe un cinéma de fiction, qui consiste, au début, à adapter certains « classiques » de la littérature de la mer avant de commencer à explorer des thématiques qui lui sont propres : Moby Dick et Vingt Mille Lieues sous les Mers sont des exemples emblématiques de telles adaptations. En ce sens, le cinéma de genre permet de définir (entre autres) la place que tient la représentation de l’animal marin dans la culture populaire du divertissement cinématographique. Un cinéma de fiction ayant pour sujet la rencontre des humains avec les animaux marins apparait de manière concomitante avec le développement des travaux scientifiques.

Les craintes, réelles ou fantasmées, que représentent les grands animaux marins, à une époque où se développent les loisirs maritimes, sont profondément ancrées dans la conscience des populations qui accèdent en masse aux rivages à partir du milieu du 20ème siècle. Dès lors, le cinéma de fiction évolue rapidement vers un genre dans lequel certains animaux marins sont clairement désignés comme dangereux pour les humains…

Quels sont alors les thèmes de ce cinéma et comment ont-ils évolué à mesure que se développe un intérêt des sociétés occidentales pour l’océan et les loisirs des séjours marins ? Cet appétit pour la mer s’accompagne pourtant d’une appréhension des dangers, réels ou supposés, de la rencontre avec les grands animaux marins.

Le requin occupe une place centrale dans ces représentations : le cinéma et la télévision ont popularisé ces rencontres (interactions ?) avec l’un des plus grands prédateurs marins. Le cinéma de genre lui réserve une place de choix dans la galerie de monstres marins qui ont envahi les salles obscures. Ce narratif, à rebours d’une connaissance véritable, a contribué à l’apparition d’un genre documentaire à part entière[25]. Il n’est pas indifférent non plus que le premier grand « blockbuster » des années 1970 met en scène les attaques d’un grand requin blanc sur des baigneurs à proximité de rivages devenus les lieux de rendez-vous préférés de la ‘leisure class’ occidentale[26]



[1] Jean Griffet, Aventures marines: images et pratiques (Paris, France: L’Harmattan, 1995), 20‑21.

[2] Nicole Starosielsky, « Beyond Fluidity: A Cultural History of Cinema under Water », in Ecocinema theory and practice (Routledge, 2013), 149‑68.

[3] Starosielsky, 158.

[4] Jean-Michel Durafour, L’étrange créature du lac noir de Jack Arnold: aubades pour une zoologie des images, Collection « Débords » (Aix-en-Provence: Rouge profond, 2017), 85.

[5] Chet Van Duzer, Sea Monsters on Medieval and Renaissance Maps, Nouvelle éd. (London: The British Library, 2014).

[6] Gaston Duchet-Suchaux et Michel Pastoureau, Le bestiaire médiéval: dictionnaire historique et bibliographique (Paris: Léopard d’or, 2002).

[7] Duchet-Suchaux et Pastoureau, 6.

[8] Cyrille P. Coutansais, Les hommes et la mer (Paris: CNRS éditions, 2017), 142.

[9] Coutansais, 144.

[10] Eric Jay Dolin, Leviathan: the history of whaling in America, 1st ed (New York: W.W. Norton & Company, 2007), 353.

[11] Helen M. Rozwadowski, « Fathoming the Ocean — Helen M. Rozwadowski | Harvard University Press », 2005.

[12] Margaret Cohen, The underwater eye: how the movie camera opened the depths and unleashed new realms of fantasy (Princeton, New Jersey: Princeton University Press, 2022), 26.

[13] Peter J. leB Williams et al., Ernst Haeckel: art forms from the abyss: images from the HMS Challenger expedition (Munich ; New York: Prestel, 2015).

[14] Louis (1859-1934) Boutan, La photographie sous-marine et les progrès de la photographie / par Louis Boutan,..., 1900, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10250505.

[15] Étienne-Jules Marey, Le Mouvement, par É.-J. Marey,... (Paris: G. Masson, 1894), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626089q.

[16] Roxane Hamery, Jean Painlevé: le cinéma au coeur de la vie (Rennes, France: Presses Universitaires de Rennes, 2008), 64.

[17] Hamery, 68.

[18] Hamery, 123.

[19] Voir Starosielsky, « Beyond Fluidity », p.150.

[20] Hans Hass, Mes chasses sous-marines: parmi les coraux et les requins dans la mer des Caraïbes, trad. par Colonel Pinaud (Paris, France: Éditions Ditis (Étampes, Impr. la Semeuse), 1962); Hans Hass, Trois chasseurs sous la mer: [Drei Jäger auf dem Meeresgrund, trad. par H. Daussy (Paris, France: Arthaud, 1956).

[21] Bernard Gorsky, Le Tour du monde de la chasse sous-marine sur un voilier: Livre 1er. Caraïbes-Polynésie (Paris, Éditions de la Pensée moderne (impr. de G. Rochat), 1956, France, 1956).

[22] Henry Samuel, « Row Erupts in France over Famed Sea Explorer Jacques Cousteau’s “disgusting” Abuse of Marine Life », 8 juillet 2015, sect. World, http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/france/11726747/Row-erupts-in-France-over-famed-sea-explorer-Jacques-Cousteaus-disgusting-abuse-of-marine-life.html.

[23] Derek Bousé, Wildlife films (Philadelphia, Etats-Unis d’Amérique: University of Pennsylvania Press, 2000), 84.

[24] Janine Marchessault, Ecstatic worlds: media, utopias, ecologies (Cambridge, Massachusetts, Etats-Unis d’Amérique: The MIT Press, 2017), 55.

[25] Kathryn Ferguson, « Submerged realities: shark documentaries at depth », Atenea XXVI (juin 2006): 115‑29.

[26] Beryl Francis, « BEFORE AND AFTER “JAWS”: CHANGING REPRESENTATIONS OF SHARK ATTACKS », The Great Circle 34, no 2 (2012): 44‑64.

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