dimanche 18 décembre 2022

Midjourney, Luminar et la question de l'identité artistique

 Je reproduis (une fois n'est pas coutume) un texte de Lev Manovich qui aborde quelques unes des questions posées par le développement de ces nouveaux outils de création qui ont la particularité d'utiliser les évolutions les plus récentes des systèmes experts (deep learning, en particulier) plus communément désignés sous le nom d'"Intelligence Artificielle" (AI)

Nul doute que ces questions seront au centre de la création d'images numériques au cours des prochaines années, ce qui posera bien évidemment la question de l'identité de l'artiste et du caractère "original", et non simplement "reproductible" de l'oeuvre d'art.

(notes on #midjourney, #stablediffusion, #dalle, #GPT3)

13. AI image synthesis and the question of artistic identity

Synthetic media (art, design, music, writing, etc. synthesized by neural networks) challenges our ideas and art and creativity in more ways than one. In this note I will briefly discuss one such challenge. Traditionally artists, writers, composers, photographers, filmmakers, choreographers, and other creators we consider to be very successful are identified by their unique "styles." Or, if you don't like this term, you can use instead  "artistic language" or simply "form" (vs. "content"). 

Of course, some variation within a single style/idiom was allowed -  as long as the creator's works still separated her/him from others. The creator could also change their style over time multiple time (e.g. Picasso) - but also only long as each style was unique in relation to others working in a given artistic field.

Synthetic media challenges this fundamental assumption. Tools and models such as Midjourney, Stable Diffusion, gpt-3, Jasper AI and dozens of others allow us to equally easily generate media in hundreds of styles. With AI image synthesis tools, you simply include phrases ‘in the style of X” or “by X.” The attached images show selected examples of names of well-known artists, illustrators, designers, architects, fashion designers which you can use as such “X.” AI writing tools can similarly simulate writing styles of numerous well-known writers.

This challenges our fundamental assumption that an artist needs to have her unique style / aesthetics / artistic language. I can use a single prompt in Midjourney and generate the image with the same content in numerous different styles. And I can also create new styles by mixing various names, references to different media, and by adding other terms to my prompts. 

Given this, why do I need to choose a single style / aesthetics / form and stick to it? In my artistic daily experiments with Midjourney for the last six months, I used a number of very different styles. I like them, and I don’t want to force myself to choose only one.

If a creator does not need to develop her unique style anymore, how would she separate herself from other creators? You maybe tempted to say: art is not just about style / style / aesthetics / artistic language, it is about ideas and concepts. This is certainly true - but at least historically, successful creators combined particular content and particular “form” - and in fact, form often was more important. Imagine if Bosh painted his “content” in a common style of his contemporaries. He would be much less interesting. 

If we look at the histories of human culture, the diversity of styles was much larger than the diversity of content. Classical European art of 17th-18th centuries is a perfect example here. A small number of content “templates” (i.e. genres) such as scenes from the Bible, a portrait, a still-life, and a few types of landscapes and a few others are repeated endless. Most of famous artists did not introduce some new content types. Instead they worked in existing genres and innovated stylistically. Modernist revolution (1870-1930) followed similar pattern. Paul Cézanne does not invent new genres of art. His subjects are very commonplace - a still-life, a portrait, a landscape. What he does invent is a new way of seeing such subjects.

So what will creators do now? Will they use synthetic media tools in the same way as all previous creative tools? I.e., despite endless possibilities for style variation available, they would choose particular ones and only use them? Or will our understanding of uniqueness and creative identity change in some fundamental ways?   

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From my response to a comment below: What about post-modern ? How does this relates to my argument? "Note that famous post-modern artists still often had consistent styles. For example, Warhol famous prints have similar compositions and visual aesthetics. But some artists did became famous not via a style of conjecture but a procedure (e.g, Cindy Sherman and other “picture” appropriation artists of her generation.)  So maybe we will see more use of such ew "procedures" in the future - although it’s not easy to invent new ones.

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From my other later comment below - "Can computer really learn somebody artistic language so easily? I often say no, because in best human art form and content cant be separated. So for example, van Gogh does not have a "style" which can be used as a filter on any new content. His brushstrokes change depending on what he is painting. But it can be only a matter of time before this is also simulated."

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Examples of styles Midjourney can generate:

https://ckovalev.com/midjourney-ai/about

vendredi 22 janvier 2021

A propos du miroir de Claude

Intéressons-nous d’abord à quelques éléments de définition de cet objet, le miroir noir, appelé aussi « miroir de Claude », en référence au peintre le plus connu pour l’avoir utilisé, Claude Gelée dit « le Lorrain ». Dans son livre, Le Miroir noir, Arnaud Maillet en donne d’abord une définition minimale qui est, pour lui, le plus petit dénominateur commun aux miroirs de Claude : miroir convexe teinté. Le noir est la couleur la plus commune du miroir de Claude. Cependant, entre le miroir blanc et le miroir noir, « il existe toute une gamme de couleurs et de valeurs possibles, y compris la couleur argent – de valeur variable… Ces différents tains ou couleurs, selon la technique de fabrication du miroir, servaient à obtenir des effets variés  selon le temps… Mais quel que soit le miroir de Claude retenu, la valeur de sa couleur tend toujours vers le sombre »[1].

Miroir noir, dit "miroir de Claude" (image reprise du site Le Compendium)

 L’autre caractéristique du miroir de Claude est sa convexité. Elle va jouer un rôle important dans la perception de l’espace et le rendu de la perspective. Cette convexité est très peu prononcée, afin de permettre d’y voir aussi les objets distants et de petite taille. Enfin, Arnaud Maillet note que les formes de ces miroirs varient elles aussi. Ainsi, « Le Science Museum de Londres possède quatre types de miroirs de Claude : carré, rectangulaire, circulaire et ovale… Mais dans l’esprit des gens de lettres du XVIIIe siècle, le miroir de Claude reste le plus souvent circulaire… De façon générale, si ces miroirs étaient plutôt circulaires au XVIIIe siècle, ils seront davantage rectangulaires au XIXe siècle.»[2]

Il reste que, selon l’auteur, il est devenu difficile de trouver aujourd’hui des exemplaires bien conservés de ces objets qui, s’ils n’ont pas été donnés à des brocanteurs, sont le plus souvent conservés chez des particuliers. En réalité, ajoute Arnaud Maillet, « j’ai bien du mal à croire que les grandes institutions n’en détiennent pas dans leurs réserves. Ils doivent être au fond des collections, oubliés à cause des vicissitudes de l’histoire, des modes de conservation, des goûts historiques personnels des conservateurs mais aussi maintenus là simplement par une totale ignorance de cet instrument. »[3]

Intéressons-nous cependant à un autre aspect de l’utilisation de succédanés et de miroirs de Claude, cette fois en photographie. En effet, l’utilisation d’un miroir noir, ou d’un dispositif qui y ressemble, ne sert plus à modifier un éclairage naturel afin de créer une « lumière vespérale, mais à retrouver le contraste d’une lumière naturelle déformée par l’éclairage artificiel d’un  intérieur… »[4] On peut donc considérer que l’utilisation de verres de contraste par les chefs opérateurs de cinéma a longtemps permis d’éviter les surprises désagréables au moment du tirage en laboratoire.

Dans le livre d’Arnaud Maillet, Le Miroir noir, on trouve ainsi deux photographies montrant l’une le cinéaste Jean-Marie Straub regardant à travers un verre de contraste, et l’autre le chef opérateur William Lubtchansky observant un reflet dans son verre de contraste. D’après Arnaud Maillet, « Ce verre donne une idée (selon Danièle Huillet, épouse de Jean-Marie Straub, qui insiste sur ce mot) de ce que sera le contraste sur la pellicule une fois impressionnée. Car si l’œil ne cesse de corriger les variations lumineuses et les contrastes, la pellicule, elle, ne le fait pas, comme me l’a précisé le chef-opérateur Renato Berta. Pour les pellicules noir et blanc, un verre jaune tirant légèrement sur le marron est utilisé. Il en existe d’autres pour les pellicules couleur, comme le verre bleuté. Pour chaque sensibilité de pellicule on a créé un verre de contraste correspondant. Il ne s’agit donc pas d’un filtre coloré, comme les verres de Claude, qui modifie les couleurs, mais d’un verre qui donne une idée des contrastes, à la manière du miroir de Claude. Du reste, l’opérateur Claude Renoir se servait de ce verre non pas en regardant à travers cet instrument, mais comme d’un miroir en le collant parfois très près de son œil, sur son nez afin d’y voir un reflet très net dont la teinte et surtout le ton soient identiques à ceux observables sur un bon miroir de Claude » (Le Miroir noir, p. 106)

[1] Arnaud MAILLET, Le Miroir noir, Ed. Kargo, Paris, 2005, p.13.

[2] Op.cit. p. 16.

[3] Ibid. p. 26.

[4] Op. cit. p. 105.

 

Figure 1 William Lubtchansky observant un reflet dans son verre de contraste


Figure 2 Jean-Marie Straub regardant à travers un verre de contraste


 

Bibliographie :

 En dehors de ce livre, Le Miroir noir, paru aux éditions Kargo – l’Eclat en 2005, on retiendra la parution prochaine aux Presses du Réel de la thèse de doctorat d’Arnaud Maillet : « Les peintres et les instruments d’optique (1750 – 1850) »

Une autre référence intéressante (bien qu’il n’y soit jamais question du miroir noir du Lorrain) :  Le Miroir, par Jurgis Baltrusaïtis, Elmayan – Le Seuil, Paris, 1978.

Dans une autre perspective, illusionniste cette fois, l’utilisation de miroirs par des artistes contemporains renvoie (entre autres) aux installations, réelles ou imaginaires, du père jésuite Athanasius Kircher (1602 – 1680), décrites dans son ouvrage, Ars magna lucis et umbrae (Le grand art de la lumière et de l’ombre) ainsi qu'aux diverses théories et réalisations concernant les miroirs paraboliques et les miroirs ardents depuis l'antiquité. On pourra voir, par exemple, les installations de Markus Raetz et de Felice Varini au Château d’Oiron dans les Deux-Sèvres ou les anamorphoses photographiées par Georges Rousse…

 


Figures 3 et 4 : Silhouette, par Markus Raetz, Oiron (1992)


Un autre thème récurrent, celui de la traversée du miroir, se retrouve dans la littérature (Alice…) et au cinéma (Le Sang d’un poète, Jean Cocteau, 1930).

On peut encore décliner de différentes manières le thème des silhouettes et du miroir ou des silhouettes dans le miroir (photo prise à l’intérieur du château d’Oiron) :