lundi 7 mars 2016

Web et médiation culturelle : vers une nouvelle muséographie ?



André Malraux chez lui (photo : Maurice Jarnoux)

Une grande partie des changements produits par le numérique concerne notre manière d’acquérir des connaissances et la manière dont des organisations – institutions publiques et privées – se chargent de mettre à disposition ces connaissances. Le Web, ou World Wide Web, est devenu aujourd’hui l’un des principaux outils de partage des savoirs, et son évolution à partir des années 2000 et la mise en place d’une évolution majeure qu’on a appelé « Web 2.0 » a fait entrer le réseau dans une nouvelle ère.
La période que nous vivons, en effet, a été marquée par l’arrivée de nouvelles technologies qui ont permis d’intégrer des contenus plus riches – vidéo et interactivité, en particulier – et de transformer complètement l’utilisation du réseau. Il est indéniable que les organisations, en particulier celles en charge de la culture et de la conservation du patrimoine, ont vu dans cette émergence d’un Internet plus convivial et plus rapide, la possibilité d’adopter de nouvelles stratégies de communication en direction des centres de recherche ou des particuliers. L’un des éléments les plus importants de ces stratégies avait trait à la numérisation  des documents et des bibliothèques, rendant possible l’accès des sources en tous points de la planète. Un autre élément apparu avec le Web 2.0 a été très rapidement la possibilité d’inclure des présentations multimédias, lesquelles sont devenues progressivement plus riches et plus importantes à mesure que se développaient les capacités des réseaux. C’est ainsi qu’on a pu voir apparaitre un certain type de sites aux contenus enrichis par des possibilités d’interactivité étendues, qu’on a pu appeler des « musées virtuels ».
On a pu dire que cette « révolution » du numérique permise par le Web 2.0 a été aussi le point de départ d’une évolution des concepts opérationnels de la médiation culturelle. Si la médiation des œuvres d’art a toujours accompagné la découverte des œuvres par des dispositifs classiques de sensibilisation, tels que conférences, articles de presse ou films vidéo, le développement des technologies de « réalité augmentée » ont fait entrer les musées et les centres de diffusion de la culture dans une ère dite de « médiation numérique ». Cette transformation ne s’est pas déroulée sans à-coups et on a pu parler à ce sujet de « choc des cultures »[1]. Pour mieux comprendre comment a été conduite cette évolution, il importe d’en connaitre les fondements épistémologiques en posant la question de savoir si la culture numérique modifie le mode d’acquisition des connaissances et si cette modification entraine une redéfinition du rôle de la médiation culturelle. Cette question sera traitée dans une première partie.
Une deuxième partie sera consacrée aux principes et aux technologies qui guident les différents acteurs de la médiation sur le réseau Internet. Le développement de nouvelles formes de médiation sur le Web sera abordé. Les acteurs de la médiation culturelle ont été amenés à repenser la relation des institutions en charge du patrimoine avec leur public potentiel. Quelles sont les conséquences de ces évolutions dans le fonctionnement des organisations elles-mêmes ? Un autre développement spectaculaire a été celui des réseaux sociaux dédiés à diverses formes de médiation, scientifique, technique ou artistique. Ce sont des plateformes collaboratives, pour la plupart, qui ont pour objet la diffusion des connaissances les plus diverses et qui ne sont pas liées aux grands réseaux que nous connaissons. Il est certainement intéressant d’explorer leur rôle et de se demander s’il peut être assimilé à celui de médiateur culturel.
1.      La médiation culturelle à l’épreuve du Web : une culture numérique en gestation ?
L’émergence de ce qu’on peut appeler une « culture numérique » et ses conséquences sur les différentes formes de médiation culturelle est liée aux changements techniques récents qu’a connus la « médiasphère » à travers la généralisation du traitement numérique de l’information et ses applications : audiovisuel numérique, Gigabit Ethernet, Big Data et, bien sûr, Web 2.0 et objets connectés. Ces changements ont des conséquences épistémiques et ont permis « à la fois de prendre conscience d’une dimension collective et sociale de la connaissance (étudiée aujourd’hui par l’épistémologie sociale) et de remettre en cause certaines théories épistémiques. »[2]
Le recours au réseau Internet est devenu, de manière presque automatique, le passage obligé pour la recherche d’informations ou pour l’acquisition de connaissances. Qu’il s’agisse de puiser dans l’encyclopédie libre ou de se diriger dans une ville, il est devenu habituel de se connecter au réseau et d’utiliser la médiation d’acteurs non-humains. Il est donc légitime de questionner cette culture numérique en formation sur la nature des outils qu’elle utilise et les conséquences de leur usage pour les différentes formes de médiation culturelle.
On peut, comme le soulignent Willaime et Hocquet, considérer que le numérique rassemble différentes manières d’utiliser les outils que l’informatique met à notre disposition, mais que celle-ci n’est qu’une partie du numérique, qui pourra lui se retrouver dans d’autres champs culturels. Cependant, l’évolution des outils informatiques eux-mêmes, avec le Web 2.0, contribue à la définition de nouvelles modalités d’acquisition des connaissances. C’est ainsi que les visiteurs d’un site Web peuvent aujourd’hui agir sur son contenu et ne plus en être de simples spectateurs. Cette évolution est bien sûr fondamentale pour la médiation culturelle, et les musées vont progressivement en prendre conscience et tenter d’intégrer ces nouvelles possibilités à leurs sites et dans le cadre réel des visites.
En suivant Willaime et Hocquet, on peut estimer que les possibilités offertes par le numérique « ne sont pas qu’une illustration de la construction nécessairement communautaire des connaissances, elles sont surtout un moyen de remettre en cause certaines positions épistémiques. »[3] La question posée alors par l’utilisation du Web pour la médiation culturelle est celle des enjeux de la numérisation du patrimoine et de l’impact social ou politique de la mise à disposition des collections grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. Ici, ce sont les concepts de « musée virtuel » et de « médiation numérique » qui sont interrogés. On utilisera le terme de médiation numérique plutôt que celui de médiation culturelle numérique, car les deux termes sont interchangeables dans le cadre de cet exposé.
Le musée virtuel est un objet qui est apparu sur le Web, avec le développement d’un réseau plus rapide, reposant sur un web sémantique et un web des données qui sont les évolutions les plus récentes de l’architecture proposée par Tim Berners Lee et le W3C[4]. Mais le musée virtuel apparait aussi comme une sorte d’incarnation électronique, en dehors du cadre mental des individus, du musée imaginaire d’André Malraux. Cependant, l’ancien ministre de De Gaulle entrevoyait un lieu qui ne peut exister que dans notre mémoire, un musée qui n’en a que le nom, mais pas les murs. Un lieu impossible, que seule l’imagination est capable de concevoir. Aussi, la seule visualisation permettant d’accéder à ces collections « virtuelles » est celle permise par le livre et la photographie. Malraux disait d’ailleurs lui-même que le musée imaginaire ne peut exister que dans l’esprit des artistes.
Le musée virtuel du 21ème siècle est donc quelque chose d’autre, tout en rappelant par son absence de matérialité cet imaginaire aux contours flous auquel Malraux pensait peut-être. Une définition du musée virtuel a été donnée par Andrews et Schweibenz dans la revue Art et Documentation, en 1998 : « une collection d’objets numérisés articulée logiquement et composée de divers supports qui, par sa connectivité et son caractère multi-accès, permet de transcender les modes traditionnels de communication et d’interaction avec le visiteur… il ne dispose pas de lieu ni d’espace réel, ses objets, ainsi que les informations connexes, pouvant être diffusés aux quatre coins du monde. »[5] Dans cette même note, Schweibenz applique cette définition à plusieurs catégories de sites déjà présents sur Internet :
-          Le musée-brochure : il s’agit d’un site Web qui constitue en quelque sorte la porte d’entrée du musée. Son objectif est d’informer les visiteurs potentiels et il n’a pas encore les caractéristiques d’un musée virtuel.
-          Le musée-contenu : le site Web présente les collections du musée et invite le visiteur à les découvrir en ligne. Son organisation et son fonctionnement sont identiques à celui d’une banque de données sur les collections et il n’apporte pas d’éclairage didactique sur les collections.
-          Le musée pédagogique : le site propose cette fois différents points d’accès en fonction de l’âge, des centres d’intérêt et des connaissances des visiteurs virtuels. L’information n’est plus orientée sur l’objet mais sur le contexte. Le site est conçu dans une optique didactique et propose des liens vers des ressources en ligne complémentaires, ce qui incite le visiteur à aller plus loin et à revenir sur le site. Il y a donc une tentative de création d’une relation entre le musée et le visiteur, relation qui peut prendre la forme de visites au musée.
-          Le musée virtuel : il représente la continuité du musée pédagogique, faisant intervenir la relation avec le visiteur et la création de liens avec d’autres collections numérisées. Il concrétise, en quelque sorte, le principe du « musée sans murs » d’André Malraux.
Mais, face à de tels développements, on a pu se poser la question de la légitimité de ces musées virtuels, surtout au regard de la pérennité du patrimoine et de la conservation des œuvres. En effet, pouvait-on se demander, ces opérateurs virtuels n’allaient-ils pas supplanter à terme les structures en dur ? Et, s’il est aisé de vérifier la légitimité de ces dernières, quelles sont les modalités qui permettent d’évaluer celles de leurs homologues virtuels ? Selon Cary Karp, « dans la mesure où le musée virtuel n’a pas de dimension matérielle, mais peut néanmoins ressembler en tout point au prolongement numérique d’un musée de briques et de ciment, comment s’assurer de son authenticité ? Les institutions virtuelles ne peuvent être jugées qu’à l’aune des données numériques qu’elles mettent sur Internet. Or si l’ouverture d’un musée physique nécessite un investissement considérable en temps, en efforts et en capitaux, et s’il n’est guère probable que quelqu’un construise un bâtiment qui ne serait qu’une coquille vide, en revanche, créer un musée virtuel n’existant que sur Internet peut prendre moins d’une heure, et fait appel à des ressources techniques aisément disponibles pour tout internaute. »[6]
Museomix, Lyon 2012
On voit que ce problème n’a toutefois pas arrêté le mouvement de dématérialisation des collections des musées et, en parallèle, le mouvement d’intermédiation numérique. Cary Karp concluait d’ailleurs son article de 2004 en appelant la communauté des musées à exploiter le potentiel représenté par le numérique plutôt qu’à chercher à l’entraver. Dix ans plus tard, son injonction semble avoir été écoutée, puisque les plus grands établissements de la planète ont mis en ligne, parfois avec des moyens et des objectifs sensiblement différents, des portails disposant d’importantes ressources multimédias, et selon des logiques de vitrine ou de réseaux que nous tenterons d’expliciter dans la deuxième partie.
Ce n’est sans doute pas avec enthousiasme que bon nombre de conservateurs ont suivi cette évolution et on a pu parler à ce sujet de « mariage de raison du musée d’art et du Web »[7]. Les craintes initiales d’assister à une « désacralisation de l’art » (ce qui en dit long sur les a priori élitistes des personnes responsables) et à une baisse de fréquentation ne s’étant pas confirmées, cette émergence d’une véritable culture numérique dans le monde de la médiation culturelle a permis une redéfinition des liens avec le public et des stratégies de communication.  Les initiatives se sont multipliées tout au long des années 1990-2000 et on a pu voir prendre forme des positionnements complémentaires de l’offre Internet par rapport au musée : la vente en ligne a commencé à se développer même si, en France elle est restée longtemps en-deçà de ce qui se faisait dans les pays anglo-saxons. Progressivement cependant, la médiation culturelle s’adapte aux demandes formulées par les publics, et on voit se développer de véritables stratégies de communication et de marketing parfaitement adaptées à un contexte dans lequel la médiation, en tant que relation entre les œuvres et le public, a perdu la forme matérielle qui la caractérisait jusque-là.  Le lieu d’appréciation l’œuvre d’art n’est plus la crypte (shrine) ou la voute soigneusement éclairée du musée, elle apparait désormais dans le salon ou le bureau de toute personne disposant d’une (bonne) connexion au réseau.
Dans l’univers de la médiation culturelle, la culture numérique apparait comme un changement de paradigme radical et, pour paraphraser Serge Tisseron, elle est ce qui est en train d’affranchir la culture des écrans de la référence à l’œuvre matérielle[8]. Mais elle représente aussi, sans doute, le stade ultime de la perte d’aura de l’œuvre d’art[9], ayant en quelque sorte définitivement confondu les collectionneurs clandestins, puisque tout un chacun peut désormais posséder des reproductions parfaites et les admirer sur des écrans haute définition, voire Ultra-HD.
2.      La médiation culturelle dans la fabrique du numérique : des principes aux pratiques
Modélisation d'objets issus de recherches  archéologiques



A l’heure des réseaux sociaux et de l’internet des objets, la culture numérique, on l’a vu, impose des mutations aux institutions en charge du patrimoine. Comment l’institution muséale dans son ensemble a-t-elle négocié ce virage numérique, et quelles stratégies techniques et organisationnelles ont été mises en œuvre pour assurer cette évolution ? Qu’est-il advenu de la relation de médiation entre le musée et le public, lorsque les technologies du Web elles-mêmes ont connu des transformations qui ont changé les pratiques et les modalités d’accès aux contenus ?
Les questions qui se sont posées, à partir de l’apparition sur le Web des premiers sites de musées virtuels, ont concerné d’emblée la mise en valeur des collections ou les pédagogies à adopter en direction du public.  La manière dont les institutions muséales vont négocier le virage du numérique – qu’il s’agisse de musées d’art ou des sciences et des techniques – mérite d’être développée. Les stratégies de communication sur le Web seront cependant dépendantes d’une part du modèle de fonctionnement adopté – vertical, d’abord, puis horizontal et collaboratif – et d’autre part de la diffusion des technologies de l’information dans la société. En effet, à partir des années 1990 il ne suffit pas de disposer d’un PC chez soi. Ce qui va devenir central et constituer le lien principal entre le musée virtuel en gestation et son public c’est la possibilité pour une partie de la population de disposer d’un réseau de données relativement rapide, et donc d’avoir des capacités matérielles pour accéder à des présentations multimédias. Rappelons que l’ADSL ne commence véritablement à être installé chez les particuliers, en France tout au moins, que vers la fin de l’année 2000.
Les premiers musées qui s’installent sur le Web seront donc ceux qui ont investi dans des moyens multimédias conséquents et qui ont aussi la possibilité de diffuser – sachant qu’il faudra rapidement étendre ces capacités à mesure que les publics deviennent plus nombreux et mieux équipés[10]. Mais le principal problème auquel vont se heurter les institutions muséales, lorsqu’il va être question de développer des interfaces originales, sera le manque de personnel et de structures qualifiées. En France, le Musée des Arts et Métiers fera office de précurseur en la matière en mettant en ligne le catalogue de ses collections (1994). Disposant de capacités plutôt rares pour l’époque, il se lancera dans l’exploitation pédagogique de certains éléments de ses collections (le pendule de Foucault en est un exemple remarquable) et fera ensuite école, puisque cette dimension pédagogique se retrouvera dans bien des sites de musées des sciences et techniques.
Le manque de personnel qualifié, programmeurs, infographistes ou spécialistes de la scénarisation des contenus, est cependant un frein à ces développements. Certaines créations se font « hors les murs », tel l’exemple fameux du site indépendant « Web Louvre », crée en 1994 par un jeune polytechnicien, et que le musée va récupérer (propriété du nom oblige) pour constituer ainsi l’ossature de son propre portail. Les initiatives sont aussi parfois le résultat inattendu de l’implication de personnes travaillant un peu dans les marges de l’institution : ce sera le cas du site du Musée des Arts Décoratifs, dont l’animateur sera, dans un premier temps, le gardien de nuit, passionné de technologie.
Cependant, à partir de 1998 les actions vont s’inscrire dans le cadre du Plan gouvernemental pour la société de l’information. Le domaine culturel devient un axe prioritaire pour le développement des usages du Web à destination du grand public. Le constat à l’époque est que, dans un pays qui compte de plus en plus de personnes ayant accès au réseau, la faiblesse des infrastructures (nombre de serveurs insuffisant, temps d’accès rédhibitoires) constitue un frein au développement des sites à vocation culturelle. L’initiative gouvernementale visant à la mise en place d’une « boucle des contenus » va permettre, à partir de février 2001, de relier Renater (réseau national des télécommunications pour la Technologie, la Recherche et l’Enseignement) et différents sites (BnF, ministère de la Culture, Cité des Sciences et de l’Industrie…) par des liaisons à 34 ou 155 Mbits/s. Des initiatives émergeront ensuite de manière progressive dans les régions.
Les progrès en termes de fréquentation suivront de manière parfois spectaculaire, mais la concurrence qui se dessine implique dès lors une demande croissante en matière d’innovations. Cette demande concerne surtout le besoin d’un design plus personnalisé : charte graphique, compositions, interactivité… On voit dès lors apparaitre de nouveaux acteurs, ce sont les entreprises spécialisées en Web Design. En parallèle, on voit arriver dans les musées des personnels formés aux technologies multimédias. Les écoles traditionnelles vont commencer à délivrer des diplômes spécialisés ou à inclure des modules de formation aux technologies du numérique dans leurs cursus : c’est le cas des traditionnelles écoles des Beaux-Arts, à commencer par l’ENSBA, bientôt suivie par les Arts Décoratifs (ENSAD), ces deux établissements mettant en place plusieurs formations en Arts numériques, Images de synthèse, etc. Alors que formations, initiatives et conférences se multiplient tout au long des années 2000, « il demeure toutefois difficile de parler d’une profession unifiée par des pratiques, une formation et une organisation, tant les responsabilités et les fonctions sont multiples. »[11] En effet, les missions des concepteurs et des animateurs de sites sont différentes en fonction de la taille des équipes et du cadre dans lequel est réalisé le site, selon qu’il est entièrement conçu en interne ou externalisé. Cependant, des initiatives comme Museomix, apparu au sein du Musée des Arts Décoratifs en 2011, permettent aux professionnels de se retrouver et de confronter leurs pratiques dans une sorte de marathon interprofessionnel. Trois jours durant, des équipes composées de professionnels ayant des compétences différentes – du professionnel de la médiation au codeur, en passant par l’infographiste et le professionnel de la communication – se réunissent dans des musées situés aux quatre coins du globe et entreprennent de créer, en un temps record, de nouveaux outils de médiation.
Cependant, le recours à des prestataires extérieurs est devenu désormais courant, car la complexité des outils requis pour le développement de nouvelles fonctionnalités, ainsi que les temps de production,  ne permettent plus de se contenter des bonnes volontés en interne. On note d’ailleurs que « l’externalisation de la réalisation répond à une demande de savoir-faire et d’expertise et une volonté d’attractivité à l’égard d’internautes de plus en plus sollicités. D’une offre de pénurie à une offre pléthorique, d’un modèle top-down de diffusion des contenus à un renversement, au moins dans les discours, vers des initiatives présentées comme bottom-up, les musées se retrouvent face à des utilisateurs de plus en plus exigeants. »[12] Un autre élément qui est venu accélérer la transformation de la médiation dans sa relation aux publics est le tournant que connait le Web à partir de 2005 avec l’apparition du Web social. C’est à partir de là que se développent des applications qui mettent de plus en plus l’utilisateur au centre du réseau, en raison de la possibilité qui est donnée de pouvoir publier et interagir sur les contenus avec une grande variété d’outils. Le Web social est aussi un instrument marchand, et les musées vont se saisir à leur tour des outils proposés sur les réseaux sociaux et progressivement établir une présence multiplateforme.
Le développement des réseaux sociaux a cependant transformé la relation de la médiation établie par le musée avec son public. Traditionnellement, cette communication s’effectuait, on l’a dit, selon un modèle descendant (top-down) des « sachants » vers les « profanes ». Le musée, à travers les contributions de ses personnels ou de comités scientifiques, délivre le discours expert, le public est captif. La communication est à sens unique. On peut parler ici d’une logique vitrine (inside-out). A l’inverse, dans le modèle de la logique relationnelle (outside-in) promue par les réseaux sociaux, qui forment par définition un système ouvert, les contenus sont disponibles pour tous les membres de la communauté.
Les établissements culturels publics (médiathèques, musées, CCSTI…) sont confrontés aujourd’hui à cette question du passage d’une médiation verticale à la communication horizontale mise en œuvre (au moins partiellement) sur les réseaux sociaux. Il existe une volonté affichée aujourd’hui pour ouvrir la structure de ces établissements et de procéder de la sorte à la création de biens (culturels) communs. Cependant, « les musées n’ont pas cette dimension « organique » dans leurs ADN, d’où leur difficulté à s’adapter, à évoluer, à innover vers des solutions « agiles », ouvertes, co-créatives, plus adaptées aux usages de « nos usagés »[13]. Voilà semble-t-il la tâche qui attend les institutions en charge du patrimoine et les professionnels de la médiation à l’aune des défis posés par le réseau des réseaux.


[1] S. BAUSSON et F. DURANTHON, Web et musées : le choc des cultures, La Lettre de l’OCIM, n°150, novembre-décembre 2013
[2] Pierre Willaime et Alexandre Hocquet, Wikipédia au prisme de l’épistémologie sociale et des études des sciences, Cahiers philosophiques 2015/2 (n°141), p. 68-86.
[3] Ibid.
[4] Pour des développements : le site Semantic HPST : http://semhpst.hypotheses.org/ et une multitude de documents accessibles sur le Web.
[5] W. S. Schweibenz, L’évolution du musée virtuel, Les Nouvelles de l’ICOM n°3 : Gros plan sur le musée virtuel, 2004.
[6] Cary KARP, La légitimité du musée virtuel, Les Nouvelles de l’ICOM, N°3 : Gros plan sur le musée virtuel, 2004.
[7] Valérie SCHAFER, Benjamin THIERRY, Le mariage de raison du musée d’art et du Web, Hermès, La Revue 2011/3 (n° 61), p. 102-105.
[8] Dans un entretien à Culturemobile.net, le 22 août 2012.
[9] Selon Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
[10] Nous suivons ici les développements de Valérie SCHAFER, Benjamin THIERRY et Noémie COUILLARD, Les musées, acteurs sur le Web, La Lettre de l’OCIM, 142/2012.
[11] V. SCHAFER et al., op. cit.
[12] Ibid.
[13] Samuel BAUSSON et Francis DURANTHON, Web et musées : le choc des cultures, La Lettre de l’OCIM, 150/2013

samedi 27 février 2016

Quelques réflexions sur les relations entre culture et artefacts



(Petit travail pour servir d'introduction à une possible histoire culturelle des techniques)
Comment considérer les artefacts au prisme de leurs émergences dans le champ culturel ? Comment l’artificiel a-t-il modelé la nature ? Quel a été le champ d’intervention des hommes ? Si on suit la progression suggérée par ces interrogations, il conviendra tout d’abord, à la suite de Krzysztof Pomian, de définir les critères qui permettent d’identifier des objets rencontrés dans notre environnement en tant qu’artefacts. Cette notion recouvre en réalité plusieurs catégories, en fonction des objets étudiés, mais nous nous en tiendrons à considérer ici, toujours en suivant Pomian, que tout artéfact est équivalent à une « production humaine » ou « production de l’homme ».
Quelles sont les stratégies de conservation et de représentation du patrimoine ? Nous nous intéresserons principalement à l’apport des technologies de l’information pour la sauvegarde du patrimoine industriel et technique.
Cependant, cette notion de patrimoine doit être définie dans le contexte utilisé : « il s’agit plutôt d’objets matériels et immatériels en attente de sauvegarde et de patrimonialisation »[1] Nous nous attacherons également à tenter de comprendre comment la société industrielle a définitivement changé notre rapport à la nature, et pourquoi ce changement impliquerait une nouvelle définition du paysage, qu’Augustin Berque appelle à « réinventer »[2].
Dans une deuxième partie, nous tenterons de mettre en lumière l’apport des technologies multimédia à la mise en place et à l’enrichissement de ce qu’on peut appeler un « conservatoire numérique » pour la sauvegarde du patrimoine industriel et technique. Il est en effet important de comprendre comment, si l’on s’en tient au processus de modélisation des documents numériques, on a pu voir se transformer la vision patrimoniale de l’historien des techniques.
Quelles sont alors les méthodologies qui ont pu être développées pour l’acquisition, le traitement et l’accès à ces bibliothèques numériques consacrées à l’histoire des sciences et techniques ? Quelles conséquences théoriques et pratiques pour le chercheur ?
1.      Artefacts, objets techniques et transformations de la nature : quels modèles pour l’histoire des techniques ?
Commençons par tenter une définition des critères permettant d’identifier les objets de notre environnement en tant qu’artéfacts. En suivant Krzysztof Pomian, on peut « tenir pour une production de l’homme, un artéfact, tout objet qui, en l’état actuel de nos connaissances, ne se laisse pas attribuer à un autre agent productif agissant dans la nature. »[3] Cependant, nous sommes en face d’un ensemble d’objets très important et très diversifié, puisqu’il comprend l’ensemble des réalisations issues d’une production humaine, et il faut pouvoir rassembler ces réalisations dans des ensembles ordonnés qu’on appelle des collections. Pour classer les artéfacts, il faut pouvoir aussi reconnaitre le caractère intentionnel propre à chacun d’entre eux, car ceci va permettre de les classer en fonction des usages qui en sont faits.
Pomian limite son classement à ceux qu’il appelle des « artéfacts stables », par opposition  aux « artéfacts instables » qui seraient liés aux sens et à la perception (odeurs, saveurs, impressions visuelles…) et « qui n’apparaissent que très brièvement pour s’évanouir aussitôt ». Pomian procède ensuite à une classification des différents types d’artéfacts, dont il distingue six catégories : ces catégories il les nomme les choses, les sémiophores, les médias, les mesureurs, les corps vivants artificialisés et les déchets ou objets détruits. Ces derniers ont une importance car nos connaissances d’un passé lointain viennent en grande partie des restes abandonnés par nos ancêtres.
Les « choses » sont les artéfacts qui ont la capacité d’agir sur le corps humain et sur d’autres artéfacts. Ils sont malléables, ils peuvent être transformés, perfectionnés ou détruits. Il s’agit principalement d’outils et de machines, d’armes, de matières premières, d’ustensiles mais on y inclut aussi des éléments élaborés tels que les moyens de transport.
Pomian appelle « sémiophores »  les artéfacts dont les propriétés ne consistent pas à agir sur les corps ou sur d’autres artéfacts, et qui sont utilisés dans des conditions particulières ou qui possèdent une valeur d’échange. Ce sont des artéfacts qui ont une charge symbolique reconnue par ceux qui les utilisent, et qui représentent des éléments inaccessibles à la perception. Ils sont composés d’une partie matérielle et des signes qui permettent de reconnaitre leur fonction.
Les objets, appareils ou dispositifs servant à communiquer, d’une manière ou d’une autre, sont appelés des « médias ». Pomian cite principalement des machines et des dispositifs contemporains, pour la plupart issus de l’électronique. On pourrait cependant étendre cette catégorie à tous les objets ayant servi à inscrire les productions de l’esprit humain. Les outils utilisés par les scribes de la Haute-Egypte et par les habitants des grottes du néolithique représentent bien de tels instruments utilisés avec l’intention de laisser une trace.
On passera rapidement sur la catégorie des « mesureurs », qui ne présente pas de difficulté. Ces objets doivent exprimer par des nombres un état de la matière, des corps ou permettre d’évaluer avec l’exactitude des mathématiques les propriétés de la matière ou des distances qu’on ne peut connaitre que par la médiation du calcul (les distances astronomiques, par exemple). Les navigateurs ont pu connaitre l’astrolabe, à une époque, tout comme ils utilisent le GPS aujourd’hui.
Une catégorie plus complexe est celle qui apparait sous la dénomination de « corps vivants artificialisés ». Les plantes cultivées et les animaux d’élevage, tout comme le corps humain lui-même, ont été transformés par l’action des hommes. A partir du moment où les groupes de chasseurs-cueilleurs ont laissé la place aux agriculteurs et aux éleveurs, c’est l’ensemble des rapports que les sociétés humaines entretenaient avec le vivant qui a changé. De nos jours, le génie génétique et, plus largement les biotechnologies ont imprimé leur marque sur des corps d’animaux et des productions végétales qui ont été transformés pour répondre à des besoins de production. Ces corps deviennent eux aussi des artéfacts, puisqu’ils sont produits par l’activité humaine. Mais, les corps humains eux aussi sont aujourd’hui des produits de cette activité, le résultat d’un ensemble d’opérations qui s’impriment sur eux, les façonnent pour répondre à des besoins d’esthétique, à des rituels ou, dans le cas des interventions effectuées par la médecine, pour les corriger ou les secourir par l’adjonction de prothèses ou de thérapies médicamenteuses. Pour Krzysztof Pomian, cette action de l’homme sur la nature et sur lui-même correspond à la création de corps vivants artificialisés, c’est-à-dire d’artéfacts produits par l’action humaine sur le vivant.
Cette transformation de la relation du monde humain à son environnement naturel a provoqué un changement radical dans la manière dont on a pu considérer le rapport des sociétés au paysage. Pourquoi plus particulièrement le paysage ? Considérons tout d’abord, en suivant en cela Augustin Berque, l’idée selon laquelle le paysage a longtemps été pour certaines civilisations, la nôtre en particulier, celle de l’Occident chrétien depuis le Moyen-Age, une abstraction ou une absence. Nos ancêtres « n’avaient pas le mot pour le dire, ils n’avaient pas l’image pour le représenter…Ils avaient un environnement et ils le percevaient ; mais pas sous les espèces du paysage. »[4] Plus tard, à partir du Quattrocento, apparait une relation nouvelle au paysage, dans l’Europe telle qu’elle émerge alors. L’homme pose un regard nouveau sur le monde, et apparait alors ce que Berque qualifie d’«esthétique paysagère ». Cette apparition est, selon Anne Cauquelin[5], conjointe de celle de la peinture. Et si, avec la perspective se constituent simultanément le « cube scénique » (Francastel) et le fond de paysage, il faut se garder sans doute « de simplifier et de raccourcir l’histoire du paysage en le faisant surgir, tout armé, de la perspective albertienne. »[6] Cependant, le recul que donnait au regard les nouvelles techniques à l’œuvre dans le monde des peintres, se combinant avec le dualisme cartésien, « permettait au sujet individuel moderne…de faire de celui-ci un environnement : une collection d’objets manipulables et représentables, offerts à la mesure en même temps qu’au pinceau. »[7]


Joachim Patinir, L’Extaze de Sainte Marie-Madeleine, huile sur bois, vers 1512-1515. Fondation Prof. Dr. L. Ruzicka, Kunsthaus. Photo de musée.
Cette objectification du milieu en environnement va nous permettre de constater qu’on y trouve les mêmes catégories d’artéfacts que celles que nous avons dénombré précédemment, mais l’échelle est différente, bien plus grande et les objets sont généralement plus complexes que ceux utilisés dans la vie quotidienne. On y trouve ainsi « au lieu des appareils maniables, de lourdes machines ; au lieu des intérieurs aménagés, des paysages ; au lieu des plantes dans leurs pots des jardins, des parcs, des réserves… »[8]
Ce paysage utopique, abstrait, dans un premier temps, objectivé dans le mouvement de rationalisation du monde, puis décomposé en tant que représentation lorsque l’art a abandonné la figuration, a été pilonné et troué pendant les deux guerres qui ont ravagé l’Europe, à tel point qu’on a pu parler de « mort du paysage » (F. Dagognet).
Cependant, le paysage existe toujours même s’il a été entièrement transformé par le surgissement des grands centres urbains, des territoires dévolus à l’agriculture intensive, des voies de communication rapide, des lieux de villégiature réservés au tourisme moderne… A mesure que le rapport de l’homme moderne, occidental, à la nature se transformait, le versant métaphorique du paysage s’est développé avec l’idée d’un espace visuel caractéristique des représentations du monde dans les sociétés modernes. Le paysage est devenu environnement, la relation des sociétés modernes à la nature telle qu’elle pouvait exister avant l’époque classique-moderne (du XVème au XVIIème siècle) s’est éloignée, l’environnement est devenu cette relation médiatisée entre les hommes et le paysage. La science contemporaine a remis en question, nous dit Augustin Berque, le paradigme occidental : « Le paysage (moderne) est en effet né d’une première distanciation : celle du sujet par rapport à son milieu, désormais objectivable en tant qu’environnement. C’est une seconde distanciation, annulant en un sens la première, qui l’a remis en cause : celle du sujet par rapport à lui-même. »[9]
Comment l’histoire des techniques, prenant en compte ces transformations du rapport de l’homme à la nature et celle des relations des sociétés modernes à la technique, peut-elle évaluer, à défaut de les construire, des stratégies de patrimonialisation des objets et des édifices industriels depuis le début du XIXème siècle ? Quels sont les enjeux de ces stratégies de conservation et comment les articuler avec l’utilisation des technologies numériques ? Le patrimoine technique industriel a-t-il sa place dans le nouveau paradigme environnemental ou bien ces artéfacts, issus d’un âge d’or des territoires manufacturiers sont-ils condamnés à disparaitre ?[10]
2.       Les nouvelles technologies à l’œuvre dans les stratégies de conservation du patrimoine
Nous avons développé la notion de paysage en la mettant en relation avec différentes conceptions concernant son devenir en tant qu’environnement. Le paysage est une notion qui peut être appréhendée de plusieurs manières. De même qu’il est question de paysage au sens d’un monde que seule la vue peut embrasser (sens premier), le paysage peut aussi devenir un concept pratique pour définir un ensemble aux contours flous mais qui dénote une généralisation immédiatement compréhensible : on parle ainsi de « paysage audiovisuel », de « paysage électoral », mais aussi de « paysage industriel » et c’est cette dernière notion qui va nous intéresser ici, dans une perspective d’histoire des techniques. Le paysage est ici dé-substantialisé puisqu’il perd son sens premier pour devenir une idée générale indiquant un état du monde social, politique, artistique, etc. Le paysage industriel peut être à la fois une idée générale du système productif d’une nation ou d’un territoire à un moment donné. Il peut s’agir aussi d’un cadre géographique précis, avec des caractéristiques propres et non d’une vue de l’esprit. Ainsi, parler des Corons évoque tout de suite un territoire transformé par l’activité minière et devenu, un siècle plus tard,  un vestige de cette industrie.
Ce paysage-là est lui-même un objet produit par l’activité humaine. Mais cet objet a aussi produit nombre d’artéfacts : machines, matériels de transport, dispositifs de stockage des matières premières qui, pour beaucoup, sont restés sur place et ont disparu ou sont en voie de disparition. Ce sont ces objets que la recherche et les institutions de la culture entendent préserver, en mettant en exergue une dimension patrimoniale dans le cadre de ce que Florent Laroche appelle « l’archéologie industrielle avancée. »[11]
Observons tout d’abord que l’auteur, dans sa contribution de 2009 citée ci-dessous, parle de la nécessité de sauvegarder les objets, les machines tout d’abord, dont la durée de vie est bien plus réduite que celle des sites ou des édifices architecturaux. Les évolutions qui ont affecté les systèmes techniques classiques de production « menacent d’une perte de mémoire les pays ayant eu un passé industriel. »[12] Pour empêcher la disparition de certains sites industriels et des savoirs qui leurs sont associés, l’auteur insiste sur la nécessité de mettre en place des stratégies de sauvegarde de ce patrimoine technique et industriel, car elles seules pourraient permettre de comprendre, dans le long terme, dans quelles conditions s’est effectuée la transformation du système productif et d’en prévoir les évolutions ultérieures.
Après avoir développé l’idée selon laquelle les sites industriels recèlent un « acquis immatériel » de grande valeur et menacé de disparition, l’auteur met en avant la nécessité d’une « capitalisation des connaissances » afin d’éviter, à terme, la perte des savoirs et savoir-faire associés à des machines ou des objets dont beaucoup n’existent plus mais dont il reste des traces en termes d’information technique (plans, documentation…). Une méthodologie est alors formalisée, dont l’approche principale consiste à concevoir à nouveau l’objet technique, à partir des sources d’information disponibles et à créer une maquette numérique de cet objet. La démarche intègre différentes technologies (numérisation 3D, CAO, réalité virtuelle) avec pour idée de dépasser le cadre de la simple modélisation et d’étudier tout le contexte de production de l’objet. Il s’agit d’une tentative de « coupler le point de vue technologique de l’ingénieur avec la vision patrimoniale d’un historien des techniques. »[13] Les machines et la technique sont au centre de cette démarche, car il s’agit bien désormais de mettre en valeur les savoir-faire techniques et les compétences qu’ils véhiculaient.
Ces modèles numériques sont utilisés comme des supports à la compréhension d’un système et d’un cadre industriel ayant pratiquement disparu. Ceci pose d’ailleurs des problèmes sur le plan épistémologique, puisqu’une image de synthèse ne saurait être autre chose qu’une évocation de l’objet réel. Sur le plan méthodologique, la démarche consiste à partir de l’objet physique et de ses différents contextes (technique, industriel, économique…) pour créer un dossier d’œuvre patrimonial technique et une maquette numérique de référence afin d’aboutir au produit final conçu selon des techniques de réalité virtuelle (c’est-à-dire incluant les 3i : Immersion-Interactivité-Imagination)[14].
Les différentes étapes de l’archéologie industrielle avancée (d’après F. Laroche)
Le système d’information mis en place consiste ainsi à décrire les transformations de l’objet, depuis ses vestiges archéologiques jusqu’à sa valorisation multimédia. Le modèle ainsi crée, qui se situe à l’interface des sciences de l’ingénieur et des sciences sociales, produit un « dossier d’œuvre patrimoniale numérique de référence » (ou DHRM, Digital Heritage Reference Model) qui aura pour support une maquette numérique de référence.
Revisiter des techniques anciennes ou des sites industriels oubliés sont donc les objets de cette archéologie industrielle à l’œuvre depuis peu. La maquette numérique virtuelle peut apparaitre ici comme un médiateur, qui viendra compléter les inventaires et les collections du patrimoine technique et industriel. Comme peut le mettre en avant Michel Cotte, « les maquettes numériques concrétisent la connaissance matérielle d’un objet technique, surtout lorsqu’elles sont capables d’apporter la dimension cinématique. »[15] Plus généralement, la production scientifique en histoire des sciences et techniques a aujourd’hui recours au numérique pour mettre en forme une nouvelle catégorie de travaux ayant pour support la production d’artéfacts numériques pour compléter les productions intellectuelles des chercheurs (à moins qu’il ne s’agisse là d’une nouvelle forme d’expression des théories mêmes). A partir de cette perspective, Sylvain Laubé retrace le travail de l’équipe PaHST à l’Université de Brest autour de certains éléments du paysage portuaire brestois[16].
L’histoire du port-arsenal, du XVIIème siècle à l’époque contemporaine, est le point de départ d’un travail autour de trois objets-systèmes techniques qui ont été modélisés en 3D dans différents contextes. Il s’agit, pour chacun d’entre eux, de produire un document numérique (DN) dont les caractéristiques résultent de l’analyse des sources historiques. Il ne s’agit donc pas simplement de « reproduire au plus près la réalité historique telle qu’on la connait, mais d’expliciter un mécanisme du point de vue de l’histoire des techniques. »[17] La principale difficulté réside cependant dans la capacité du chercheur à déterminer le caractère historique du modèle 3D, et il conviendra donc de définir de manière plus générale le genre « Document Numérique » pour l’histoire des techniques.
En suivant Michael Shepherd et Livia Polanyi[18], Sylvain Laubé propose trois éléments pour caractériser le genre du DN : le contenu (qui serait l’information concernant l’organisation intellectuelle du document), le contenant (le support) et le contexte de production (ayant trait aux caractéristiques et au cadre de la publication, qui est ici celui de la recherche en histoire des techniques). On retiendra cependant que le DN (modèle 3D ou autre) pour devenir une ressource en histoire des sciences et techniques, doit être contextualisé. Il convient pour cela de mettre en relation la méthode de modélisation avec la publication des sources utilisées pour construire le modèle.
Ces applications sont à l’œuvre dans différentes stratégies de recherche en histoire des sciences et techniques impliquées dans la sauvegarde du patrimoine industriel. Elles se développent  par le recours à la création de modèles numériques et prennent place dans le cadre d’une muséographie dynamique, susceptible de participer au développement d’une véritable culture technique.


[1] Yves Thomas et Catherine Cuenca, « L’apport des technologies de l‘information et de la communication (TIC) à la sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain (PATSTEC) », Documents pour l’histoire des techniques. Nouvelle série, no 18 (1 décembre 2009): 73‑80. Documents pour l’histoire des techniques. 2009/12/01
[2] Augustin Berque, « Le paysage à réinventer.pdf », Le Débat 1990/3 - n° 60 pages 283 à 288
[3] Krzysztof Pomian, « De l’exception humaine », Le Débat 2014/3 - n° 180 pages 31 à 44
[4] Berque, « Le paysage à réinventer.pdf ». Le Débat 1990/3 - n° 60 pages 283 à 288
[5] Anne Cauquelin, L’invention du paysage, PUF Quadrige, 2013.
[6] Alain Roger, « Le paysage occidental », Le Débat, 1991/3 n°65, p. 14-28
[7] Berque, op. cit.
[8] Pomian, op. cit.
[9] Berque, Ibid.
[10] Usines et machines, en particulier, peuvent-elles survivre dans une perspective muséologique ou d’animation culturelle, etc.
[11] Florent Laroche, « Une nouvelle forme de capitalisation des connaissances grâce à l’archéologie industrielle avancée », Documents pour l’histoire des techniques. Nouvelle série, no 18 (1 décembre 2009): 51‑60. Documents pour l'histoire des techniques, p. 51-60, 2009/12/01.
[12] Laroche, op. cit. p. 51
[13] Ibid.
[14] Laroche, « Une nouvelle forme de capitalisation des connaissances grâce à l’archéologie industrielle avancée ». fig. 1
[15] Michel Cotte, « Les techniques numériques et l’histoire des techniques. Le cas des maquettes virtuelles animées », Documents pour l’histoire des techniques. Nouvelle série, no 18 (1 décembre 2009): 7‑21. Documents pour l'histoire des techniques p. 7-21. 2009/12/01
[16] Sylvain Laubé, « Modélisation des documents numériques pour l’histoire des techniques : une perspective de recherche », Documents pour l’histoire des techniques. Nouvelle série, no 18 (1 décembre 2009): 37‑41. Documents pour l'histoire des techniques p. 37-41. 2009/12/01
[17] Laubé, op. cit. p. 39
[18] Michael Shepherd et Livia Polanyi, « Genre in Digital Documents », in Proceedings of the 33rd Hawaii International Conference on System Sciences-Volume 3 - Volume 3, HICSS ’00 (Washington, DC, USA: IEEE Computer Society, 2000), 3010 ‑ , http://dl.acm.org/citation.cfm?id=820261.820291. Proceedings of the 33rd Hawaii International Conference on System Sciences-Volume 3, 2000