Parution chez Macula, de l'édition complète des œuvres de l'incontournable André Bazin. On peut télécharger le dossier de presse sur le site.
dimanche 11 novembre 2018
mercredi 29 août 2018
'Reel Nature' : Carl Akeley pionnier du film animalier
Sur le site Sloan Science and Film, un très intéressant article par Sonia Shechet Epstein sur Carl E. Akeley, un des pionniers du film de nature, durant les premières années du XX ème siècle.
A l'époque, l’intérêt du public pour les récits mêlant l’exotisme à l’étrange, une constante au début du siècle, commandait la recherche de nouveaux sujets qui ne soient plus seulement des fictions tournées en studio. Il faut savoir qu’à partir des années 1920, les documentaires tournés en pleine nature étaient devenus un genre en vogue et les équipements utilisés dans les studios apparaissaient, de manière évidente, peu adaptés à un tel travail. Ici émerge la figure de Carl E. Akeley, conservateur de l’American Museum of Natural History, qui en plus d’être un naturaliste de renom était aussi un inventeur.Akeley était parti en Afrique pour tourner des films montrant des animaux sauvages en pleine nature. Malgré le fait qu’il emmenait avec lui les meilleurs équipements disponibles sur le marché, le résultat ne fut pas à la hauteur de ses espérances. De retour aux Etats-Unis, il s’attelle à la conception d’une caméra aux caractéristiques révolutionnaires pour l’époque. Celle-ci, simplement dénommée ‘Akeley’, est entièrement métallique et recouverte d’émail cristallin noir. Elle emporte deux magasins de 65 mètres, avec un pignon dans chaque magasin, ce qui rend leur chargement très facile. Il est possible alors de changer de magasin en dix secondes, ce qui est impossible avec n’importe quelle autre caméra. Chaque viseur est généralement apparié avec son objectif et l’ensemble, magasin et trépied compris ne pèse que 20 kilos, un record pour l’époque[1].
La
caméra d’Akeley devint très rapidement l’équipement standard pour tourner des
films en pleine nature et, par la suite, on vit apparaitre sur le marché
d’autres caméras, plus légères et maniables, telle l’Eyemo de Bell & Howell. Cette caméra comportait une bobine fixe
de 30 mètres, rechargeable en plein jour. Le ressort était remonté par un
moteur électrique, son poids total n’excédait pas 3,5 kilogrammes (sans
l’objectif) ce qui en faisait une des premières caméras portables à pellicule
35mm. Une variante de cette caméra pouvait filmer à 12, 16 ou 24 images par
seconde. Compte tenu de sa maniabilité, elle sera adaptée et utilisée enfermée
dans un caisson PVC pour le tournage du Monde
du Silence.
A l'époque, l’intérêt du public pour les récits mêlant l’exotisme à l’étrange, une constante au début du siècle, commandait la recherche de nouveaux sujets qui ne soient plus seulement des fictions tournées en studio. Il faut savoir qu’à partir des années 1920, les documentaires tournés en pleine nature étaient devenus un genre en vogue et les équipements utilisés dans les studios apparaissaient, de manière évidente, peu adaptés à un tel travail. Ici émerge la figure de Carl E. Akeley, conservateur de l’American Museum of Natural History, qui en plus d’être un naturaliste de renom était aussi un inventeur.Akeley était parti en Afrique pour tourner des films montrant des animaux sauvages en pleine nature. Malgré le fait qu’il emmenait avec lui les meilleurs équipements disponibles sur le marché, le résultat ne fut pas à la hauteur de ses espérances. De retour aux Etats-Unis, il s’attelle à la conception d’une caméra aux caractéristiques révolutionnaires pour l’époque. Celle-ci, simplement dénommée ‘Akeley’, est entièrement métallique et recouverte d’émail cristallin noir. Elle emporte deux magasins de 65 mètres, avec un pignon dans chaque magasin, ce qui rend leur chargement très facile. Il est possible alors de changer de magasin en dix secondes, ce qui est impossible avec n’importe quelle autre caméra. Chaque viseur est généralement apparié avec son objectif et l’ensemble, magasin et trépied compris ne pèse que 20 kilos, un record pour l’époque[1].
Evidemment, la caméra d'Akeley n'a pas servi seulement à filmer des animaux sauvages (Photographie publiée dans Scientific American de Mars 1918) |
[1] Ces
développements proviennent principalement de l’ouvrage de Carl Louis Gregory, MOTION PICTURE
PHOTOGRAPHY; Edited by Herbert C. McKay (Falk Publishing Co., 1927).
jeudi 14 juin 2018
Pour une histoire culturelle du cinéma sous la mer
Le cinéma subaquatique, qui est devenu
aujourd’hui un genre cinématographique à part entière, pourrait être défini à
la fois comme objet technique et comme objet culturel.
Objet culturel, parce qu’il donne lieu à
des représentations réelles ou imaginées d’un univers particulier et de ses
habitants.
Objet technique, parce qu’il utilise des
dispositifs matériels qui sont propres à ce genre cinématographique et aussi
parce qu’il a fallu constamment innover dans ce domaine pour parvenir à
atteindre et explorer son domaine.
Il faut donc l’étudier comme un système
technique, au sens donné à ce terme par Bertrand Gille ; un système dont
l’histoire et les développements prennent place dans un contexte culturel
particulier, celui des explorations maritimes et de naissance de la science
océanographique, de la biologie et de la théorie de l’évolution.
Le contexte culturel et le système
technique ont donc des prolongements dans la sphère politique et les conditions
socio-économiques d’une époque.
Lorsqu’on aura défini les périodes qui ont
vu surgir et se développer l’exploration sous-marine, on pourra s’interroger
sur les connaissances produites et leur représentation par le cinéma. Ou encore
sur le rôle du cinéma (ou d’un genre particulier de cinéma documentaire) sur
l’acquisition et la diffusion des connaissances du monde subaquatique.
Par voie de conséquence : quelle
est l’influence des techniques développées au cours des explorations sur
l’accroissement de la connaissance de cet environnement ?
Ces techniques sont-elles neutres (sans
influence sur l’environnement qu’elles décrivent ou qu’elles explorent) ou au
contraire ont-elles été amenées à le modifier dans un sens ou un autre ?
La diffusion de fictions ayant pour cadre
et sujet le monde sous-marin a-t-elle permis d’en accroître la connaissance par
le public ou bien ces récits n’ont-ils fait au contraire qu’en donner une image
déformée, éloignée de la méthodologie et des objectifs de la recherche ?
Deux directions, deux genres bien
définis, ont caractérisé le développement du cinéma commercial consacré aux
mondes marins :
-
Le documentaire, à visée informative, qui
souvent adopte un ton d’empathie avec le milieu décrit, un lyrisme étudié,
proche parfois d’une certaine forme de vulgarisation scientifique en ce qu’il
lui arrive de donner la parole à des scientifiques…
-
La fiction, qui connaitra une évolution
assez peu différenciée puisque, en dehors de quelques grands titres, elle
s’appuiera souvent sur une vision de la mer perçue (et représentée) comme le
lieu de tous les dangers : grands prédateurs, tempêtes et autres
évènements naturels catastrophiques. Les thèmes liés à l’écologie apparaissent
à une période relativement récente, au cours des années 1980.
Mon hypothèse est que cet objet
« cinéma subaquatique » a marqué profondément l’imaginaire
sociotechnique de son époque, à travers des représentations d’un univers hors
de portée, mais que des systèmes d’exploration et de tournage de plus en plus
perfectionnés ont rapproché de l’univers mental du spectateur dans le monde
occidental[1],
tout en contribuant à en donner une vision finalement très réaliste.
Ce cinéma peut, d’une certaine manière,
être comparé aux films de science-fiction se déroulant dans l’espace : ceux-ci
construisent un univers imaginaire, le plus souvent, mais articulé, agencé autour de ce qui semble être
une représentation réaliste des explorations spatiales.
Il reste que cet univers marin est, quant
à lui, peuplé de créatures vivantes, ayant acquis une réalité matérielle dans
la conscience du monde contemporain, et déjà éloignées des récits des marins et
de la mythologie[2].
Ce savoir marque en réalité un
changement décisif par rapport à la perception qu’en avaient les sociétés du
début du 19ème siècle. Bien que ce monde soit encore largement
inexploré, il n’est plus hors de portée et ses habitants, bien réels, ont
désormais quitté leurs attributs mythologiques, tout en devenant objets d’étude,
vivants ou morts, pour la science, objets d’intérêt également pour le cinéma.
Il est intéressant cependant de
constater que, depuis H. G. Wells[3] et
William Hope Hodgson, très peu d’auteurs de science-fiction ou de récits
d’aventures se sont intéressés à ce monde des abysses[4].
Le cinéma de fiction produit bien plus de récits aujourd’hui sur des thèmes
liés, peu ou prou, à l’exploration spatiale. A l’inverse, le genre documentaire
a investi l’espace sous-marin, en multipliant les expéditions aux objectifs
publicitaires plus ou moins affichées avec une thématique écologique, ou du
moins environnementaliste, devenue prépondérante dans le choix des récits et
leur développement narratif.
La figure de l’aventurier qui émerge dans
la littérature contemporaine (Melville, Conrad, Tournier…) sera d’emblée liée à
l’exploration de ces nouveaux territoires, perçus comme des espaces encore
vierges de toute présence humaine, ouverts à la chasse et à la conquête et dont
l’altérité participe d’une nouvelle définition du rapport des humains à leur
environnement (voir par exemple Nicole Starosielski, « Beyond
fluidity : a cultural history of cinema under water », in Ecocinema theory and practice, Ed.
Stephen Rust et al. AFI Film Readers, 2013).
La question du cinéma sous-marin peut
alors être comprise à travers ce dualisme représentation/exploration de
territoires. Les enjeux seraient aujourd’hui compris en termes d’exploitation
de ressources, de luttes d’influence et de domination…
Les aventuriers des fonds marins
eux-mêmes évoluent dans leur représentation du monde subaquatique, à mesure que
se produit, à l’échelle de la planète, une prise de conscience concernant la
raréfaction des ressources halieutiques et la fragilisation de l’écosystème
sous-marin. Ils passent alors d’un discours et d’un système de représentations
qui considérait l’espace sous-marin comme le lieu d’une possible colonisation
sans opposition notable (une possibilité qui, pour Cousteau, était censée
résoudre les problèmes de surpopulation) à un militantisme écologique que l’on
retrouve aujourd’hui dans presque toutes les productions du cinéma subaquatique
(N. Starosielski, Ecocinema, p.165)
L’environnement sous-marin n’existe plus
sans doute à nos yeux comme un élément à part, un monde dont l’altérité serait
radicale, et il serait au contraire devenu le prolongement de notre monde
social et de ses structures.
Le cinéma s’est attaché, par ailleurs, à
délimiter un territoire et à fixer le cadre de la représentation : champ
et hors-champ, valeurs de plan, mouvements de caméra, sont quelques- unes des
figures rhétoriques de l’ordre visuel du cinéma. La position de la caméra et
ses réglages délimitent la portion de réel inscrit dans le cadre et enregistré
sur le support. La technique du cinéma est alors une manière de retranscrire la
vision du paysage comme la retranscription de l’espace mental de l’opérateur
(ou du réalisateur). Le cinéma utilise pour cela les mêmes codes esthétiques
que le dessin ou la peinture, et l’imagerie de synthèse ne fait qu’appliquer
ceux du cinéma, en y ajoutant les constructions imaginaires permises par les
algorithmes. C’est ainsi que l’on peut voir émerger des paysages, aux contours
réalistes ou purement utopiques, et qui peuplent désormais les productions
cinématographiques à grand spectacle. Les plongées dans le monde du silence
rejoignent alors les voyages interstellaires dans la fabrique de l’imaginaire
contemporain.
Mais avant cela, il convient de retracer
l’histoire des dispositifs optiques et des systèmes d’enregistrement qui seront
utilisés à partir de la fin du 19ème siècle. Il faut aussi expliquer
les principales difficultés auxquelles les opérateurs sont confrontés lorsqu’il
faut utiliser des appareils de prise de vue sous l’eau : les
caractéristiques de diffusion et d’absorption de la lumière ; l’influence
de l’eau et de la pression sur les équipements ; la maniabilité des
équipements par les scaphandriers, etc. On comprend alors l’influence que les
techniques utilisées ont pu avoir sur la perception du monde sous-marin par les
spectateurs.
Il faut aussi examiner la relation qui
existe entre les territoires du monde subaquatique et leur représentation par
le cinéma, car ceci implique qu’on puisse expliquer les techniques employées et
les limites que le milieu marin impose à ces techniques.
La perception du paysage sous-marin, sa
cartographie et sa reconstruction ultérieures par les moyens du cinéma, passent
donc par la compréhension de plusieurs éléments qui sont :
-
Les limites de la vision humaine ;
-
Les capacités des appareils et des
systèmes utilisés pour effectuer ces représentations ;
-
L’intégration de nouvelles technologies
qui doivent permettre d’en cartographier l’étendue et les reliefs :
acoustique sous-marine, audiovisuel, reconstruction numérique (VR,
photogrammétrie…)
Il est possible de retracer l’histoire de ces
techniques dans leur application à la reconstruction du paysage sous-marin et
de souligner les évolutions actuelles qui voient l’utilisation simultanée de
plusieurs niveaux de données dans la cartographie d’un littoral, par exemple.
Au final, il s’agit d’expliciter le rôle
de « la machine dans le jardin de Neptune »[5].
Une compréhension de la nature et de la forme des paysages marins passe
nécessairement par l’évaluation à la fois historique et technologique des moyens
utilisés pour les représenter. Le rôle des explorateurs et hommes de science
ayant utilisé ou même développé ces techniques est essentiel pour la
compréhension du contexte socio-culturel lié à la découverte des mondes
subaquatiques.
Il est important de mettre en lumière
les différents modes d’appréhension du paysage par le système visuel humain,
avant même de le mettre en relation avec les techniques utilisées pour sa
représentation. Parmi ces techniques, la 3D stéréoscopique connait un renouveau
notoire, avec des applications en réalité virtuelle (VR) qui demandent une
explication des principes et des fondements physiologiques sur lesquels elle
repose. La stéréoscopie, en particulier, décrite par Charles Wheatstone en
1838, est le fondement de la vision en trois dimensions (c’est-à-dire incluant
la perspective et la perception de la profondeur) chez les humains, les
prédateurs et les oiseaux. Cette démarche implique bien une description
nécessaire de l’environnement perçu. Il convient donc de décrire cet
environnement puisque « ce qui doit être perçu doit être précisé avant
même de parler de sa perception. Ce n’est pas le monde de la physique mais le monde
au niveau de l’écologie »[6]
On peut alors esquisser différents axes
de recherche autour de la question de la naissance et de l’évolution du genre
du cinéma subaquatique :
1. Caractériser
le personnage de l’explorateur, cet aventurier des temps modernes, qui parcourt
les océans et se met en scène à travers les récits filmés de ses voyages[7].
Ou comment les voyages d’exploration deviennent une sorte d’utopie maritime au
20ème siècle, caractérisée par la tentative de définir de nouveaux
modes d’existence, à la fois en rupture avec et dans la logique de l’expansion
du modèle occidental.
2. Vérifier
une hypothèse : montrer comment, au tournant des années 1950, apparait une
nouvelle manière de documenter la vie dans les océans. On s’intéressera aux
conditions, et aux moyens matériels, qui permettront le développement d’un
genre cinématographique, qui n’est plus relié à la recherche océanographique
proprement dite, qui va progressivement
évoluer vers une prise de conscience des problèmes posés par les pollutions
marines et s’assigner, de manière très visible, des objectifs écologiques[8].
Quels sont les axes de
développement de ce cinéma et quels sont ses rapports avec l’écologie
scientifique proprement dite ?
Quels sont les moyens mis en
œuvre ? On réalise dans cette partie une première histoire des appareils
de plongée et des dispositifs de prise de vues sous-marines : depuis
l’appareil photographique sous-marin de Boutan et jusqu’au scaphandre autonome
de Le Prieur. L’exploration des abysses, réalisée à l’aide de bathyscaphes ne
permet pas cependant de filmer en toute liberté sous l’eau. On est pourtant à
une époque, dans l’entre-deux guerres, où l’imaginaire des profondeurs acquiert
un nouveau statut grâce à la littérature et au cinéma des studios.
Au cours des années 1940 sont
tournés les premiers films réellement subaquatiques. A partir de la mise au
point du scaphandre autonome[9],
commence la véritable histoire du cinéma sous la mer.
Quels sont les principaux thèmes
des films tournés sous la mer ou autour de l’environnement marin ? On peut
d’une certaine manière séparer entre le genre documentaire proprement dit et le
film de fiction. Il convient aussi effectuer une périodisation, car les moyens
matériels utilisés et les constructions narratives ont évolué, de manière
importante, depuis les débuts du cinéma.
On distinguera ainsi entre :
-
Les types de narration : qui
raconte, comment, pourquoi…
-
La forme du récit[10]
-
Ce qui est donné à voir et à
entendre : l’image et son évolution (technique, esthétique), l’introduction
du son (différenciation entre point de vue et point d’écoute, les sons propres
et les sons reconstruits, l’invention d’un imaginaire auditif, les créations
musicales et leur influence dans la construction d’un imaginaire mental des
profondeurs, etc.)
-
Les moyens matériels mis en œuvre :
humains, techniques et financiers.
-
L’évolution du discours implicite sur
les valeurs portées par les explorateurs, et tel qu’elle se traduit dans le rapport
à la mer et ses habitants. Cette évolution est particulièrement apparente dans
plusieurs productions remarquables des dernières décennies du 20ème
siècle. Elle peut permettre, en particulier, de comparer les discours apparents
dans Le Monde du Silence (1956) et
les productions plus récentes de l’équipe du Commandant Cousteau, par exemple.
-
La manière dont on passe du récit
d’aventures, caractéristique du documentaire marin des années 1950 à une forme
de récit aux consonances ouvertement préservationnistes, dans laquelle le
discours écologique devient désormais le fondement et la justification de l’équipée
et de sa représentation par les moyens du cinéma.
-
On assiste ainsi, dans ces films, à
l’apparition d’une transformation de la relation entre humains et animaux
marins, au rebours de l’identification anthropomorphique, et dans une tentative
de penser l’animal dans son altérité radicale. Cette dernière proposition me
semble être une piste de recherche intéressante dans la perspective d’un
travail qui chercherait à approfondir la question de la représentation des
animaux marins à l’écran : je la traiterai comme une partie autonome, mais
je pense qu’elle pourrait s’intégrer dans le corps du texte et permettre
d’avancer dans cette direction des relations entre cinéma et écologie qu’il me
parait important de développer[11].
De nouveaux axes de recherche s’éloignent cependant
de cette vision « romantique » du cinéma sous-marin et utilisent des
ressources techniques très perfectionnées : c’est l’archéologie
sous-marine, en particulier, avec la modélisation informatique et l’utilisation
des robots sous-marins pour filmer à des profondeurs dépassant les capacités
des plongeurs, c’est l’exploration des abysses à l’aide de véhicules robotisés
(ROV), etc.
Enfin, comme je l’annonçais plus haut, il me semble
difficile de faire une histoire du cinéma sous la mer sans traiter la question
de la représentation des animaux marins à l’écran. Cette problématique traverse
en effet toute l’histoire de la relation des sociétés humaines à l’univers
marin et, surtout, depuis les développements modernes de l’océanographie et de
la biologie marine. On pourra faire débuter cette histoire avec les premières recherches
de Marey (1890), alors que les premières œuvres de fiction représentant des
animaux marins soient plutôt à mettre au crédit de Georges Méliès (1902), même
s’il ne s’agit pas de cinéma subaquatique à proprement parler. Ce sont des
questions que j’essaierai de traiter ailleurs.
[1] Par un
monde occidental j’entends les pays situés dans la sphère d’influence,
politique et culturelle, de l’Europe et des Amériques, au moins jusqu’en 1950.
[2] Voir
« Le Mystère des Abysses » (1993) de Jean-René VANNEY, et bien
d’autres ouvrages.
[3] H.G. WELLS,
In the Abyss et The Sea Raiders, in « The Plattner Story and Others »,
Methuen & Co. (1897).
[4] On
notera tout de même The Deep, par
Peter Benchley (1976) et Abysses (titre
original : Der Schwarm) par
Frank Schätzing (2004).
[5] Pour paraphraser
le titre du livre dirigé par Helen Rozwadowski et David Van Keuren (2004).
[6] J.J.
GIBSON, « The Ecological Approach to Visual Perception », p.2, LEA
Publishers (1986)
[7] Jean
GRIFFET, « Aventures marines », L’Harmattan, Paris (1995).
[8] David
INGRAM, « Green screen. Environmentalism and Hollywood cinema »,
University of Exeter Press (2015), p.13. Voir aussi Sean CUBITT et al., Derek
BOUSE, Pat BRERETON, Scott McDONALD, etc.
[9] Yves Le
Prieur et Georges Comeinhes inventent le scaphandre autonome, Jacques-Yves
Cousteau et Emile Gagnan le perfectionnent et en permettent la diffusion à
grande échelle.
[10] Voir
par exemple, Francis VANOYE : « Récit écrit, récit filmique »,
Armand Colin (2005).
[11] Je ne
prétends à aucune originalité ici, cette thématique étant déjà largement traitée
par les auteurs anglo-saxons. On peut citer, entre autres : « Ecocinema
theory and practice », dirigé par Stephen Rust, Salma Monani et Sean
Cubitt (Routledge, 2013).
mardi 15 mai 2018
A propos du Monde du Silence, Palme d’Or à Cannes en 1956
Le
Monde du Silence est, bien entendu, le film qui a fait
la réputation de Jacques-Yves Cousteau et de son équipe. Il a aussi lancé la
carrière de Louis Malle, qui avait à l’époque quitté l’IDHEC pour se joindre à
l’équipage de la Calypso.
Au-delà de la
critique élogieuse ou de l’indignation, on peut s’interroger sur ce que
représente ce film au regard d’une possible historiographie de l’image
sous-marine. Il faut donc :
1. Le situer dans son époque
2.
S’intéresser à ce qu’il montre et à la
manière dont il le montre
3. Evaluer ce qu’il a pu représenter pour
l’exploration sous-marine et, d’une manière plus générale, pour la relation des
humains avec l’environnement marin
Il
est utile, tout d’abord, de donner des indications concernant la production et
les spécifications techniques les plus courantes (renseignements
recueillis sur IMDB et dans le livre de Franck Machu[1]) :
-
Du point de vue de la production :
le film a été produit par la Société de production de Cousteau, à
l’époque : Les Requins Associés. Sont venues s’y ajouter les Sociétés
Filmad et Titanus, ainsi que le Poste Parisien pour le mixage audio.
-
Il a été entièrement tourné en mer,
principalement : Mer Rouge, Méditerranée, Golfe Persique, Océan Indien
-
Le film a été coréalisé par Jacques-Yves
Cousteau et Louis Malle et écrit par JYC
-
On voit y apparaitre et jouer leur rôle
pratiquement tous les membres de l’équipage de la Calypso
-
Le producteur exécutif est Maurice Ichac
-
La musique a été composée par Yves
Baudrier
-
L’image est signée par Philippe Agostini
(pour les scènes sous-marines) et Louis Malle
-
Le montage a été l’œuvre de Georges
Alépée
-
Effets spéciaux par Robert Noël
-
Lumière et équipements mis en œuvre par
Edmond Séchan et Cousteau
-
Chef d’orchestre : Serge Baudo
-
La première projection publique a eu
lieu au Festival de Cannes, le 26 mai 1956
Pour
la technique proprement dite :
-
On retiendra que le film a été tourné
avec des caméras Eyemo 35mm Bell & Howell, modifiées et intégrées dans des
caissons PVC munis d’un hublot frontal
-
La pellicule couleur utilisée est de l’Eastmancolor
16 ASA et, malgré la très grande ouverture permise par les optiques Cooke, il
faudra souvent un ajout de lumière artificielle (qui servira aussi à corriger
la dominante bleue des fonds marins)
-
On utilise aussi des scooters
sous-marins, Laban en ayant modifié un pour l’équiper d’un hublot sur le nez,
ce qui lui permettait de recevoir une caméra embarquée.
-
La durée finale du film est de 86
minutes (1 heure 26)
-
Le format du négatif est le 35mm pour un
rapport image de 1.37 : 1
-
Longeur totale de pellicule
imprimée : 2270 mètres
-
Le laboratoire qui a effectué le
traitement : GTC à Joinville
1. L’époque : les années 1950 sont
cette époque de l’après-guerre qui voit s’installer dans le monde occidental le
rapport hédoniste aux vacances, à la mer et, pour certains, à l’exploration de
nouvelles contrées et de nouveaux modes de vie. Selon Jean Griffet,
« l’observation du nombre de récits d’aventures et de chasse sous-marines
publiés fait apparaitre une densité maximale entre 1946 et 1960… Les
aventuriers partent donc avec des rêves. Ils quittent aussi le port avec des
projets : explorer des îles, le fond de la mer, traverser les océans à la
voile. »[2]
En
réalité, c’est depuis le début du siècle que le rapport à la mer se transforme.
Jacques-Yves
Cousteau et Frédéric Dumas montrent dans leur livre, Le Monde du Silence (1953), ce que pourrait être le style de vie et
le rapport à la nature qu’ils s’attacheront à représenter, avec l’équipe de la
Calypso, dans le film éponyme.
Il
faut aussi situer le film par rapport aux contraintes économiques que connait
sa production : campagne de prospection pétrolière pour BP puis, en 1954,
signature d’une convention de financement avec l’Education Nationale et le
CNRS.
Le
tournage commence donc en 1954, en Mer Rouge…
2.
Le film
On
doit noter certains apports du film, tant sur le plan technologique que sur
celui de l’inventivité cinématographique :
-
Le scaphandre autonome, le scooter
sous-marin ou la cage à requins
-
Des caméras sous-marines dans des
caissons imperméables conçues par l’ingénieur chimiste André Laban, tandis que
le professeur Harold Edgerton met au point un appareil de prises de vue
automatique[3].
-
D’autre part, il s’agit d’un film qui
montre surtout une aventure humaine : des explorateurs audacieux, des
hommes au travail. Les cinéastes (Cousteau et Malle) n’hésitent pas à se filmer
eux-mêmes et à présenter leur matériel de prise de vues. André Bazin le
reconnait dans cette double articulation (film et hors film) : « Il
est parfaitement permis de reconstituer la découverte d’une épave… Tout au plus
peut-on exiger du cinéaste qu’il ne cherche pas à cacher le procédé. Mais on ne
saurait le reprocher à Cousteau et Malle qui, plusieurs fois au cours du film,
présentent le matériel et se filment eux-mêmes en train de filmer. »[4]
-
La séquence d’ouverture elle-même
tranche d’ailleurs avec toute la production documentaire de l’époque. Sans
musique ni commentaires, avec seulement le bruit de l’expiration des plongeurs,
elle nous fait découvrir « l’homme poisson » de Jean Painlevé ou le
« surhomme aquatique » d’André Bazin : les plongeurs, torche[5] à
la main, descendent au fond de l’abîme, dans lequel on a l’impression qu’ils
vont se perdre et disparaitre, un nuage de bulles envahit l’écran puis
successivement, en même temps que le début de la musique, apparaissent :
le titre du film, les réalisateurs, l’équipe technique… La musique disparait et
on retrouve les plongeurs au fond, en train de filmer. Commentaire :
« A 50 mètres de la surface, des hommes tournent un film… Munis de
scaphandres autonomes, ils sont délivrés de la pesanteur. Ils évoluent
librement. Etc. » On remarque la mise en abyme.
-
D’autres séquences accentuent le
caractère didactique du film : rencontre avec des pêcheurs grecs, ce qui
est l’occasion de mettre en avant la supériorité du scaphandre autonome par
rapport à l’antique scaphandre à casque et tuyau raccordé à la surface.
Explication concernant la « maladie des caissons » et les accidents
de décompression. On assiste ainsi à la reconstitution (un brin humoristique)
d’un accident de décompression et au traitement du scaphandrier souffrant dans
un caisson de décompression.
-
Viennent ensuite des séquences plus
controversées : récupération des coraux à la dynamite, causant un
véritable carnage parmi les poissons, sur fond de musique aux accents
triomphants, et pour toute explication (en off) : « c’est la seule
méthode qui permette de faire le recensement de toutes les espèces
vivantes ». En l’occurrence elles ne le sont plus tellement.
-
Séquence particulièrement
pénible (vers le milieu du film) : l’agonie du petit cachalot, heurté
par la Calypso, dont les flancs déchirés par l’hélice du navire laissent
échapper un flot de sang. L’animal est achevé par Falco et Dumas. Les requins
arrivent. Le commentaire de Cousteau est ici édifiant : « Pour nous
plongeurs, les requins c’est l’ennemi mortel ». Puis description de la
curée des requins, filmée par Dumas, qui se trouve dans une cage immergée.
Commentaire : « Tous les marins du monde détestent les requins… Les
plongeurs eux sont déchainés. Rien ne peut retenir une haine ancestrale. Chacun
cherche une arme, n’importe quoi, pour cogner, crocher, hisser… ». Après
la mort et la curée autour du cadavre du petit cachalot, on assiste donc au
massacre des requins qui sont harponnés par l’équipage, puis hissés à bord pour
être achevés à coups de hache ou de marteau.
Ces séquences seront-elles aussi très
critiquées, surtout depuis l’extension du discours « préservationniste »
aux médias télévisuels – c’est-à-dire,
depuis le milieu des années 1975 environ –
et on voit bien que des questions telles que celles relatives à la
protection des environnements marins et de la biodiversité ont marqué, depuis, le
discours général concernant les représentations de la nature[6].
On comprend bien qu’il ne serait plus possible aujourd’hui de tourner un film
qui montrerait, de manière aussi crue, l’extermination de groupes entiers
d’animaux marins…
3. Que
représente ce film pour l’historiographie des débuts du cinéma
subaquatique ?
On retiendra tout d’abord que, dans Le Monde du Silence on voit représentée,
dans un long métrage, la mise en œuvre d’équipements spécifiques permettant la
plongée en eaux profondes : le scaphandre autonome Cousteau-Gagnan, le
scooter des mers et même la cage à requins qui connait là ses premières
utilisations. Mais ce film permet aussi d’innover en matière de techniques
cinématographiques, on l’a vu plus haut. Toutes ces questions relèvent
davantage de l’histoire des techniques.
Il reste que Le Monde du Silence est avant tout un défi humain, comme le note
très justement Florent Barrère, mais qu’il est aussi le résultat d’une
construction scénaristique, dans laquelle composition et montage jouent
pleinement leur rôle. Ainsi lors de la découverte de l’épave d’un cargo coulé,
dont la soi-disant exploration par un plongeur supposait en fait non seulement
la présence de plusieurs caméras, mais un véritable découpage comme en
studio : « Cette séquence est visiblement agencée, jusque dans la
classique attente spectatorielle.
Ainsi, avant que l’épave ne soit découverte (un cargo anglais coulé en
1942 dans le canal de Suez), aucune étape ne nous sera épargnée : localisation
de l’épave par écho sonar, puis par la chambre d’étrave ; raccord regard de
Frédéric Dumas sur l’épave, par le hublot de la Calypso ; et enfin mise
à l’eau de toute l’équipe de plongée ! Un ensemble de rivets scénaristiques
nous rappelle à l’ordre : nous n’assistons pas à la découverte d’une épave,
mais à sa mise en scène… Ainsi, le plongeur solitaire du Monde du silence
ne se retrouve jamais face au bloc réel de l’épave, mais se faufile à travers
les indices narratifs de sa présence : la puissante ancre rouillée ; la
longue chaîne enfouie dans le sable ; la proue sombre du navire à contourner de
quelques coups de palme ; et enfin la vieille cloche qu’il faut détartrer au
couteau de sa moisissure marine. »[7]
Il serait donc réducteur de considérer les productions
sous-marines (et marines) de Cousteau et de quelques autres
« pionniers » comme le résultat d’un travail de documentation
effectué par des équipes qui seraient avant tout constituées par des plongeurs,
des techniciens ou même des scientifiques et qui ne seraient qu’accessoirement
des cinéastes.
Le Monde du
Silence indique en fait clairement l’émergence d’un genre cinématographique, qui
existe déjà dans les faits, mais qui acquiert là une pleine reconnaissance de
la part du public, surement, mais aussi de la part des professionnels du
cinéma.
[1] Franck Machu, Un
cinéaste nommé Cousteau: une œuvre dans le siècle (Monaco, Monaco: Éd. du
Rocher, 2011).
[2] Jean Griffet, Aventures marines. Images et pratiques,
p. 56, L’Harmattan, Paris, 1995.
[3] Harold E.
Edgerton, Photographing the Sea’s Dark
Underworld, National Geographic Magazine, vol. 107, n°4, avril 1955,
p.523-537
[4] André Bazin, Le Monde du Silence, in France
Observateur, p.38, Mars 1956.
[5] Ce sont des
torches pyrotechniques incandescentes
[6] Il y a, en
particulier, l’émergence de nouveaux champs d’investigation dans l’analyse du
film, qui mettent en avant les relations entre cinéma et écologie ou encore les
représentations des animaux à l’écran. Voir, par exemple : Ecocinema Theory and Practice, dirigé
par Stephen Rust, Salma Monani et Sean Cubitt (AFI/Routledge, 2013).
[7]
Florent Barrère, « Éclipses – Revue de
Cinéma : Revoir Le Monde du
silence / Océans : Caméra abyssale », consulté le 12 mai 2018,
http://www.revue-eclipses.com/le-monde-du-silence-oceans/revoir/camera-abyssale-71.html.
Florent Barrère
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