dimanche 2 juin 2013

"L' Attentat" de Ziad Doueiri : les jeux de la vraisemblance et du point de vue


Oublions  "La Vie d'Adèle" pour le moment. Oublions aussi le film controversé de N. W. Refn, "Only God Forgives" ou l'adaptation assez plate de "Gatsby",  le roman culte de F. S. Fitzgerald, par Baz Luhrmann, pour nous intéresser à une autre adaptation : celle réalisée par le cinéaste libanais Ziad Doueiri, à partir du roman éponyme de Yasmina Khadra, "L'Attentat".

A travers la trajectoire du médecin palestinien à la recherche des motivations qui ont conduit sa défunte épouse à se faire exploser dans un restaurant rempli d'enfants en train de faire la fête, ce sont deux questions qui traversent le film - des questions qu'on est amené à se poser, inévitablement -, et qui surgissent d'ailleurs, mais d'une autre manière peut-être, à la lecture du roman : la première ayant trait à la vraisemblance de l'histoire racontée, et la deuxième au point de vue adopté. Cela sans préjuger de la réussite même de cette adaptation à laquelle nous nous intéresserons ensuite.
Résumons la trame du film qui adopte, jusqu'à un certain point, celle du roman : un médecin arabe, en apparence parfaitement intégré à la société israélienne, va découvrir que sa femme est la kamikaze qui vient de commettre un attentat en plein cœur de Tel Aviv. Refusant tout d'abord de reconnaître la réalité de cet acte, il va ensuite réaliser qu'il y avait tout un aspect de la vie de son épouse qu'il ignorait - et qu'elle lui cachait. Il va se lancer alors à la recherche des commanditaires supposés de l'attentat et des personnes qu'elle rencontrait à son insu, pour tenter de comprendre les motivations de cette femme. Le film adopte le point de vue du Docteur Jaafari - le médecin arabe israélien - et ne le quitte jamais.

 

La question de la vraisemblance tout d'abord : lorsqu'on connait la société israélienne, et l'apartheid mental sur lequel elle est construite, il est difficile d'imaginer la place que pourraient y tenir des arabes israéliens, seuls ou en famille, autrement qu'en vivant dans un perpétuel état de schizophrénie plus ou moins dissimulée. Et d'ailleurs, dans le roman de Yasmina Khadra ce qui d'emblée posait problème, c'est la facilité avec laquelle était acceptée la situation du médecin arabe, participant à travers sa trajectoire à la promotion et à la justification d'une certaine société libérale et bourgeoise, acquise à des valeurs telles que le respect des droits de l'homme, l'égalité homme femme, etc. Il paraissait ainsi parfaitement naturel qu'un arabe israélien puisse se retrouver au milieu de ces juifs - originaires d' Europe, pour la plupart - et, ayant adopté leur mode de vie et leurs valeurs, habite les beaux quartiers de Tel Aviv ou des environs - ce n'est pas précisé.  
Pourtant cette vie, telle qu'elle est décrite dans les premières minutes du film, et telle qu'on peut l'imaginer dans le roman, n'a pas grand-chose à voir avec le vécu des arabes d'Israël et avec les relations qu'ils entretiennent avec la société israélienne, ses institutions civiles et son armée - les arabes israéliens sont exemptés du service militaire. Lorsqu'on sait par ailleurs,que l'armée est un des éléments majeurs par lesquels s'opère la socialisation des jeunes israéliens, on comprend qu'il ne peut être question d'évoluer normalement dans la société civile lorsqu'on est tenu à l'écart de cette institution.
La position du Dr Jaafari apparait dès lors quelque peu artificielle, de même que la reconnaissance professionnelle que lui manifestent ses pairs lors de la cérémonie qui ouvre le film.
L'acte de Siham - l'épouse du Dr Jaafari - peut alors être compris comme une tentative pour résoudre la contradiction de l'être vivant dans un monde auquel il n'appartient pas et qui ne le reconnaît pas pour ce qu'il est.  Pour des palestiniens venant des territoires occupés et vivant dans le monde de l'occupant - pour éclairé qu'il soit, c'est tout de même l'occupant - la situation peut devenir impossible à vivre, surtout si, à travers leur histoire personnelle on comprend qu'il ont déjà vécu un traumatisme en rapport avec cette situation. Ce qui apparaît très bien dans le roman est, en revanche, à peu près complètement absent du film. Siham Jaafari se fait sauter et les explications viendront tout à la fin mais, peut-être bien trop peu et trop tard, et en tous cas elles sont données par des personnages (le neveu du docteur, un prêtre maronite) dont tout porte à croire qu'ils ont quelques raisons de ne tenir qu'un discours biaisé qui aboutira, comme toujours, à la sacralisation du "martyre".
Le temps d'exposition du roman, le temps de la lecture et de la réflexion, sont évidemment autre chose que le flux continu d'images et de sons, d'ellipses et de mouvement, qui sont la caractéristique d'une projection d'une heure et quarante cinq minutes. La faiblesse du film est donc dans ces silences et dans ces raccourcis qui oblitèrent finalement la profondeur de l'engagement des personnages, ne leur laissant que le temps de prononcer quelques phrases, celles-ci la plupart du temps n'étant rien d'autre que des déclarations faites sur un ton convenu,  et qui ne permettent pas de commencer à comprendre ce qui a pu conduire cette jeune femme à commettre un acte aussi radical. Et pourtant c'était bien là l'objet annoncé, dès le début, de la quête du Dr Jaafari : comprendre le sens de l'engagement de sa femme et, peut-être surtout, comprendre pourquoi cet engagement a été vécu comme un divorce définitif avec le monde qu'a choisi son mari...
C'est par le point de vue du Dr Amin Jaafari (incarné par Ali Suleiman) que cette quête est conduite. Point de vue exclusif - Jaafari est présent dans presque tous les plans - et la plupart du temps très explicite. Mais longtemps pourtant le héros fait preuve d'un autisme remarquable : il ne comprend rien, ou alors il ne veut rien comprendre - et ça semble assez incroyable, compte tenu de l'ambiance à Tel Aviv au début des années 2000, pendant la grande vague d'attentats suicides. Ainsi, le soir de l'attentat, lorsque son neveu Adel débarque chez lui à l'improviste pour récupérer des effets "personnels" et repart aussitôt, il ne semble pas trouver bizarre que le jeune homme choisisse de rentrer précipitamment à Naplouse (en Cisjordanie occupée) alors que des barrages ont été dressés  un peu partout sur les routes. Ce personnage de Jaafari semble ainsi errer en permanence, partagé qu'il est entre l'incompréhension face à ce qui lui arrive et toujours incapable de déchiffrer les signes qui pourtant n'ont cessé de s'accumuler (il faudra la lettre posthume de son épouse pour qu'il comprenne que tout était déjà là, devant lui).
 On ne comprend pas plus le sens de l'engagement de certains palestiniens de religion chrétienne (comme Siham elle-même), engagement politique incontestablement, qui s'il avait pu être explicité dans le film aurait peut-être permis de mieux saisir la dimension véritable de la lutte des palestiniens au lieu de voir celle-ci réduite à des actes terroristes particulièrement horribles (le "Ground Zero" de Jénine ne permet pas cette compréhension et apparaît plutôt comme un "tag" de plus dans un film qui en compte déjà pas mal).
Le film se termine de manière étrange, avec un plan "en suspens", et le héros debout, immobile dans un lieu non identifié (une gare d'autobus ?), apparaît lui aussi en attente de quelque évènement qui viendra clore cette tragédie (sans doute une référence à la fin du roman qui est, quant à elle, complètement escamotée dans le film).
Au final, le film de Ziad Doueiri impressionne plus par sa vision humaniste et son honnêteté que par ses qualités cinématographiques. Compte tenu des difficultés qu'il a rencontrées tout au long du périple qui l'a conduit de la réalisation à la distribution de ce troisième long métrage, on peut lui reconnaître le mérite de la persévérance... C'est déjà beaucoup.

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